Les deux pieds gauches
Regarder un match de foot dans un café est certainement plus amusant quand on ne s’intéresse pas au match. Dès lors, peu importe d’être mal placé, ce qui évite de participer à la lutte des chaises, une sorte de lutte des classes dont la violence est multipliée par sa brièveté.
Relégué vers le fond et la porte, je profite autant que les autres des péripéties du match, à condition de savoir traduire les décibels en gestes convenus. Si les “ouah” semblent être le seul mot du vocabulaire collectif, “ouéh” étant une variante dialectale, ils prennent vite une valeur musicale dans la mesure où leur intensité, leur durée et leur mélodie sont à la mesure du geste commenté. Les “oh non!” ou “putain!” consécutifs restent facultatifs.
La suite dépend des voisins du jour, et aujourd’hui je les connais tous, ce qui redouble l’effet de connivence propre à tout public du football. Avec X et Y, nous partageons en plus un sentiment de trahison, le mot n’est pas trop fort, car nous avons, à l’occasion de ce match, changé de Momo. Tout le monde dans le quartier me comprendra, les deux cafés de la place étant tenus l’un par Maurice, l’autre par Mohamed, très copains dans la vie extra-sportive, mais séparés des jours comme aujourd’hui par la ligne Maginot et par la disposition d’un grand écran. Et même si le bock panaché de Momo-hamed prend cinquante centimes à cette occasion, les auditeurs de Grosses têtes chez Maumo-rice changent de camp.
— Tu paries sur qui? me demande Raymond qui m’a gardé une place. Il porte une écharpe tricolore.
Ma réponse disparaît dans le brouhaha, avec le début du match. Moi-même je ne l’entends pas.
— Moi je te dis 3-1, Borniol joue pas, décrète Raymond.
Avec le vin, le sexe, l’orthographe et la conduite automobile, le foot est un des lieux du savoir indiscutable du Français. Un sujet sur lequel il convient de ne pas mettre en doute les connaissances de son interlocuteur, même très proche. Même en admettant sa propre incompétence. Il n’est pas grave de dire qu’on ne connaît rien en vin, mais il ne faut pas s’étonner alors d’une très insensible mise à l’écart pendant le reste du repas.
— Tu rêves, eux ils ont Smith!
Je sors un nom que vient de prononcer mon voisin de gauche.
J’ajoute, avec le ton autoritaire qui convient.
— T’as vu ce qu’il a mis à Naples la semaine dernière?
— Ils font une saison de merde Naples, ça veut rien dire.
Suivi d’un “Pff” autoritaire et du geste de la main statutaire.
— Tu parles, il a deux pieds gauches.
Un samedi après-midi, plutôt froid, aucun d’entre nous n’a rien de mieux à faire, mais les visages sont tendus, les remarques sèches, on est là pour s’amuser mais certainement pas pour se marrer. On n’a en effet rien de mieux à faire. Momo-hamed se glisse entre les tables, s’autorisant de sa fonction pour les bousculer et arracher des commandes. Ceux dont il a capté le regard baissent vite les yeux pour demander un café, le minimum requis. Les habitués, loin de profiter de leur statut, se sentent tenus de passer au bock ou au demi, que de toute façon le patron leur apporte d’autorité.
Le match ne fait que commencer, la salle n’est pas encore très bruyante, il n’y a guère à commenter. On en est encore au stade des pronostics. Les jugements, les condamnations, les damnations, les éloges ne vont pas tarder, vite dévorés par les justifications et les confirmations. On peut encore s’égayer, dans des limites convenables.
— T’as vu Allemagne-Argentine?
Comme si un fouteux avait la possibilité sociale, physique, légale et morale de ne pas avoir le match!
— Qu’est-ce qu’ils leur ont mis !
— Un peu mon neveu!
— C’était du tout cuit!
— Et pourquoi ça je te prie?
— À cause du Pape.
— ?...
— Ouais, du Pape.
— Du Pape?
— Ben oui, réfléchis, c’était la revanche.”
Ma tête doit appeler des précisions, car il ajoute.
— Ben oui. Un pape argentin a viré un pape allemand, alors l’équipe allemande a enfoncé l’équipe d’Argentine! C’était tout vu.
— T’es con!
Il hausse les épaules comme devant un grand malade.
