top of page

Le plus grand

— C’est moi le plus grand.

— Mais non, voyons. Tu sais bien que c’est moi. Du moins par la taille.

— Ça, c’est indiscutable, répond l’autre.

La plaisanterie, récurrente entre eux, ne cessait de les amuser.

C’étaient deux hommes sages et fous qui, en effet, figuraient parmi les plus grands auteurs de leur temps. Beaucoup les considéraient comme les deux meilleurs écrivains – vivants, s’entend – de langue française. Ils avaient d’ailleurs bien des choses en commun, outre le fait qu’ils partageaient le même éditeur. Tous deux étaient traduits en une multitude de parlers plus exotiques les uns que les autres. Au fil de leur œuvre, chacun avait donné naissance à un univers cohérent et identifiable, au travers d’une thématique riche, humaniste, teintée quelquefois de philosophie. L’un comme l’autre s’exprimaient en une langue parfaite et pure, poétique et lumineuse, et se définissaient par ce style personnel qui constitue la marque d’un véritable écrivain. L’un privilégiait les phrases longues, balancées en périodes harmonieuses, quand l’autre, lyrique, descriptif, paraissait plus simple et plus direct. Le premier faisait évoluer ses personnages au sein d’univers inconnus et pourtant familiers, quand le second les menait en des lieux réels et précis qu’ils traversaient en étrangers.

Tous deux aimaient voyager ; leur monde fantasmé s’élargissait aux dimensions de la planète et, pour le cadet, jusqu’aux confins d’un temps volontiers dystopique. Tous deux aussi affectionnaient les récits croisés, les voix multiples, les structures complexes. Sur la couverture de leurs livres figurait souvent le mot « roman », même s’il leur arrivait de pratiquer d’autres genres. Mais lorsqu’on ouvrait ledit « roman », on découvrait toutes sortes de choses, comme des fragments de journaux intimes ou de lettres, des extraits de poèmes, de chansons, des reproductions de signes graphiques mystérieux, et bien malin qui aurait pu dire où se trouvait la fiction et où la vérité. La vérité, d’ailleurs, qu’est-elle d’autre que de la fiction ? Des légendes anciennes, des histoires d’aujourd’hui, les temps et les chants se télescopent et se mélangent, et à la fin cela fait un texte étrange qui envoûte et emporte loin, très loin, au bout de l’univers. Tous deux avaient été primés d’innombrables fois, et l’aîné avait même obtenu la récompense suprême.

Ils s’appréciaient mutuellement, se respectaient et s’admiraient. Au hasard de Salons du Livre ou dans les bureaux de leur éditeur, ils se rencontraient quelquefois, sans l’avoir cherché, comme par hasard. Ils bavardaient quelques instants, s’en allaient boire un café ou un verre de vin, se racontaient leurs voyages, leurs projets, leurs travaux. Et aussi leurs peurs, leur angoisse devant ce monde qui se délitait, leurs révoltes.

— Tu es décidément pessimiste, disait l’un. Un peu désespéré même.

— Certes. Comment ne pas l’être ? Rien ne change, en somme. Le mal progresse sans fin, immuable et plus éternel que Dieu lui-même. Il ne fait que prendre d’autres formes, pour mieux nous tromper.

— Pour mieux nous séduire…

Alors ils se mettaient à parler de Dieu qui sans doute n’existe pas, et qui cependant fait tant de ravages. De l’avenir si court, du passé si long, de l’art qui peut-être est la seule issue.

— Écrire, c’est lutter, disait l’un. C’est l’unique réponse à l’oppression, à la dictature, à la bêtise. C’est le refus de l’absurde. Je n’aime guère les fusils. Mais les mots… C’est ma façon de lutter, et il me paraît essentiel aujourd’hui de se battre. Contre l’ignorance, contre l’inculture, contre le populisme, contre les diktats des religieux, contre l’imbécillité et la crédulité, contre…

