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Le Règne d’Asmodée

Le zoom sur la corniche est hallucinant. Le grain du film. Cette netteté. On distingue la fissure dans la brique, le vermoulu du métal, un dégradé de couleurs glauques, la goutte d’eau en suspension, rutilante, le bourdon qui… Cette subtilité du couple de nanodrones, l’un filmant l’autre. Le bourdon qui s’ébroue, se détourne, se tend et fend.

Dans son divan moelleux, la main droite plongée dans les chips aux lentilles, la gauche réajustant son plaid, Billy frissonne d’excitation et amarre son regard à l’écran-mur connecté au système Asmodée. Combien de fois a-t-il visionné et vécu, dans sa chair et son âme, la séquence qui va suivre? Il ne s’en lasse pas. Chaque segment du film, ce qu’il a vu, ce qu’il voit et ce qu’il va revoir, électrifie son système nerveux; sa némésis en filigrane et son sourire béat, béant.

Le vol du bourdon. En piqué et en musique. À fond. Son spatial. La grande cour du palais, les pavés et la foule rassemblée, l’estrade, les officiels et les caméras antiques, elle, Camilla Parker, la nouvelle présidente des États-Unis, son accent oxfordien et ses études transatlantiques, ses jobs alimentaires et ses prix, son ascension sociale, sa volonté d’analyser, de démontrer, de convaincre, sa peau mate et son allure sportive, soignée, élégante. Elle a gagné et vit le point d’acmé de sa carrière, des millions d’électeurs soutiennent ses projets d’ouverture. Ces salves d’applaudissements et ces cris, la nausée qui saisit Billy, arcboutée à l’euphorie de la rédemption.

Le vol du bourdon. Crescendo. Et ce point d’extase où Camilla se crispe légèrement, avant l’horreur qui la submerge, ces secondes soudain hoquetées où elle distingue l’irruption incongrue, la course vertigineuse, ces secondes où son sourire s’efface, où ses traits se défont, le bruit formidable de la section du cou, la giclée pourpre et le cri, bref et exquis, de la décapitation d’un cauchemar.

Billy ferme les yeux et soupire longuement. Puis sa main droite, huileuse, rampe vers la télécommande du système Asmodée. C’est son anniversaire aujourd’hui et il s’offre un lâcher-prise total dans l’émotion brute, l’allégresse. Défile le listing de ses séquences préférées. Il est prêt pour l’overdose. Mais il la retarde. Glisse vers l’onglet Historique. Mesurer d’où l’on vient. Les premiers frétillements du système. Quand Asmodée payait un cancéreux en phase ultime pour partager sa douleur, l’évolution de sa maladie, son agonie. Puis les viols collectifs et la difficulté de conjuguer la tension du moment avec sa dimension esthétique. La création des premiers commandos d’experts. Puis les nanodrones enfin, qui pénètrent dans l’intimité des événements avant de commencer à les susciter, à les créer.

Asmodée! Qui se cache derrière la plus belle machine médiatique de tous les temps? Les rumeurs vont bon train. Il se terrerait en Russie ou en Chine. Il serait riche de milliards de milliards d’euros ou dollars, il posséderait des îles, des palais, des tours. Asmodée, avec un “e”, et pourquoi pas une femme, ou un transgenre tant qu’on y est. Billy grimace. Impossible. Asmodée est un démon. Un principe masculin donc. Asmodée aurait comme modèle un roman du 18e siècle, paraît-il, il a essayé de le lire, Le diable boiteux, d’un certain Lesage, au nom prédestiné. Il lui a fallu six mois pour le terminer mais, à raison de quelques lignes par jour, il a adoré. Ce démon qui promène le héros du roman sur les toits de Paris et les soulève, pour ainsi dire, pour regarder ce qui se passe dessous, l’intimité des gens, et les secrets qu’on cache.

Billy se retourne et contemple les affiches du livre qui tapissent deux de ses murs. Asmodée est son dieu et Lesage son prophète, un génie, qui a tout anticipé. De la nature humaine. Billy tente de se relever, il voudrait aller aux toilettes puis se resservir une bière. Mais il peine à mouvoir ses deux cents kilos. Il essaie encore, croit y parvenir. Un craquement dans le genou le cisaille, il glisse, s’affale sur la moquette.

Combien de temps s’est-il écoulé avant la stridence étouffée, la perception? Par la fenêtre ouverte, le vol d’un bourdon…

Le Règne d’Asmodée

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