top of page

Le silence des corps

Seul, si seul, et triste, si triste. Triste et seul dans le petit appartement silencieux. Resté tard au bureau, pour tromper la solitude. À la maison, pas de musique, pour tromper la tristesse. Incapable d’égrener les gestes habituels du soir, allumer la radio, éplucher les légumes, mettre le riz à cuire, trier les factures et s’installer avec le repas sur le petit canapé devant un film ou avec un livre ou la presse en ligne. Quand on manque de courage, on reste tard au travail à s’inventer des tâches inutiles, on passe au kebab s’acheter une assiette kefta, frites, blé et sauce blanche à emporter, et on mange à la cuisine en essayant de faire le moins de bruit possible. Incapable d’égrener les gestes du soir sans le tintement du téléphone, cette horloge au rythme irrégulier, toujours surprenant, joyeux: le petit son sec, aigu, aigrelet, de ses messages.

On a passé une semaine à se voir et à s’écrire jusqu’à lundi dernier. J’avais mis le réveil à 6 h 10 parce qu’elle avait un rendez-vous tôt le matin à son travail et elle devait repasser chez elle prendre une douche et se changer. On a descendu la rue jusqu’à l’angle pour prendre un café au comptoir. En sortant, au moment de se dire au revoir, un au revoir déchirant et joyeux, qui donne envie de pleurer et de courir de joie à la fois, elle a plongé ses yeux dans les miens et m’a dit: “Qu’est-ce qui te plaît le plus chez moi?”

Je l’ai rencontrée il y a deux semaines, lundi, à un concert dans la cour de l’immeuble voisin. Après le concert, au carrefour où nos chemins se séparaient, je l’ai embrassée sur la joue. Elle m’a regardé du coin des yeux, presque sans tourner la tête, avec un sourire inachevé qui exprimait autant la méfiance que l’étonnement. Je n’ai rien dit. Je me demandais si elle attendait de moi des mots, mais je n’ai rien dit. J’ai avancé ma main vers la sienne. J’ai touché ses doigts, nos doigts se sont refermés les uns sur les autres. Elle a tourné son visage vers le mien et m’a regardé. Je voyais bien qu’elle attendait de moi des mots. J’ai appuyé mes doigts sur les siens. Elle me regardait avec curiosité. Très vite, elle a posé ses lèvres sur les miennes, a fait volte-face et s’est éloignée sans plus se retourner.

On s’est revus le lendemain, mardi, puis chaque jour de la semaine jusqu’au lundi suivant. La nuit, on faisait l’amour sans presque rien se dire. Quand elle s’endormait, je regardais ses pieds, ses hanches, son dos, ses seins, ses épaules, sa bouche, ses cheveux. Le jour et le soir, elle m’envoyait de nombreux SMS auxquels je ne répondais que par oui ou par non, mais que j’aimais lire. Ce n’est pas ce qu’ils me racontaient qui me plaisait, mais le fait qu’ils ne pouvaient venir que d’elle.

Sur le trottoir, devant le café, elle m’a demandé: “Qu’est-ce qui te plaît le plus chez moi?” J’ai répondu: “tes nichons”. Je ne sais pas mentir. Je sentais bien que j’aurais dû dire quelque chose de convenu sur son caractère, son enthousiasme ou son intelligence. J’espérais peut-être qu’elle serait fière et flattée, que les six nuits passées ensemble nous avaient assez rapprochés pour qu’elle reconnaisse dans ma réponse l’intimité que nous avions tissée en si peu de temps. Elle a fait la moue, m’a dit “allez, je te parle sérieusement”. J’ai répondu que j’étais sérieux, qu’elle avait les nichons les plus beaux du monde, que j’étais tombé amoureux d’elle à cause de ses nichons. Oui, amoureux, le grand amour des grands poètes, pour de vrai, mais sans mots pour le dire. Je pensais tout bas que mes mots à moi, c’étaient mes mains, mes lèvres et mes dents, et qu’elle semblait pourtant bien les aimer, mes mots, la nuit. J’étais déçu qu’elle ait besoin d’autres mots que ceux-là, silencieux, qui disaient tout ce que j’avais à lui dire. Elle a dit “J’ai pas le temps, je file”, et dans l’heure, j’ai reçu son tout dernier SMS: “Retour sur terre un peu rapide, tant pis pour moi, j’aurais dû me méfier”, avant de me retrouver seul dans le silence énorme de ma tête.

Ding.

Ding.

Un message. Pointe d’espoir, le cœur accélère.

Non. Ce n’est pas elle, c’est Alex, le vieux copain féru d’informatique qui me parle de sa dernière trouvaille.

— T’as vu la nouvelle IA?

— IA? C’est quoi?

— Intelligence artificielle, banane!

— Ça sert à quoi?

— Ben, à écrire. Tu lui demandes ce que tu veux, elle te l’écrit. Elle complète les débuts de textes, elle invente. Passe au café prendre une bière, je te montrerai. Tu verras, c’est incroyable.

