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Le massage olympien

Au cours d’une tournée intensive de conférences et de lectures publiques au Moyen-Orient comme auteur étranger invité, Joseph se réjouissait de se détendre lors d’une brève escale à la mer Morte, côté Israël. Il en rêvait depuis des décennies. Il descendit dans un charmant hôtel kibboutz à Ein Gedi, ravissante oasis avec son jardin luxuriant en plein désert et son spa moderne et accueillant. On y offrait, bien sûr, un service de massage et il put s’y inscrire pour la dernière plage horaire disponible de la journée. Manifestement la chance lui souriait.

Il exultait de pouvoir enfin se relaxer sous des mains douces, expertes et apaisantes.

Une trentenaire splendide, svelte, avenante, et vêtue d’un sarrau médical rose et de tennis assortis, le parfait stéréotype, vint l’accueillir à la réception et l’accompagna jusqu’à la salle de massage, laissant dans son sillage un remous aérien grisant de parfum de jasmin et de chevelure flottante propre à faire rêver. En experte coordonnatrice d’intimité, comme on dit dans le monde du cinéma, elle l’a prié, en se retirant, de se déshabiller complètement et de s’allonger à plat ventre contre sa table étroite sous la couverture, le visage enfoui dans un trou de beigne bien rembourré. Elle mit en marche une musique relaxante, enveloppante, de faible volume, conçue pour une expérience de zénitude, avec le reflux doux de vagues qui échoient sur une berge et celui d’un ruisseau qui coule sur des roches, le tout mêlé à de la harpe. On offrait ainsi à Joseph une communion totale avec la nature, dont on avait condensé ici les dons et la sagesse sous forme sonore. Le grand confort s’annonçait et cette introduction lui laissait présager un moment de pleine sérénité. 

Quelques minutes plus tard, des bruits de pas feutrés lui indiquèrent son retour discret, sur ce fond musical ouaté en boucle, tout de relaxation. 

Elle replia doucement le drap sur ses fesses; il sentit aussitôt ses paumes savantes sur son dos, plus robustes qu’il ne le pensait possible pour une charpente féminine aussi frêle, lui transmettre leur chaleur calmante dans une ambiance d’huile aromatisée à la lavande. Elle était davantage généreuse de touchers que Joseph ne l’escomptait au départ, l’air timide qu’il lui avait pressenti, ou attribué, étant manifestement trompeur. Avec conviction, elle multipliait les petits pincements et les étirements de peau qui alternaient avec quelques pianotages fureteurs proches de chatouillements, le tout combiné à des tambourinades, des palpations, des frictions, des insistances et des pétrissages développés en appuis. L’ensemble paraissait chaotique, mais devait sans aucun doute suivre une certaine géométrie secrète telle celle d’une joueuse d’échecs aguerrie. Les mouvements semblaient aller dans tous les sens, circulaires, rectilignes et croisés sur son dos, comme s’il était devenu une zone d’aiguillage. On aurait pu y voir une sorte de cadastrage mystérieux qu’une cartographe savante tentait d’effectuer. Par moments, quand elle se ravitaillait en huile sensuelle d’une main, les doigts de l’autre gardaient le contact épidermique en un effleurement de griffes près des lombaires qui réveillait des sensations profondes que Joseph croyait mortes. Une fois, la caresse accidentelle d’une mèche de ses cheveux sur son épaule électrisa toutes ses terminaisons nerveuses et il s’imagina d’un coup avec elle dans une calanque isolée avec une coupe de champagne, en train de deviser insouciamment sur la vie devant le galbe parfait de ses formes de femme mûre. 

Tout avait donc commencé dans un bercement de gestes maternels et il aimait se persuader de la suavité régressive de ce mouvement de balancier, mais au fur et à mesure que ce massage s’intensifiait, une relative inquiétude qui couvait en lui émergea. Il en vint à ne plus pouvoir s’empêcher d’évaluer une forte disparité entre l’image qu’il s’en était construite et qui avait influencé ses attentes, et ce qu’il éprouvait désormais à son contact. Il sentait maintenant une masse impatiente s’ébrouer avec fougue autour de lui. Ses mains affairées semblaient être celles d’une lavandière zélée plus que d’une fée quand il se perçut bientôt tel un savon qui diminuait sous ses frottements et brossages jusqu’à fondre complètement. En fait, ces mains ne le massaient plus vraiment, elles s’attachaient plutôt à différents points du corps, telles des ventouses de poulpe, et le bousculaient d’est en ouest avec toute l’impétueuse détermination dont elles se révélaient capables. 