Et tout le monde se met à commenter autour de nous, parce qu’il ne se passe vraiment pas grand-chose sur l’écran. Devons-nous nous préparer à ce qui devrait faire du foot un des sports les moins populaires, à savoir un résultat 0-0? Mais voilà, le foot a pour lui d’être joué partout et surtout de pouvoir se jouer partout, n’importe quand et avec n’importe qui. Même sans ballon, avec un caillou. Cyclisme, tennis, hockey, volley, impossible.
*
En ce temps-là, en la quasi absence de postes de télévision, de toute façon en noir et blanc ce qui rendait souvent les équipes difficiles à distinguer, le foot se jouait avant tout dans les cours de récré. Il y régnait une hiérarchie à peu près inverse de celle de la classe, celle des forts en thème, et le binoclard que j’étais était irrémédiablement assigné au poste complètement dépourvu de capital symbolique d’arrière gauche. Autrement dit à une sorte d’exil sur le terrain lui-même, sur les Marches de l’Est, redoublé par la marque du handicap, gaucher du pied et porteur de lunettes, prothèses par essence étrangères à la pratique du sport. Dès cette époque, la loi d’airain du capitalisme frappait nos matches qui n’hésitaient pas à s’offrir des scores de 35 à 22, et le maître du terrain, quelles qu’aient été ses capacités footballistiques, était le propriétaire du ballon, même s’il était roux avec un nom imprononçable. Dans le rôle des cadres proches de la direction et ennemis de classe, ou des preux de Charlemagne, ceux qui portaient de véritables godasses de sport, parce qu’ils jouaient aussi en club ou étrennaient leur cadeau de Noël. Des sortes de demi-dieux, à qui il valait mieux s’empresser de passer le ballon et qui ne le renvoyaient jamais. Se croire autorisé à des initiatives, c’était vite se voir renvoyé sur la touche.
Mais on jouait. Pouvait-on d’ailleurs ne pas jouer? Le seul sport concurrent était alors le vélo, incapable d’occuper le terrain scolaire et encore stigmatisé par son usage en tant que moyen de transport prolétarien, confirmé par toute photo illustrant la vie ouvrière, à savoir la sortie des usines Renault. Le vélo utilitaire n’était pas adapté à l’inutilité du geste, seule garantie de sa beauté morale. Il n’égalait le foot que dans le discours, et encore, au moment du tour de France. Dans tous les cas, de toute façon, nous savions tout, et en particulier ce que notre père avait dit la veille au soir en écoutant la radio.
Chacun sait que quand un Français fait un bon repas, il parle de cuisine. Il parle de cuisine, parce qu’il sait, surtout les hommes. Ceci n’est pas à remettre en cause. Il faut à l’imaginaire social des plages de certitude absolue. Nous, nous savions tout du foot, des équipes, des joueurs, des maillots, c’est-à-dire rien du fric, du dopage encore appelé doping, des achats de joueurs pas encore appelés transferts. Notre savoir était rumeur, répétition inlassable des incontestables informations véhiculées dans les cours de récréation par “ceux qui savaient”.
*
— Putain! Il va le mettre!
Comme s’il sonnait la charge, le cri de Raymond provoqua un lever immédiat de séants, interdisant en même temps à l’image de confirmer l’affirmation. Le “Wouah!” consécutif s’en chargea. Le café gronda de mille commentaires, que celui de Raymond vint résumer:
— Je te l’avais dit!
— J’ai rien vu.
— Alors, il a toujours deux pieds gauches?
— Sinon avec quoi il aurait marqué?
— Pff, tékon!
L’agitation qui suit un but, surtout de son camp, est toujours longue à retomber. Il n’y a qu’un pénalty, surtout contre “nous” pour dégager autant d’énergie. C’était pourtant notre meilleur joueur, avant-centre, qui marquait à tous les matches et qui venait de vaincre une équipe dont on pouvait raisonnablement se demander si elle connaissait les règles, si elle était intégralement vendue ou si elle jouait à cinq.
Le foot est un sport totalement prévisible qui mime l’insupportable incertitude de l’existence. D’où sa durée limitée: aucun muscle cardiaque ne pourrait tenir plus de 90 minutes. Prévisible parce que surcodé. C’est pour cela qu’il faut effacer la tension après les matches. Il ne faut pas prendre au sérieux ce jeu qui est plus important qu’une question de vie ou de mort, disent-ils. N’empêche, toute victoire est une confirmation, toute défaite une injustice. Aux chiottes l’arbitre. À y bien réfléchir pourtant (le temps d’essuyer le bock que mon voisin vient de renverser sur mon pantalon), le football est un sport français, ou qui convient bien aux Français. Eux, qui sont agités en permanence entre la Grandeur et la Décadence, ils ont deux discours tout prêts pour la Défaite et pour la Victoire. Toutes les deux sont programmés pour un pays avec une telle histoire et où en même temps tout fout le camp. Aucun peuple ne dit autant de mal de lui-même que lui, à condition que ce soit lui qui le dise.