Le second ne disait rien. Il pensait, à part lui, qu’écrire, c’est survivre, juste un peu. C’est faire un tout petit pied de nez à la mort. C’est le seul anxiolytique qui vaille. Il y a l’alcool, les drogues, les médicaments. Le sommeil. Le divertissement, comme l’avait écrit jadis quelqu’un qui savait de quoi il parlait. Et même la religion, pourquoi pas, la foi. L’amour aussi. Il y a la guerre, la folie, l’aventure. Le voyage. Et puis, pour ceux qui le peuvent, il y a cette page blanche et vide, telle une plage à marée basse qui brille au soleil. On y marche seul, lentement, on y trace des chemins inconnus et fragiles que les vagues bientôt effaceront, et l’on a parfois la tentation d’avancer plus loin, dans une direction différente, vers l’eau mouvante et vivante, de s’y dissoudre enfin, écume dans l’écume. Car après tout, que sommes-nous d’autre que cela, un flocon d’écume sur la mer, un flocon de brume dans l’hiver, une petite chose qui rêve, qui lutte, qui souffre, qui espère et qui, à la fin, disparaît ? À jamais, sans rien laisser, juste quelques livres, peut-être, qu’un jour plus personne ne lira. Car nul, en ces temps futurs qu’imagine l’autre « grand », ne saura plus lire.

Qu’est-ce donc qu’une vie ? se demande-t-il. C’est tellement court et tellement désespéré, sans rien devant soi que le néant. Tous ces hommes et ces animaux, ces milliards de milliards d’êtres qui un jour ont été vivants, que reste-t-il d’eux quand il ne reste rien ? Ils sont la terre que nous foulons, l’humus dans lequel germe le blé que nous mangeons. Notre planète même, qu’est-elle d’autre qu’un infini de morts de toutes sortes, cendre et pourriture, sans nom, sans la moindre empreinte dans aucune mémoire ? Et ne parlons même pas de ces myriades de galaxies lointaines, de ces soleils ignorés, des vastes trous noirs où s’engloutissent des mondes inconnus. Il se remémore ces mots anciens tracés sur le papier en un temps où Einstein n’était pas né, ni Hawking, quand le premier télescope n’avait pas été inventé. Mais si notre vue s’arrête là, que l’imagination passe outre ; elle se lassera plutôt de concevoir, que la nature de fournir. Tout ce monde visible n’est qu’un trait imperceptible dans l’ample sein de la nature. Nulle idée n’en approche. Nous avons beau enfler nos conceptions au-delà des espaces imaginables, nous n’enfantons que des atomes, au prix de la réalité des choses. C’est une sphère dont le centre est partout, la circonférence nulle part. On n’a jamais dit mieux, songe-t-il. Et nous continuons de nous débattre dans notre petit coin d’univers, nous vivons, nous aimons, nous souffrons, nous rêvons. Nous luttons. Puis nous mourons. Depuis les milliards d’années que des organismes vivants naissent et meurent sur Terre, il n’est pas un centimètre cube de la poussière que nous foulons qui ne soit fragment de cadavre décomposé. Plantes, bactéries, animalcules, dinosaures et puis nous, les hommes, nous nous reproduisons puis nous disparaissons, et la mort continue de se répandre, tenace et victorieuse. Ceux qui viennent après se lèvent, rêvent à leur tour, aiment, cherchent la gloire ou le bonheur. Certains croient en l’éternité, et tous à la fin s’anéantissent. Pour un César ou un Socrate, un Attila ou un Homère, pour ces exceptions qui laissent quelques lignes dans un livre, quelques vestiges dans la mémoire des hommes, que subsiste-t-il des autres ? Rien, en vérité. Les fourmis meurent, et les abeilles, et les singes dans la forêt, et les enfants des hommes. Leurs cendres se dispersent dans le vent, se dissolvent dans un fleuve sacré ou fécondent la terre, mais aucune trace, aucun souvenir d’eux, nulle part. Pas une pierre au cimetière, pas une ligne dans un registre, pas un fantôme au fond d’une mémoire.

