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Le massacre des chats

Les idéaux sont à l’épreuve des balles

— « V », dans « V pour Vendetta »

Réalisation James McTeigne, 2005

Scénario des frères Wachowski

Basé sur un roman graphique de David Lloyd


Je ne suis pas armé. Je veux dire : je ne porte pas d’arme sur moi. Sauf ce fil de fer dans ma poche, enroulé à ma main gauche pour l’instant, fil tranchant, un peu plus d’un pied, dans votre monde on parlerait en centimètres, alors disons quarante, un fil qui fait l’affaire mieux que n’importe quel couteau, mais vous ignorez de quoi je parle, vous, vous n’imaginez pas la fureur, la vraie rage, vous la vivez par procuration, vous, à la télé je suppose, la rage, c’est grotesque ça aussi, sortez dont, marchez dont dans ces rues dévastées, avez-vous si peur de ce que vous avez permis ?

Quand je viens rue Saint-Séverin, retoucher inlassablement mon œuvre, je la sens battre dans mes paumes, cette vraie rage que je ne cherche plus à maîtriser.

Je ne viens plus aussi souvent, c’est vrai.

Mais je crois que j’ai réussi à semer la peur ici, et je me méfie bien entendu des gens qui ont peur.

J’ai retenu longtemps cette étrange fureur ; j’ai marché et j’ai lu. Et j’ai égorgé des chats, ce faisant, bien sûr, peut-être pas une centaine encore, mais c’est imminent. C’est beauté. Et j’estime que c’est la seule solution, et qu’ainsi, la tradition viendra à bout de toutes ces demeures hors de prix.

Je les ai égorgés, puis disposés ici et là, souvent pendus dans vos quartiers cossus, comme dans « Tu ne tueras point », la tétralogie, ou comme dans le film avec Arditi, dans le milieu du film à peu près, je ne me souviens plus du titre, j’ai retrouvé au cinéma plein de chats pendus, tellement, c’est offensant comme image, c’est révoltant comme symbole, j’imagine que vous aimez encore les symboles, vous, derrière vos grilles électrifiées.

Pourquoi les tuer, dites-vous ?

Pourquoi les pendre ?

Mais c’est évident. Tellement.

Qui êtes-vous pour poser pareilles questions insolentes, du reste ?

Dans quel monde vivez-vous ?

Il fallait les tuer

Il fallait les pendre.

C’est simple. Vous ne comprenez rien, vous ne comprenez pas ?

C’est simple et c’est tout.

Et qu’est-ce que vous croyez connaître de la mort, dites-moi, vous, pour vous adresser à moi sur ce ton ?

Avez-vous déjà tordu le cou d’un chat ? Avez-vous seulement déjà aperçu la terreur en fuite dans ses yeux ?

De quoi parlez-vous, alors, du fond de votre prison où les chats sont mieux traités que les enfants ?

Avez vous déjà remarqué, avez vous déjà vu comment il s’étrangle lui-même, ce chat, comment il gigote et fraternise ainsi avec la mort, et accélère sa fin, et le fil de fer, le nœud qui se resserre à chacun des mouvements désordonnés de son petit corps osseux, avez-vous senti les griffes d’un chat sur votre avant-bras, et son râlement de fauve, l’avez-vous entendu quand il respire les cendres de sa peau, et comment ses muscles se tendent, et ses yeux terrifiés fixés sur vous, et ses pupilles énormes, qui sortent de leur cavité, qui vous avaleraient, son cœur qui accélère, qui explose contre votre torse, quand vous le serrez sur votre poitrine, jusqu’à ce qu’il échappe ce dernier râle terrible ?

Au minimum, alors, avez-vous déjà noyé un chat ? Le maintenir mathématiquement sous l’eau, dans une poche vulgaire, dans une baignoire ? Et plusieurs nouveaux-nés encore aveugles, dans la même poche, attendre qu’il n’y ait plus de bulles, de signes, d’air, en sachant que c’est désormais nécessaire et juste, et en appelant ainsi la potence, à moi, je me fous de votre justice.

Qui êtes-vous, dans ce cas ?

Qui ?

Une espèce de larve ?

Il faut regarder en face la vie qui s’achève, monsieur, le grincement glauque de la langue herbeuse du chat, la dernière respiration, la contraction, la raideur quasi immédiate parce qu’elle est d’abord dans votre cœur, tous ces tendons mobilisés vers un cri, un feulement, un ongle sur un tableau noir, puis l’arrêt du souffle, il faut l’avoir vécu pour savoir à qui vous parlez, madame, pour avoir le droit de vous adresser à moi.

Quand je viens dans ce quartier, désormais, je porte des gants.

Je ne sais jamais si je serai à la hauteur de mon trait, de mon geste, combien de chats finiront pendus aux poteaux ce soir, combien de cadavres pour dresser mon œuvre, cette nuit encore[1].



Notre-Dame-des-Prairies

Janvier 2019 – septembre 2022

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[1] Pour une information plus formelle sur la rue Saint-Séverin, sur le massacre des chats des patrons et sur ce que d’aucuns estiment être la naissance de la lutte des classes, au XVIII siècle, voir Robert Darnton, Le grand massacre des chats, éd. Robert Laffont, 1985, ou encore Anne-Marie Mitchell, Les Chats de la rue Saint-Séverin, éd. Lucien Souny, (L’Histoire des pays), 2016. On goûtera aussi l’ironie dans le fait que le masque de « V », dans « V pour Vendetta », est une représentation stylisée de Guy Fawkes, membre de la conspiration des poudres, tentative avortée de destruction de la Chambre des lords, G-B, 1605. Le masque est d’ailleurs utilisé par Anonymous, mouvement contestataire contemporain dit « hacktiviste » se manifestant notamment sur Internet (wikipédia). On en retrouve une autre version dans la série espagnole « La maison de papier ».

Le massacre des chats

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