*
La cour de récréation de notre temps était une cour, au sens noble, avec ses hiérarchies. L’être d’essence évidemment surhumaine qui y régnait était le goal volant. Celui qui était donc à la fois goal et joueur de champ. Pour ceux d’entre nous qui avaient la chance de pouvoir jouer remplaçant, c’est-à-dire de ne pas jouer, cette catégorie était notre première leçon de lutte des classes, voir même un moyen exceptionnel de découvrir le moment même où les classes étaient apparues, celui où quelqu’un s’était servi de deux parts au détriment de son voisin. Les muscles avaient dû jouer un rôle, mais personne ne trouvait à redire au fait que le goal volant soit aussi le propriétaire du ballon. Sauf lorsqu’il ne jouait pas, car empêché par quelque glorieuse blessure reçue au front devant l’ennemi, sur un vrai terrain avec son club le dimanche. Il fallait néanmoins qu’elle soit bien visible. Dès lors, nul ne lui contestait plus le droit de porter quelques minutes le nom de son joueur favori, jusqu’à ce que la sonnerie ne nous rappelle à la dure loi de la classe de mathématiques.
*
Eric Satie se demandait pourquoi dans les théâtres d’opéra on laissait entrer les spectateurs des trois premiers rangs avec un instrument de musique. C’était de l’humour, incidemment une très belle définition du code, mais faut-il demander pour les spectateurs le droit de pénétrer sur le terrain avec un ballon?
On ne va donc assister à un match dans un café qu’à son propre détriment, pour voir confirmer son exclusion du corps social, à rebours même de l’évolution sociale, puisque les femmes vont en sens inverse. “Il y a une femme à l’Académie!” s’étonnait un académicien dessiné par Wolinski. Son voisin répondait “Elle en peut pas attendre la fin pour faire le ménage?”
Justement, X:
— T’as vu ce qu’il y a comme femmes?
— Elle ont même le costume.
Je lui montre un trio tout proche, chacun avec une perruque bouclée, l’une bleue, l’une blanche, l’une rouge. Même dans l’ordre.
— Moi, je sais pourquoi elles viennent au foot maintenant.”
— Parce que les joueurs sont mignons?
— Non. Pourquoi elles jouent aussi au foot maintenant.
— Donc?
— Parce qu’on leur promet des rencontres, des parties, des passes…
— Ah oui, des touches aussi, des feintes…
La fille bouclée bleue se retourne avec une mine faussement fâchée.
— Qu’est-ce qu’on est cons!
— Dis, j’ai entendu deux femmes journalistes dirent que les gens ne veulent plus de potiches. Ils veulent des femmes qui s’y connaissent.
— Tu crois que c’est nous, les gens?
— Faut croire. En tout cas, tout ça c’est qu’une histoire de fric. T’as vu comme ils jouent mal? Ils sont trop payés, c’est tout.
— Tu penses qu’ils devraient être payés aux résultats?
— Bien sûr.
— Et toi, tu voudrais être payé aux résultats dans ton bureau?
— C’est pas pareil, je gagne des clopinettes en comparaison. Oh merde!
— Quoi?
— Ils nous en ont mis un.
— Je commence à comprendre pourquoi on appelle ça un match nul.
Je connais son discours, il n’est pas le seul. La vieille opposition jeu/compétition a été remplacée par le vrai foot des amateurs/le foot du fric et des magouilles, qui ouvre sur deux belles variations sur l’increvable nature humaine: l’esprit de compétition/l’argent qui salit tout. Autrement dit, le foot est un sport auquel le monde entier joue, mais à la fin c’est la Suisse qui gagne.
*
La deuxième mi-temps est d’un ennui justement qualifié de mortel. L’ambiance café n’est plus qu’un lointain souvenir, et certains des moins motivés commencent même à sortir. Moi aussi. Raymond cherche à peine à me retenir, surtout parce qu’il n’aura plus personne à qui parler. La perruque bleue me décroche un grand sourire.
Alors Raymond :
— Tu crois que c’est une vraie bleue?