Et même ceux-là dont – pour combien de temps ? – l’on continue de parler, ceux qui ont leur nom écrit dans de vieux livres ou tracés au pinceau sous une peinture ancienne, qui sait vraiment ce qu’ils furent ? Qui ont-ils aimé ? Qu’est-ce donc qui les a fait pleurer seuls dans l’ombre, qu’ont-ils attendu au-delà de tout espoir ? Quelle fut leur foi ou leur désespérance ? Pour quoi ou pour qui ont-ils lutté, vécu, souffert ? Quel était leur cri de jouissance dans la nuit, et quelle la couleur de leur plaisir ? Qu’ont-ils vu, au moment suprême ? Ont-ils eu mal ? Ont-ils eu peur ? Les esclaves du temps jadis, les captifs passés au fil de l’épée, les petits enfants affamés, les femmes violées, quelle empreinte ont-ils laissée ? Avaient-ils seulement un prénom que quelqu’un prononçait avec douceur en leur caressant les cheveux ? La poussière des siècles et de l’universelle impassibilité, cette « tendre indifférence du monde » qui se moque bien des hommes et des autres minuscules choses provisoirement vivantes, est passée sur eux, et c’est comme s’ils n’avaient jamais existé. Un oiseau est mort, ou un papillon, une fleur s’est fanée, et cela ne modifie en rien l’ordre du monde. Morts, Hitler et Napoléon, morts Michel-Ange et Renoir, morts savants et philosophes, paysans incultes, saints ermites, vierges et catins, victimes et assassins, milliards d’inconnus plus nombreux que les grains de sable du désert et les étoiles du ciel comme disait l’autre, morts, tous, anonymes pour la plupart, et rien ne change, le temps continue de couler sans jamais s’arrêter, vers où ?

— Écrire… Pour moi, c’est seulement une sorte de besoin profond. Comme de respirer. Même si respirer, parfois, ça fait mal. Mais je n’ai pas le choix. C’est cela, ou la mort.

Ils prenaient un café ensemble, ou bien, s’il faisait beau et doux, ils marchaient dans les rues de Paris ou d’ailleurs.

— Que fais-tu en ce moment ?

— Je travaille sur… c’est trop tôt pour…

L’autre n’insiste pas. Lui non plus n’aime pas parler de ce que l’on appelle « son art ». Bien sûr, chacun a « quelque chose » en chantier. Ce soir, après s’être quittés, ils se pencheront sur une rame de feuilles blanches ou sur le clavier d’un ordinateur, et se remettront à l’ouvrage. Comme des tâcherons, comme des ouvriers. Ils choisiront des mots qu’ils poliront longuement avant de les enchâsser parmi d’autres, petits cailloux brillants, traces de vie infime fossilisées dans la pierre. Ils fileront la laine, le coton, le lin ; ils en feront des étoffes moelleuses ou rudes dans lesquelles ils tisseront, quelquefois, des fils d’or et de soie. Les lignes s’ajouteront aux lignes, les pages aux pages, il leur faudra raturer, recommencer, revenir en arrière, et parfois tout s’arrêtera, les feuillets resteront là, ou les fichiers dans le ventre de l’ordinateur, inutiles, avortés, mort-nés.

— Et toi ?

— Pareil. Difficile d’en parler, tu le sais. Mais cela avance, et même plutôt bien.

Cette fois encore, pour celui-là, l’écriture est comme la guerre. Je suis un combattant, dit-il souvent. Car il faut combattre la violence, la bêtise, la lèpre qui se répand. L’obscurantisme galopant, toujours renaissant, toujours victorieux. Il faut rester un homme libre, se battre avec les armes de la pensée, de la culture, de l’intelligence. Brandir la vérité et la métaphore tels des glaives tranchants. Raconter des histoires comme on fait aux enfants pour leur enseigner la peur du loup. L’histoire de l’apocalypse qui gagne du terrain, celle des conquêtes et des impérialismes de toutes sortes, dévoreurs de vie et d’espérance, celles des totalitarismes, des religions d’État, des dictatures, du royaume de Dieu sur Terre et des lois divines supérieures aux lois des hommes. Celle des femmes lapidées, des enfants arrachés au ventre de leur mère, celle des pendus qui se balancent dans le vent, celle des camps, des murs et des naufrages… Une histoire derrière laquelle, toujours, se cachent intérêt et ambition.

