Le Souffle des ancêtres
J’ai plié la langue française à mon vouloir-dire.
Aimé Césaire
Petite, dans un village reculé de la brousse africaine, je découvrais, à l’instar de mes camarades africains l’histoire de la Gaule et des Gaulois. Une histoire qui nous était contée, non sans fierté, par les maîtres et maîtresses et dont ils nous abreuvaient généreusement tandis que sur des bancs en bois qui avaient accueilli tant d’écoliers avant nous — des générations d’écoliers qui avaient sans aucun doute ingurgité et mémorisé ce foisonnement de Gaulois —, nous nous interdisions de remuer en dépit de nos membres ankylosés, sous peine de réprimandes.
Histoire glorieuse de la France. Histoire de valeureux Gaulois.
Histoire qui venait se mêler à l’autre histoire, celle de l’Afrique, de Samory et de la reine Pokou que nous attendions avec ferveur le soir venu, sous le baobab.
Envoûtés par la voix du Griot, nous nous nourrissions de mythes et de légendes, à en faire pâlir de jalousie tous les Gaulois réunis.
Jalousie mal placée? Absurdité d’une volonté politique s’attachant non seulement à cueillir les fruits économiques si juteux parvenus à maturation sous le soleil de la colonisation, mais à vouloir également effacer la culture, l’histoire d’un peuple et jusque sa langue pour imposer la sienne?
À l’heure où le destin de la francophonie est plus que jamais un sujet d’actualité, il serait intéressant de s’y pencher et de tenter de remettre sur le tapis des interrogations légitimes.
L’on entend souvent parler de francophonie et le jeu médiatique repose généralement sur des clichés, loin du véritable visage de la francophonie; jeu qui s’acharne parfois à ne mettre en avant qu’un ultime vestige d’une histoire coloniale, au détriment de l’histoire de ces peuples dont l’existence est pourtant indéniable et dont la richesse de la culture pourrait faire pâlir d’envie tous les descendants des Gaulois.
Il ne serait pas vain, à juste titre, de rappeler qu’il n’y a pas une francophonie mais des francophonies. De la même manière qu’il n’y a pas une Afrique mais des Afriques. Et que, limiter l’espace francophone à un espace dans lequel les différents peuples ont en partage la langue française serait une entreprise réductrice et même une annihilation de l’Histoire. Des Histoires propres à chaque peuple.
Être francophone, ce n’est pas être capable de s’exprimer dans la langue de Molière. Ce n’est pas se limiter à s’exprimer dans une seule et unique langue commune. C’est plutôt, et l’Histoire est là pour nous le rappeler, à commencer par l’histoire de la littérature, s’approprier la langue française, l’irriguer de sa propre histoire, la nourrir de sa propre culture, la colorer de ses propres images et la rythmer de ses propres inflexions. Quitte à modifier, à créer une langue française “autre” que celle de Molière. Quitte à la ré-inventer. À la révolutionner. Et même à l’utiliser comme un outil de lutte contre la colonisation elle-même. N’est-ce pas la raison première pour laquelle Kateb Yacine avait choisi le français comme langue d’expression, tel un “butin de guerre”?
Serait-il dès lors inapproprié, à l’heure où la France se prépare à accueillir le sommet de la francophonie, d’affirmer que la langue française n’est pas l’apanage des seuls Français et qu’elle a même fini par leur échapper totalement?
Serait-il “mal vu” de faire le constat navrant de l’état actuel de la langue française en France quand, à l’opposé, cette même langue brille de mille feux et rayonne à l’étranger dans les pays “francophones”?
Serait-il politiquement incorrect d’affirmer que, si la langue française, véhicule de l’esprit des Lumières dans toute sa richesse et dans toute sa beauté, perdure, c’est non pas grâce à “nos ancêtres les Gaulois” mais grâce à l’attachement à cette langue de certains peuples nullement descendants de Gaule à cette langue et à leur volonté de la respecter?
Serait-ce un hasard de l’histoire si un Amin Maalouf, franco-libanais, occupe les plus hautes fonctions à l’Académie française? Ou serait-ce plutôt parce que le français n’est plus la propriété exclusive du peuple français descendant des Gaulois?
Sans doute qu’il ne l’a jamais été. Hormis dans l’imaginaire collectif.
La réalité est autre et demeure très éloignée de l’imaginaire.
La réalité, c’est que c’est un Africain, Mohamed Mbougar Sarr qui, à travers un roman primé par un Goncourt s’en est venu nous offrir à foison une langue des plus françaises, remettant pour notre plus grand bonheur, à jour, un vocabulaire que les Français eux-mêmes avaient oublié.
Comment ne pas y songer quand on a comme moi été nourrie par un terreau des plus africains, dès la naissance, au point de ne jamais trouver la réponse à une question qui m’est souvent posée:
“êtes-vous française ou francophone”?
Où trouver la réponse?
Me serait-il utile au fond de trouver la réponse? Doit-on nécessairement rentrer dans une case? Saperlipopette!
Ce mot, la case. C’est un mot français qui a sa place dans le dictionnaire. Un mot français et pourtant si africain…
Africain, Albert Camus l’est aussi d’une certaine manière, lui qui disait:
“oui, j’ai une patrie: la langue française.”[1]
Connaissant Camus, cette patrie qu’est la langue française ne peut être autre qu’une patrie complexe, diverse et diversifiée, multiculturelle, riche de toutes ces multiplicités que véhicule la langue française qui en devient à son tour multiple. Et démultipliée.
N’est-ce pas d’ailleurs cette multiplicité qui permet à cette langue de poursuivre son existence par-delà les continents et les frontières, par-delà les espaces de la francophonie, tel un pied de nez gigantesque à l’ensemble de ses envieux détracteurs?
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[1] Carnets II