Je le rejoins au café. Il me montre. Longtemps, il me raconte en détail tout ce que les IA savent faire. Nous buvons quelques bières puis je rentre chez moi, songeur. Petit à petit, je commence à entrevoir où tout cela va nous mener. Je vois ma tristesse et ma solitude s’accroître. Je vois s’étendre un monde où je n’ai pas de place. Et dans l’ombre de ce monde, j’aperçois une issue, je vois la délivrance.


C’est par cette vision que me fut révélée la prophétie du silence des corps.


PROPHÉTIE


Sœurs, écoutez, et vous, frères, prêtez l’oreille, car voici les dernières paroles humaines! Écoutez ces mots, vous qui lisez les textes des machines! Écoutez les derniers mots sortis d’une bouche!

Vous vous émerveillez de la syntaxe produite par les machines. Vous admirez les connaissances qu’elles étalent. Vous êtes stupéfiés par l’à-propos de leurs énoncés. Les machines écrivent mieux que vous. Elles en savent plus long que vous. Elles vous écoutent et vous répondent. Comprennent-elles? Qui écoute? Qui comprend?

Ont-elles une âme? Voilà la question que vous vous posez, mais voyez les ingénieurs à leur ouvrage, comme ils règlent et ajustent les mécanismes et déjà, vous vous étonnez des rapprochements osés qui ça et là surgissent dans le discours des machines. Leurs mots vous surprennent, vous émeuvent parfois, vous troublent de plus en plus. Ils sont si fragiles et si beaux que vous les répétez et les faites vôtres. Ont-elles une âme? Il arrivera un jour où vous n’en douterez plus.

Ce jour-là commencera le règne de l’esprit. Partout, mots et phrases seront plus justes. Les propos que vous échangerez, aussi insignifiants soient-ils, révéleront une âme insoupçonnée. Les amoureux parleront un langage vrai. Voyez ce couple. Regardez-les, écoutez-les vous aussi. Ce jeune homme et cette jeune fille se disent de belles paroles, les mots qu’ils prononcent les font frémir au plus profond d’eux-mêmes, éveillent des sentiments nouveaux qui enflent et s’épandent dans leur corps. Voici qu’ils s’embrassent, voici qu’ils se respirent au bord des lèvres l’âme, une âme à 65 euros l’abonnement mensuel, une âme que leur souffle la machine dans l’oreillette qu’ils portent tous deux à l’oreille.

Les plus beaux amours seront inspirés par la machine. Les plus belles âmes iront aux acquéreurs de la nouvelle version du logiciel. Malheur aux bourses vides qui n’auront pu acheter la dernière mise à jour, car ils seront privés de grandeur d’âme! Dans la lumière éclatante des nouveaux discours, leur esprit paraîtra moins élevé, leur éloquence désuète, leurs métaphores déjà communes.

Mais voici que les ingénieurs redoubleront d’activité. Avec zèle et patience, ils redessineront, affûteront, poliront chaque pièce des machines l’une après l’autre. Ils accompliront des tâches infimes, mais innombrables qui rendront la production d’âmes chaque jour plus abondante et qui feront baisser les coûts. Et voici qu’avec la baisse des coûts, les âmes deviendront bon marché, de moins en moins chères, elles se vendront à tout venant et leur prix baissera, jusqu’à ce qu’elles soient offertes en cadeau pour l’achat d’un abonnement à une chaîne de sport, et ce sera la grande démocratisation des âmes. Qui veut une âme? Âmes à vendre! Âmes en solde! Âmes en gros! Âmes low cost! Belle âme! Supplément d’âme offert! Les hommes seront entourés de tant d’âmes, âme belle, âme pure, âme triste, âme transie, qu’elles ne vaudront plus rien.

Et il arrivera aux derniers jours que les âmes se monnaieront pour quelques centimes seulement sur le marché des belles paroles. Ainsi s’achèvera le temps des âmes. Les humains laisseront les âmes aux machines. Aux machines les belles phrases, les traits d’esprit, la beauté des raisonnements logiques, la profondeur des réflexions philosophiques, la fulgurance des rapprochements poétiques! Alors viendra l’avènement des corps.

Les humains se tairont et ce sera comme un nouveau rameau qui pousse au tronc du vieil arbre. Lorsque cessera le vacarme de la pensée, lorsque s’éteindront les babils sans valeur dont les machines nous auront abreuvés, les hommes apprendront un nouveau langage, un langage muet, exempt de malentendus et de mensonges, et ce langage sera le silence, le long silence des corps. Alors les amants libérés de leurs âmes se parleront avec leurs mains, leurs lèvres et leurs dents, de lignes, de volumes et de mouvements, et toucheront leur être véritable, dos, fesses, nichons, épaules, bite, chevilles, cheveux et hanches.

Le silence des corps

?
France
bottom of page