— Quelquefois, je me demande qui je suis, ajoute-t-il. Un écrivain ?

L’autre rit.

— Un écrivain. Le plus grand… après moi.

— Qu’est-ce qu’un écrivain ? Si ce mot désigne tout simplement celui qui écrit et publie, oui, c’est bien cela qu’aujourd’hui je suis. Mais avant tout je suis un homme. Un scientifique. Un penseur disent certains. Une conscience. Mais jamais je n’aurais tracé une seule ligne si je n’avais ressenti l’impérieux besoin de me battre, face à l’incroyable et aberrante violence qui envahit la planète, comme un chancre, une pourriture. Sans doute ne suis-je donc pas, fondamentalement, « un écrivain ». Mais il vient un moment, au cœur de l’oppression, au fond des ténèbres dans lesquelles sombre la raison, où il faut prendre les armes. C’est un devoir, même si, franchement, je ne crois pas trop que le mouvement soit réversible. Que faire d’autre, pourtant ? Essayer de résister, comme on peut, crier dans le désert, en rêvant que l’écho, peut-être, un jour… Au fond, je suis désespéré tout comme toi, et plus pessimiste encore, et c’est pour cela que j’écris. C’est mon moyen d’agir, ou de tenter d’agir.

Il est bavard et il le sait. Il aime parler. Les phrases coulent de lui comme un torrent rapide qui cependant court moins vite que sa pensée, alors souvent il ne les termine pas. L’autre l’écoute, la tête un peu penchée. Il réfléchit. Lui, il est plutôt taiseux. Plus calme, plus mesuré.

Il s’interroge. Et pour moi, se dit-il, l’écriture est-elle une arme, un combat ? Pas vraiment, même si oui, la liberté et l’amour des hommes se trouvent au centre de son œuvre. Et la révolte contre toute forme d’injustice ou d’oppression. La révolte de l’esclave contre le maître, celle de la victime contre le bourreau, celle du marginal contre le système. Mais il sait bien que, dans son cas, créer est surtout un besoin quasi vital, et non une manière de lutter contre ceci ou cela. Changer les choses ? Il n’est pas si naïf. S’il écrit, c’est qu’il ne peut pas faire autrement, voilà tout. Et dans ses textes, il y a bien autre chose que des idées, bien autre chose que la guerre. Il y a du soleil, et le chant du vent dans les feuillages. Il y a la chaleur du désert, la fièvre des villes et leur violence, la solitude infinie. Il y a le bruit de l’eau, il y a la voix humaine, l’amour. Il y a l’éclat minéral des pierres dans la lumière, et le monde d’avant l’homme, et la beauté du ciel et des femmes… Il y a l’errance, le voyage, l’ailleurs. Il le sait bien, lui : il serait mort depuis longtemps s’il n’y avait pas eu cela, cette symphonie mystérieuse en lui qui cherche son chemin pour venir au jour en mots de lave, en mots de flamme ou de soie.

Je ne suis de nulle part, dit-il souvent. Déraciné de naissance, en quelque sorte. Voyageur aux semelles de vent comme cet autre qu’il a croisé dans l’un de ses romans. Mort depuis longtemps, lui aussi. Mais vivant à jamais, ou du moins vivant tant que vivront les livres et qu’il y aura des hommes pour les lire. Vivant… Est-ce être vivant que de continuer d’exister entre les pages d’un opuscule ou d’une bible ? Il pense souvent à cette mort qui approche, inexorablement. Combien de temps encore ? Cinq ans, dix ans, quinze peut-être, et puis ? Et puis rien, plus rien. Il y a là quelque chose de terrifiant et de révoltant. Comment imaginer qu’un moment viendra où l’on ne sera plus ? Plus de souffrance ni de joie, plus de plaisir, de jouissance, d’angoisse, d’émerveillement, de peur, de questionnement, de révolte. Plus de découvertes, plus d’espérance ni de regrets, plus d’attente, plus d’amour. Plus de douleur ni de bonheur, plus d’ivresse, de volupté, de vertige. Rien. Pas même le néant, car qui pourrait définir ou imaginer le néant ? La Terre continuera de tourner, la guerre, la maladie et la mort poursuivront leur chemin, le printemps reviendra chaque année, des enfants naîtront, d’autres mourront, et je n’existerai pas. Je n’existerai plus.