Quand elle se mit à le secouer vivement comme un sac de riz et à le faire rouler d’un côté de la table à l’autre, jusqu’à lui faire craindre de tomber, il comprit que le but initial de l’exercice, qui était de le relaxer, était compromis. Soudain en état d’alerte, il ouvrit les yeux et crut entrevoir, dans la lunette de son beigne où reposait son visage, qu’elle avait dû troquer ses tennis élégants pour des bottines de lutteuse comme si elle avait la double vie d’un Jekyll et d’un Hyde. Il avait l’impression croissante d’être une grosse boule de pâte qu’on pétrissait avec opiniâtreté, voire avec rage. Telle une entraineuse de gymnastique, elle poursuivait son approche en agrippant brusquement une jambe après l’autre et en les tirant comme pour le sauver in extremis d’une noyade. Lorsqu’elle soumit son gros orteil gauche à des vérifications d’élasticité en tous sens, il cria de douleur, car le geste ranima une fracture fraîche qui venait à peine de guérir. Elle lui murmura des excuses à l’oreille, auxquelles il répondit de même en retour pour avoir oublié de le lui avoir signalé au départ. C’était sa faute. 

Et elle le fit se retourner sur le dos. 

C’est alors qu’avec consternation il découvrit la carrure costaude de sa masseuse en bleu, une géante qui n’avait rien à voir avec la délicate oiselle en rose de l’accueil. Il était encore sous l’effet du choc quand elle se mit à lui tordre un bras comme un torchon au-dessus d’un évier pour le purger sans doute d’un chargement d’humeurs obscures qui pouvaient s’y être accumulées. Il faillit s’évanouir en la voyant s’attaquer au cou à pleines mains avec l’air résolu de chercher à l’arracher d’entre les épaules, tel un gosier de poulet trop cuit. Il avait hâte que le supplice finisse et s’en trouva interdit quand elle lui écrasa les glandes parotides pour en extirper toute la méchante salive bourrée de calculs, crut-il, provoquant ainsi chez lui des grincements de dents dont il ne parvenait plus à se défaire. Ce qui habituellement l’apaisait à merveille chez le coiffeur lorsqu’on lui malaxait le cuir chevelu devenait, ici, sous les taloches à tous vents et les saccades intrépides, une sorte de punition pour oser avoir encore des cheveux à son âge. Elle se servait de ses oreilles comme de deux anses d’amphore, ce qui lui permettait d’effectuer des rotations de la tête et d’en agiter le contenu pour bien en mélanger les ingrédients avant de la filtrer de ses impuretés. Joseph se vit soudain en Charlot dans une séance de chiro qui tourne au combat de lutte avec son soignant.

Il n’avait désormais qu’une seule envie, que tout s’arrête. Il évalua même mentalement les pénibles minutes qui devaient approximativement encore rester pour que ça se termine, comme s’il surveillait, anxieux, le programme déréglé d’une machine à laver. On en était enfin à l’essorage quand elle lui pressa la poitrine en phase finale, mimant un massage cardiaque de premiers soins, suivi de ce qui ressemblait à une décharge de défibrillateur, tant sa dernière poussée le fit sursauter. Encore un peu et on allait entendre un craquement de côtes cassées et bientôt les sirènes de l’ambulance.

Il en sortit étourdi, le corps éreinté, le cerveau vide à l’image d’une gourde abandonnée dans le désert environnant, tenant à peine debout, boitillant, les mollets ramollis, les jambes écartelées et chancelantes, arborant l’air ébouriffé et ahuri d’un valétudinaire soumis à une médication de cheval. Une corde essentielle semblait s’être rompue en lui. On pouvait croire qu’on l’avait lobotomisé pour le tranquilliser une fois pour toutes et lui faire enfin connaître la détente ultime. Des baigneurs près de la piscine l’observaient avec stupeur et compassion déambuler tel un canard, et le plaignaient silencieusement du regard. Ils étaient prêts, pratiquement, à venir le secourir ou l’achever par pitié. 

Il apprit alors de locaux familiers des lieux et qui semblaient vouloir le consoler, qu’il s’agissait d’une immigrée russe comme il y en a beaucoup dans ce pays, et que c’était un type de massage original qu’elle avait importé dans ce centre, à l’excellente réputation duquel elle contribuait. En fait, il avait eu le privilège de connaître Olga, c’était le nom de cette masseuse, dont le parcours noble méritait qu’on le lui dévoile pour qu’il mette son expérience en perspective. Au départ haltérophile olympique couverte de médailles, elle s’était sentie vite accablée du flot d’argent dérivé de la gadgétisation de son image sous forme de poupées russes, de la fétichisation de ses vêtements athlétiques aux enchères, de la commercialisation de maillots à son nom, de bottillons, de mugs, de poudre protéinée, etc. Elle finit par se révolter contre les profiteurs sans scrupules et la corruption qui champignonnaient autour d’elle à tous les niveaux des organisations sportives officielles. Écœurée, elle décida un jour d’abandonner cette carrière dévoyée pour se consacrer à prendre soin des autres dans ce désert. 

Soudain, la perception de Joseph en fut retournée comme un gant de caoutchouc qu’on enlève. Physiquement assommé, il était maintenant moralement atterré et mentalement confus. Elle avait converti sa force spectaculaire qui ne servait à rien, sinon à nourrir une machine infernale et pourrie, en services aux personnes, en aides individuelles, en réconforts de proximité, en empressements et en traitements thérapeutiques. On réussit à le persuader que ses massages faisaient du bien aux privilégiés qui en bénéficiaient, mais on n’en voyait généralement les effets qu’après quelques jours. Joseph reçut ainsi sur le tas une bonne leçon interculturelle, ce à quoi servent les voyages après tout. Bien sûr, il fallait être ouvert à toutes les expériences, pensa Joseph, pourvu cependant qu’elles ne vous tuent pas. Il se sentait désormais moins en “massé tabassé” qu’un peu plus déniaisé sur le monde et rassuré de savoir que sa petite torture passagère pouvait servir une bonne cause durable.

