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Le goût du manioc

Je voulais manger du piment et du manioc comme avant je mangeais des petits Lu et de la confiture, je voulais des tam-tams et des cris (…)

(Nathacha Appanah) 




Il vient un temps dans la vie où l'on se lasse des petits Lu de la routine ; où l'on se trouve placé voire même déplacé ainsi que des points de suspension au bout d'une phrase inachevée. Pris au piège par les obligations sociales et professionnelles, l'on se laisse happer par les uns et les autres, surtout par les autres de plus en plus nombreux sur les réseaux dits sociaux, à l'ère des relations et des amitiés virtuelles de plus en plus instantanées. 

Et puis un matin, l'on repose machinalement, comme par dégoût, la boîte en carton à peine entamée de petits Lu, et l'on se laisse envahir allègrement par d'autres senteurs. La simple inhalation d'une odeur émanant d'un ailleurs que l'on pensait oublié et c'est le passage de l'autre côté, sur la terre des Autres.

La terre des Autres. Cet univers aux allures d'une tubercule couleur marron gris foncé et dont l’on sait au plus profond de nous qu’il suffit de la fendre en deux pour que surgisse la chair blanche. 

Hasard de la vie ? Mystère des chemins que l'on décide d'arpenter ? 

Qu’importe. Il suffit parfois de peu ; d'une odeur de manioc humée au détour des ruelles de la vie et la magie opère. La mémoire se souvient. Elle a gardé pieusement la réminiscence du goût du manioc. De ce manioc qui n’est à nul autre semblable.


Le manioc des femmes. Un arbuste vivace à l'image des femmes et dont les racines tubérisées sont riches en amidon. À l'image des femmes de par ses rameaux fragiles à l'écorce lisse et pourtant si résistante du haut de la taille de sa plante pouvant atteindre quelques mètres de haut. 

Le manioc des femmes, une plante, une racine, une fécule inoubliables. Ce n'est peut-être pas un hasard si le terme “manioc” désigne par métonymie les trois à la fois. 


Trois justement. Elles étaient trois. Celles qui m'ont initiée au goût du manioc inimitable. 


C'était au Cameroun. Dans un village reculé, oublié de tous. Des villageois survivant à grand-peine, faute de travail. Des moyens de subsistance réduits. Les jeunes étaient partis aussitôt qu'une occasion s’était présentée, à l'assaut des grandes villes, là où ils rêvaient de trouver un travail. 

Les femmes, elles, étaient restées. Où aller avec une progéniture nombreuse ? Comment rêver d'un nouveau départ quand il y avait une ribambelle d'enfants à éduquer et à nourrir ? Quand on est une femme issue de cette terre africaine, partir est un rêve inaccessible. De ce rêve auquel l'on n’a même pas le temps de rêver et encore moins le droit. 

Le droit, c'est pour les autres. Pas pour les femmes de ces contrées reculées d'Afrique. Pas pour les femmes de ce village oublié de tous, au Cameroun. 

Pourtant, le droit, elles l'ont pris un jour. Par désespoir sans doute. Faute de choix peut-être. Par nécessité, forcément. Par goût de la vie, aussi. Probablement. Prendre le droit d'agir ou crever. Ou voir ses enfants crever de faim. De malnutrition. 

Dans ces contrées-là, quand il s'agit de faire bouillir la marmite, les femmes savent faire. 

La marmite, C'est d'abord et surtout une affaire de femmes. Quand une femme africaine se retrouve acculée, que lui reste-t-il à faire ? Une seule chose, elle le sait. Se retrousser les manches et repousser de toutes ses forces l'ombre de la mort tapie dans l'obscurité des buissons et qui n'aspire qu’à tout décimer.


Le droit, elles l'ont pris un jour. Trois femmes. Aya, Désirée et Myriam. 

Les années ont passé. Je n'ai pas oublié ces trois femmes hors du commun qui m'ont marquée et m'ont surtout fait goûter à cette saveur jusque-là inconnue de moi, le goût des autres. Assaisonné par l'amour des autres. Un goût à jamais associé au manioc. 

Acidité du goût. Acidité suave. Le manioc et Aya. Le tubercule de la survie. 

Aya, la matrone, eut l'idée un jour de planter du manioc. Ses fils étaient partis. Ses petits-fils, partis aussi. Bientôt leurs fils s’en iraient à leur tour, suivant l'itinéraire de leurs aînés vers la ville et ses promesses de réussite.

Quel âge avait-elle, Aya ? Difficile à dire. C’est à croire qu’elle n’avait pas d’âge. Sur le parchemin de ses rides, on lisait sans parvenir à déchiffrer le passage des années. Et des privations. Et des épreuves. Mais nulle trace de résignation. 

Décidée, volontaire. D'une étoffe différente des autres femmes qu’il m'avait été donné de rencontrer, je n'ai jamais oublié son regard couleur charbon. 

À lui seul il contenait une détermination exceptionnelle, encore plus exceptionnelle vu son âge avancé. Aussi coriace que le manioc. Car le manioc une fois planté, pousse toujours. 

Il repousse encore quand bien même nul ne s'en occupe. Toujours il repousse. Récolte après récolte. 


Et donc le manioc. 

Une fois lancée l’idée à la ronde, c'est toutes les femmes du village qui se sont sorties de leur torpeur et de leur abattement. Et c'est comme si l'idée à elle-même suffisait soudain à les nourrir, à combler une faim grandissante au creux des estomac qui gargouillaient sans relâche, nuit et jour. 