Alors, en attendant, il arpente la planète de son long pas nonchalant, du Mexique à la Bretagne, de la Chine à la Corée, de forêts en déserts, toujours s’émerveillant de la beauté du monde. Il regarde les cailloux brillant dans la lumière, les soleils sur la mer, les vagues de sable du Sahara ; il pense que tout cela continuera d’être là, bien après lui. Bien après le dernier humain sur cette Terre.

Lui aussi se dit parfois qu’écrire, c’est lutter. Contre la mort et le néant. Contre tout ce qui détruit l’homme. Il lui arrive alors de publier quelque tribune ou quelque billet d’humeur, de s’exprimer devant la presse. Autant profiter de son statut de grand écrivain pour tenter de partager ses idées, pour jeter un cri d’alarme aussi désespéré que sans doute inutile. Mais quoi ? Comme le dit son ami, le grand écrivain numéro deux, il y a des moments où l’on ne peut pas rester silencieux. Lui non plus n’aime pas les fusils, les couteaux, les bombes. Mais de là à croire vraiment au pouvoir des mots…

Il se souvient de la guerre. Il était un enfant, mais il se rappelle bien des choses. Son ami n’était pas né en ce temps-là, qui a connu d’autres guerres, ailleurs, plus tard. Quant à lui, sa guerre d’enfant, c’était une vie sans père, au soleil d’une zone provisoirement libre. C’était la mère, la grand-mère, la tante, le grand frère. C’étaient les courses dans la montagne, les jeux sur la plage, et puis il y a eu ces uniformes, dans les rues. Il se souvient du bruit des coups de feu, de la peur. Des vitres volaient en éclats, il se rappelle les morceaux de verre, dans l’appartement, et sa mère tremblait en les tenant serrés contre elle, ses deux garçons.

C’était le début de l’histoire, le début du voyage. Après, il y aurait l’Afrique, le père retrouvé, puis la France à nouveau, d’autres errances, d’autres aventures. Voyageur, toujours de passage. Sans cesse en quête d’autre chose, autre part.

Les deux amis se parlent en silence. Les mots ne sont pas nécessaires, si pourtant ils constituent en quelque sorte leur fonds de commerce commun. Ils ne sont pas toujours d’accord, mais ils aiment les mêmes choses et, fondamentalement, ils se comprennent.

Ils ont marché dans la ville puis, fatigués, se sont attablés à une terrasse ensoleillée. Ils ont commandé à boire et les voilà en face l’un de l’autre, dans cette lumineuse et tendre fin d’après-midi. Il fait beau, c’est le début de l’été. Dans le ciel d’un joli bleu glissent de fragiles nuages, et le vent léger leur frôle le visage. Autour d’eux, des gens s’interpellent, bavardent, rient, se disputent. Des groupes de jeunes gens, des étudiants sans doute, discutent bruyamment. Des couples d’amoureux se taisent, les yeux dans les yeux. D’autres se caressent sans pudeur, s’embrassent. C’est cela, Paris, se dit l’aîné. Cette légèreté dans l’air, cette atmosphère. Le fleuve, pas très loin. Toutes les grandes villes se ressemblent, et toutes cependant ont une âme unique et singulière. Il y a la couleur du temps, le style des maisons, et toutes ces voix, ces accents, tous ces langages, ces visages. Les odeurs, parfums d’épices, relents d’immondices, émanations de tuyaux d’échappement, et les cris des marchands à la sauvette ou devant leur étal, les appels. Le goût de l’eau, du vin, du thé. Les signes sur les murs, mots, fragments, bouts de papier déchirés, graffitis. Il y a les images, les panneaux publicitaires, les musiques qui flottent dans le vent, comme autant de messages mystérieux qu’il s’efforce de déchiffrer et qu’il garde en lui et collectionne comme des timbres rares ou des papillons exotiques. Il y a le vaste halo rougeoyant au-dessus de la cité, la nuit.