Le lendemain, toujours courbaturé, Joseph croyait qu’une brève plongée dans l’eau extrêmement salée de la mer Morte allait le restaurer, puisqu’on lui en avait vanté les vertus thermales bénéfiques. Il se vit accueilli par une meute de monstres couverts de boue de la tête aux pieds qui ressemblaient à des zombies sortis tout droit des cendres froides d’un volcan et qui auraient fait fuir de peur n’importe quel explorateur martien vers sa soucoupe volante. Le rituel, s’empressa-t-on de lui expliquer, consistait d’abord à se tartiner le corps de l’argile pâteuse qui se récoltait sur la rive, car on était censé en tirer des vertus protectrices pour la peau et un grand profit protecteur et régénérateur. Il décida de suivre ce cérémonial initiatique, certes pour continuer à s’ouvrir à la nouveauté mais aussi convaincu que, parfois, il valait mieux ne pas se distinguer par une résistance trop voyante. En conséquence, cette petite aristocratie des boueux l’adouba joyeusement et il se précipita ensuite à la mer pour se purifier, selon la consigne donnée. 

Mais aussitôt il y perdit l’équilibre, puisqu’il dut céder toute maîtrise de la station verticale à une puissante force sous-marine qui lui torpilla les jambes en l’air et le fit basculer à la renverse comme en état d’apesanteur. Il essaya de se redresser du mieux qu’il put en s’agrippant au bras d’une touriste, dont il apprit qu’elle était Néerlandaise, qui, elle, avait été plus prudente que lui et se tenait craintivement au poteau d’une jetée. Elle saisit tout de suite que Joseph était en détresse et qu’il avait besoin d’aide, heureux de sentir un peu de mansuétude dans cette nature hostile. En homme courtois, Joseph l’en remercia illico et elle lui fit comprendre que personne ne pouvait nager en réalité dans cette eau, car c’était une zone de gravité zéro. Cependant, l’heure n’était pas aux leçons de physique puisqu’avec du sel dangereusement corrosif dans les yeux, Joseph devait s’acheminer au plus vite, tant bien que mal aidé par cette aimable baigneuse, vers la rive pour s’y rincer sous l’une des douches  en plein air gracieusement mises à la disposition du public. La Néerlandaise l’aida même à lui décrasser le dos qu’il avait encore couvert de boue. Ce simple geste bienveillant lui suffit pour croire de nouveau en l’humanité et se réconcilier avec le monde. 

Il rentra tout guilleret à l’hôtel dans un petit train pittoresque brinqueballant et tout rouillé par l’air salin, en espérant éprouver enfin un peu de détente et de calme, mais son auberge avait été soudainement envahie par une horde de cyclistes intrépides et bruyants qui participaient à un grand tour du pays pour une sélection olympique. Il y avait des vélos de compétition partout dans les couloirs qui obstruaient le passage et pour entrer dans sa chambre, il dut en déplacer un qui en bloquait la porte avec arrogance au point qu’il craignit un bref moment que son lit soit occupé. Tôt en soirée, après une pause pleinement savourée, accompagnée d’un sage whisky, Joseph se réjouissait d’aller se restaurer à la seule salle à dîner de l’oasis, mais on avait entièrement privatisé l’endroit, le groupe sportif l’ayant réservé pour ses membres. 

Il mit plusieurs jours à se remettre de ce séjour de repos. Les bons effets des offices d’Olga se firent tout de même attendre. Sans doute allaient-ils se manifester sur le long terme, après plusieurs visites, mais Joseph ne séjournait qu’en escale dans cette oasis et il devait partir le lendemain.

À son retour chez lui, il s’estima fin disposé à répondre à une offre d’un laboratoire médical qui requérait des volontaires pour des essais cliniques sur la fatigue. La première qualification pour faire partie de cet échantillon humain recherché était d’être fatigué! Pour cette phase du projet on rémunérait $50,000 sur un an toute personne dont le profil était d’être épuisé et qui allait être choisie sur cette seule compétence requise. Joseph se mit à rêver d’être ainsi payé à ne rien faire, comme certains y arrivent, mais il savait bien que cette situation n’avait rien à voir avec la paresse puisqu’il s’agissait de maladies chroniques dont lui-même se demandait s’il n’en était pas victime. Le singulier massage d’Olga lui permit ainsi d’ouvrir enfin les yeux sur une situation de fond qui couvait en lui depuis très longtemps et de se décider à en rechercher la cause pour l’éradiquer. Alors conclut-il, aussi bien, en effet, essayer de rendre sa fatigue profitable aux autres en la vendant à la science. 

Le massage olympien

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