 Et c'est comme si l’'idée à elle seule suffit à combler le creux des joues qui s’en trouvèrent étonnamment arrondies, gonflées par un souffle d'espoir charrié par les vents chauds. 


C'est là que Désirée et Myriam firent leur entrée en scène afin que ne s’éteigne pas le souffle. 

Il fallait le nourrir, afin qu'il enfle, enfle, enfle encore jusqu'à se faire nourricier. 

Pour cela, il fallait les souffles unis de Désirée et de Myriam. 

Trois souffles unis par une vitalité nouvelle susceptible de semer dans les entrailles de la terre ensommeillée, les tubercules de la vie au goût impérissable.

Désirée, convaincue que l'idée d'Aya méritait d'être étoffée, se chargerait de trouver les financements nécessaires auprès de la représentante de l’ONU et s’occuperait de la commercialisation du manioc et des produits dérivés. Quant à Myriam, revêtue de ses atours de chimiste, elle apporterait à l'idée son savoir-faire de scientifique en vue de rendre l’idée plus réalisable : l’amidon, une manne incontestable. 

C'est ainsi qu'un jour, alors que je me trouvais en mission à Douala, mandatée par l’ONU, l'on vint me prévenir que trois femmes étaient là et qui sollicitaient une audience auprès de moi. 

Je me souviens avoir refusé dans un premier temps de les recevoir. Parce qu'elles n'avaient pas pris de rendez-vous au préalable. Mon agenda était chargé. 

Je me souviens qu’aux alentours de midi, mon assistant revint à la charge. Les trois femmes n'étaient pas parties. Elles insistaient pour que je les reçoive. Elles étaient venues de loin. Il leur avait fallu de longues heures de route pour arriver jusqu'à Douala. Elles ne s'en retourneraient pas vers leur village lointain sans qu'elles ne m'aient parlé. 

Je n'avais guère le choix. Sacrifier ma pause déjeuner. C'était ma seule marge. 

Elles entrèrent à la queue leu leu. 

Aya, en tête. Imposante matrone flottant dans un boubou blanc. Une canne en bois tenue fermement par sa main gauche semblait soutenir tout son corps. Un corps amaigri, presque squelettique que l'on pouvait deviner sous l'étoffe en Wax qui avait conservé une blancheur éclatante. 

Dans ses yeux cernés de rides, une lueur pétillante de vie. 

Derrière elle, Myriam, en boubou jaune. Grande de taille, silhouette longiligne. L’étoffe laissait entrevoir le renflement du ventre, les courbes reconnaissables entre toutes et qui sont le signe apparent de la vie qui y sursaute. 

Désirée était lumineuse. Comme nourrie par un feu intérieur que rien ne semblait avoir pu éteindre. Ni la faim, ni les privations qui avaient creusé ses joues. 

La troisième femme, Désirée, vêtue avec élégance d’un tailleur bleu à l’occidentale, dénotait quelque peu avec ses consœurs. Tout en elle disait la femme active, jusqu’à ses ballerines rouges à talons aiguilles assorties à son sac à main. 

Myriam, la trentaine bien avancée, m’observait droit dans les yeux comme si elle me jaugeait. Comme si elle évaluait par un simple regard, ma capacité à répondre à ses attentes concernant le projet qui les avait menées jusqu’à moi. 

Le manioc. Au goût si particulier. Au goût de la vie qui survit par-dessus tout. Un tubercule porteur de vie et qui persiste à croître par la seule volonté des femmes. De ces trois femmes exceptionnelles. 

Exceptionnelles, c’est le terme. 

Aya, porteuse de l’idée du projet. Désirée, l’exécutrice de ce projet. Et qui avait réussi à rallier toutes les femmes de son village. 

Tant de bras féminins ont retourné la terre, semé, bêché, récolté… 

Des récoltes et des femmes. 

Et puis Myriam qui a commercialisé avec brio, avec acharnement, les produits dérivés du manioc: l’amidon, l’Attiéké, la poudre de manioc… 

Le goût du manioc. Le goût des femmes. De la sueur de ces femmes. 

J’en ressens presque la moiteur vivifiante aujourd’hui, trente ans plus tard. L’odeur du pays où l’on se dévoue pour les autres. Où l’on s’acharne aussi. Parce que l’autre dépend de nous. Sa survie aussi. 

Cette saveur que je pensais avoir oubliée, perdue dans les aléas de l’existence, l’odorat et les papilles floués par la fadeur du quotidien. 

Goût pour les uns. Dégoût pour les autres. Ces uns et ces autres qui meublent la toile de notre vie. Relations sociales, amicales, professionnelles. Permanence des autres. Permanence stérile. 

Et puis, elles. Ces femmes. Le goût de leur non-évanescence venu me secouer ce matin, me sortir de la routine, me ramener à l’essentiel. 

Elles, présences indéniables. Revenir à elles. Au goût du manioc. 

Elles. Aya. Désirée. Myriam. 

Et me dire que le manioc, une fois planté, s’obstinera toujours à pousser. 


À l’image de l’Afrique. 

Car, quand le manioc pousse,

C’est l’Afrique ton Afrique qui repousse 

Qui repousse patiemment obstinément 

Et dont les fruits ont peu à un peu 

L’amère saveur de la liberté. 

(David Diop)


Le goût du manioc

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