Un vieux monsieur, assis tout seul à une table voisine, est plongé dans un livre.

— Tu as vu ce type ? Que peut-il bien lire ? Un de mes bouquins, peut-être…

— Ou l’un des miens, qui sait ?

Ils rient tous les deux.

— Ou autre chose. Statistiquement et selon la loi des probabilités, il y a quand même très peu de chances pour que cet individu soit l’un de nos lecteurs.

— Selon la loi des probabilités, peut-être. Mais je ne suis pas un scientifique, moi, et j’aime croire au hasard.

Ils rient encore, et s’amusent à concevoir toutes sortes de stratagèmes qui leur permettraient de vérifier, avant d’y renoncer.

— Allons, mon cher ! un peu de dignité, que diable ! Les deux « grands écrivains » que nous sommes ne vont pas jouer à cela comme des gamins, n’est-ce pas ? Imagine qu’il nous reconnaisse, que penserait-il de nous ?

— Bah… Nous ne sommes pas académiciens et, en ce qui me concerne, je ne le serai jamais. Et je fuis les médias. Il n’y a donc aucun risque qu’il reconnaisse nos visages. Mais tu as raison, laissons-le à sa lecture, comportons-nous comme les vieux sages que le temps a faits de nous.

Que sont-ils d’autre, pourtant, que des gamins, tant il est vrai que l’âge ne change pas grand-chose à notre nature profonde ? Tout juste nous apporte-t-il quelques désagréments physiques.

— Ne nous plaignons pas, l’essentiel est sauf. Pas d’Alzheimer en vue, du moins pas en ce qui me concerne, et ni toi ni moi n’avons perdu nos cheveux. Pour ce qui est du reste… Tant que nous pouvons écrire, et nous rencontrer, parler ensemble, tout va bien.

Combien de temps encore ? se demande l’aîné. Et comment viendra-t-elle, cette mort dont il n’arrive pas à décider s’il faut ou non la redouter ? Il se rappelle l’avoir désirée et quelquefois même cherchée ou provoquée. C’était il y a bien longtemps. Et puis il a choisi de vivre, de survivre, et d’écrire, inlassablement. Bon qu’à ça, comme l’a dit un autre « grand », couronné de la récompense suprême, lui aussi, et mort depuis longtemps. Dans quatre ans, j’aurai atteint l’âge qu’il avait au moment de sa « fin de partie ». Si je vais jusque-là… Lui non plus n’avait pas perdu ses cheveux.

— Dis-moi… As-tu remarqué que d’autres « grands » de notre espèce ont gardé jusqu’à la fin leur chevelure ? L’écriture aurait-elle une influence sur le système capillaire ?

— L’écriture ? Ne serait-ce pas plutôt le génie ? Pourtant Baudelaire, Flaubert, Ionesco, pour ne citer que ceux-là, étaient chauves, non ?

Des gamins, vraiment.

À la table voisine, deux jeunes se sont tus pour les écouter. Ils sont là depuis un moment, à boire et à fumer. Au début, ils parlaient haut et puis, peu à peu, ils se sont mis à chuchoter.

— T’as vu les deux bâtards, là ? Tu les entends ? Ils se prennent pour qui, ces vieux-là ?

— Ouais, ils disent qu’ils sont les plus grands, mais on ne les connaît même pas. Les plus grands des cons, oui !

— Jamais vu, en tout cas. Ni chez Ruquier, ni chez Ardisson, ni chez Hanouna ou Barthès. Des mythos.

Ils réfléchissent un moment.

— Le plus grand, pour moi, c’était Johnny. Chez les vieux. Et puis il y a Amir, Orelsan…

— Oui, mais attends. Les deux connards, là, ce ne sont pas des chanteurs. Ils disent qu’ils écrivent des bouquins.

— Ouais. Des putains d’intellos qui ne servent à rien. Si au moins ils faisaient de la BD ou du manga !

— Et d’où ils croient que, même dans leur trip, ils sont les meilleurs ? S’ils étaient bons, on les aurait vus à la télé. On connaîtrait leur photo. T’as déjà lu des vrais livres, toi ?

— Ben… à l’école, on était obligés, c’était de la merde. Après, j’ai lu… attends, c’est ma sœur qui me l’avait filé, c’est qui déjà ? Le type, c’est l’un des plus gros vendeurs de bouquins, un truc de ouf. Franchement, c’était pas mal. C’est un Juif.

— Ah oui, j’en ai entendu parler. Lévy, c’est pas ça ?

— Juste. Et il y en a un autre que j’ai lu aussi, toujours rapport à ma sœur, il est encore mieux. En plus c’est facile à comprendre, c’est pas chiant comme tous ces trucs qui prennent la tête. C’est un nom très court, genre Lévy, mais c’est pas ça. Le gars, il est jeune, et super-beau. Lui, on le voit à la télé, plus souvent.

— Et ben, si on m’avait dit que je fréquentais un mec qui se tape des livres !!!

— Je te passerai son bouquin, tu verras, c’est bien. Si même moi, j’y suis arrivé !

Ils se marrent ensemble, puis se taisent pour écouter les deux à la table voisine qui prétendent faire des livres alors qu’ils ne sont même pas connus. Ils emploient des mots que personne ne comprend, comme obscurantisme, fondamentalisme, théocratie…

— De toute façon, les livres, c’est rempli de conneries. Le seul vrai livre, celui qui est réellement le plus grand, c’est le Coran. Dire « je suis le plus grand », c’est blasphémer.

— Tais-toi, écoute-les, les deux bouffons. Ils y vont fort, un peu trop même.

— Toi et moi, nous ne connaîtrons pas la suite de l’histoire, dit l’un. Parfois, je pense que c’est mieux comme ça.

— Oui, mais nos enfants… C’est pour cela qu’il faut se battre. Pour eux, et ceux qui viendront après. Pour l’humanité. Pour la vie.

Les autres, à côté, deviennent plus attentifs. Se battre ?

— Se battre… Je ne suis plus du tout certain que les mots et les idées soient des armes efficaces, hélas. L’un des cadeaux de l’âge, vois-tu, c’est une forme de ce pessimisme que tu me reproches, voire de résignation. Du moins en ce qui me concerne. Les illusions meurent lentement.

Le plus jeune – ou le moins vieux – pose sur son ami un regard bienveillant et presque tendre. Si différents, et tellement semblables cependant. Deux hommes, deux sages, deux écrivains. Deux frères que tout, à l’origine, séparait. Deux voyageurs qui se disent que le bout du chemin n’est plus très loin. L’un y pense, souvent ; l’autre s’efforce de faire comme si. Mais là, devant ce verre de vin blanc, avec le chant des oiseaux très haut au-dessus du brouhaha des conversations, perdus dans la foule des Parisiens qui profitent du soleil enfin revenu, ils y songent tous les deux.

Lequel a le premier posé la question, et en quels termes ? La mort, qui les habite et prend de plus en plus de place. Comment viendra-t-elle, et quand ?

— La déchéance. C’est cela qui me fait peur. Et la souffrance, peut-être. Pas la mort elle-même. Quoique…

— Tu as raison, finir comme un animal baveux et à peine conscient, ou crever de douleur au fond d’un hôpital… L’horreur.

Chacun retrouve au cœur de sa mémoire l’image d’une mère, d’un père, d’un aïeul. Il faudrait pouvoir choisir, décider.

— Tu connais la parole du Christ : « Pour ce qui est du jour et de l’heure, personne ne le sait ». Personne non plus ne sait comment. Nous rêvons tous de l’accident brutal, ou du glissement imperceptible du sommeil vers l’absence. Ou même d’une balle perdue. Mais il y a le cancer, et tout le reste.

— Voilà que tu cites l’évangile… Pourtant, tu te proclames volontiers athée. Es-tu vraiment convaincu qu’il n’y ait rien, après, ailleurs ?

Le plus jeune hésite.

— Après, ailleurs… ? Qui pourrait répondre à cette question ? « On verra bien », ai-je envie de dire, ou plus probablement l’on ne verra rien. Cela reste l’ultime mystère. Dieu, diront certains. Qui peut savoir ? Ce que je sais, en revanche, c’est que la religion, quelle qu’elle soit, est nocive et dangereuse. Rien n’est plus fort qu’elle pour faire détester l’homme et haïr l’humanité. Depuis toujours, on a tué en son nom, partout sur la planète. Depuis toujours, elle est instrument d’oppression, de sexisme, de manipulation. Les croisades, le djihad, la Saint-Barthélemy…

À la table voisine, les deux gars échangent un regard. Ils pensent la même chose, ils le savent, ils le sentent.

— Putains de kouffars, murmure l’un.

— Méritent pas de vivre, ces ordures, répond l’autre.

Nul besoin de parler davantage. C’est aujourd’hui, c’est ici, c’est maintenant. Ce n’est pas un hasard qui les a menés à cette terrasse de bistro après leur longue errance dans la ville, ce n’est pas seulement la fatigue d’avoir marché dans les rues, d’avoir fumé, d’avoir discuté avec les frères, ceux qui leur avaient donné rendez-vous du côté de Barbès, qui les a poussés à s’asseoir au soleil, à se mêler à tous ces inconscients, à commander à boire. Non, c’est autre chose. Le destin. La main du Tout-Puissant. Ce n’est pas juste un coup de bol si, précisément aujourd’hui, on leur a confié ces armes qui dorment dans leurs poches. Ce n’est pas simple coïncidence s’ils se sont trouvés attablés à côté de ces deux imbéciles qui se croient supérieurs à Dieu lui-même et profèrent de monstrueux blasphèmes.

Le plus grand fait un mouvement. Il se penche légèrement vers son compagnon tout en portant la main vers la masse qui alourdit son jean, contre son flanc. L’autre a compris. Lui aussi saisit, dans sa poche, le beau couteau à cran d’arrêt tout neuf.

— À mon signal, dit le premier.

Ils se taisent, le cœur battant, cependant que les deux vieux continuent de pérorer.

— Il y a quelque temps, j’étais à Bruxelles pour la Foire du Livre. Le dernier soir, j’ai été invité à une sorte de débat, dans un centre culturel situé dans un quartier populaire. Tu me connais… J’ai répondu à toutes les questions, bien sûr, et je n’ai pas caché mes idées. Je l’ai dit et répété : les mots écrits et les mots parlés sont des armes plus redoutables que leurs bombes et leurs fusils. Ils le savent bien, d’ailleurs, car eux aussi les manipulent. Tu aurais dû voir le déploiement d’agents de sécurité et de flics, à l’entrée du local ! J’avais l’impression d’être un chef d’État en visite.

L’autre sourit.

— Je t’imagine bien en chef d’État ! Tu devrais te porter candidat aux prochaines présidentielles. Mais, plus sérieusement, sois quand même prudent. Le fanatisme est sans limites, et l’on sait où il peut mener. Je n’aimerais pas perdre un « grand » ami comme toi. D’autant que je ne suis pas certain de le retrouver dans cet ailleurs qui sans doute n’existe pas. En outre, statistiquement, je devrais disparaître avant toi, vu mon âge. Le scientifique que tu es se doit de respecter cela, non ?

Les deux consommateurs, à la table voisine, ont quitté leur chaise. Ils s’approchent des écrivains, qui lèvent la tête.

— Oui ? fait l’un. Je peux vous aider ?

Le type se baisse comme pour lui chuchoter un secret, et il lui enfonce le couteau dans le ventre.

— Mais… ? dit l’autre qui ne comprend pas.

— Allahou akbar, répond le deuxième gars avant de le poignarder à son tour.

Les deux hommes sages et fous qui comptent parmi les plus importants auteurs de leur temps se sont écroulés côte à côte. Ils se regardent saigner et mourir.

— Finalement, c’est toi le plus grand, murmure l’aîné.

— Non, je crois que c’était toi, répond son ami avant de fermer les yeux sur le paradis qui n’existe pas.

Le plus grand

?
Belgique
bottom of page