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Le Doigt

Les petites lampes solaires s’allumèrent les unes après les autres, jetant çà et là leurs lueurs orangées qui vibraient comme des feux-follets et se reflétaient dans l’eau. Elles étaient disposées à intervalles réguliers autour d’une mare. La terrasse donnait sur un grand jardin à l’anglaise. Dix heures du soir, on était au printemps.

— J’ai froid. Rentrons, Frédéric, dit-elle en se levant.

Le jeune homme obtempéra et ouvrit la porte-fenêtre. Quand ils furent à l’intérieur, il lui prit la main d’un geste spontané.

— J’adore ta bague, dit-il. Des mains, ça raconte plus qu’un visage.

Elle eut une petite moue. Elle s’assit dans un fauteuil, lui en face d’elle. C’était une femme svelte à l’allure sportive. Sa robe bleu indigo un peu décolletée mettait son corps en valeur. Elle travaillait dans une agence immobilière et maîtrisait l’anglais à la perfection.

— La bague? Je la porte souvent, dit-elle.

— En souvenir de papa?

Il l’avait quittée deux ans plus tôt, elle avait souffert, s’était révoltée puis résignée. Elle n’avait plus de contact direct avec lui. Depuis leur séparation, Frédéric, leur fils, avait décidé de vivre avec son père. À dix-huit ans, il voyageait maintenant entre deux eaux en s’abstenant de toute critique envers l’un ou l’autre de ses parents. 

Elle caressa le bijou d’un geste familier. Élégant et discret, l’anneau en or blanc orné d’un diamant — dix-huit carats quand même — faisait partie intégrante de sa personne. 

— Même si c’était un cadeau de ton père, c’est plus qu’un souvenir, dit-elle. Mais, tu sais, depuis qu’il est parti, je n’ai plus une minute à moi. Ciné, théâtre, ateliers, balades en forêt, aquabike… J’ai prévu un trip en Ouzbékistan. On a créé un nouveau groupe Facebook. 

Frédéric sourit.

— C’est top d’être aussi active pour une femme de ton âge.

Sa remarque frisait la grossièreté. Allait-il enfin grandir un jour? Elle l’avait trop biberonné en autorisant tous ses caprices. Elle passa sa main sur son cou d’un geste qui se voulait désinvolte.

— Et toi?

Il haussa les épaules.

— Je me balade, je prends des photos au hasard, selon mon humeur.  

Ses yeux vifs furetèrent un peu partout dans la pièce: un décor impeccable, quelques magazines sur une table basse, un luminaire design en forme de roue, des bibelots anciens qui s’accordaient à merveille au mobilier moderne, mélange de bois clair et de métal. Pourtant tout semblait figé. L’appartement d’une célibataire qui n’est jamais chez elle. 

Il s’empara de son téléphone, se plongea dans sa messagerie sans un regard pour elle, qui l’observait avec attendrissement. À demi allongé sur le divan, une jambe pliée, l’autre pendant dans le vide, il avait la même attitude que lorsqu’il était enfant et s’affalait devant la télé pour suivre ses dessins animés préférés. Ses cheveux châtains étaient en désordre et son jean troué aux genoux. Les manches retroussées de son sweat trop large montraient des avant-bras bronzés.

Leur conversation fut légère, enjouée. Puis elle dévia vers les propos déplacés d’un politicien sur le statut des artistes. Sur ce point-là, ils étaient d’accord. Il s’était levé et se baladait avec nonchalance dans la pièce, avec son téléphone. Il cadra sa mère en continuant à bavarder jusqu’à ce qu’elle se rende compte qu’il était en train de la filmer ou de la prendre en photo. D’une main, elle se dissimula le visage.

— Maman, ne sois pas gênée! C’est juste pour me marrer!

Il resta un peu puis s’éclipsa après lui avoir promis de revenir le week-end suivant.


Ils se revirent seulement quinze jours plus tard. Frédéric était joyeux, ses yeux pétillaient. Allait-il lui annoncer une bonne nouvelle, des résultats brillants aux examens qu’il avait redoutés? Ou lui présenter une compagne? Elle ne savait rien de ses amours, il était si secret, son fils, son tout petit, à elle.

La conversation à bâtons rompus fut enjouée. Il ne fit allusion ni à ses études ni à ses conquêtes. Son téléphone n’arrêtait pas de vibrer. Ah, ces jeunes, avec leurs réseaux sociaux! Elle utilisait peu Facebook, uniquement pour ses groupes de voyages ou de loisirs. Il y eut encore le signal d’une nouvelle notification. 

— Wouaw, géant! s’exclama Frédéric. 

Il lui montra l’écran. Une image qu’il agrandit. Des couleurs ocre harmonieusement assorties, une forme découpée sur un fond noir. On aurait dit un tableau. 

— Regarde, mam’! Je ne compte même plus les likes, les cœurs, les commentaires. Trop génial!

Stupéfaite, elle examina la photo. La bague, le diamant…

— Mais c’est ma main! Comment as-tu osé?

— Osé quoi? Mettre sur ma page un truc que je trouve joli? Tu devrais être flattée. Et on ne voit pas ton visage puisqu’il est caché.

— Ne fais plus jamais ça. Je t’interdis!

— Bon, OK.

Il lui lança un clin d’œil moqueur.

— Toi aussi, tu postes sûrement des photos. Sur l’Ouzbékistan, par exemple…

Elle acquiesça. Elle n’avait pas envie d’entamer un débat là-dessus. Quand il était gamin, elle ne lui avait pas autorisé l’accès des réseaux sociaux pendant longtemps, jusqu’au moment où elle avait cédé.

— Les voyages exotiques, dit-il d’un air rêveur, c’est fun…


Le soir même, elle reçut sur le réseau une invitation provenant de son fils. Elle l’accepta comme “ami”. Après tout, ça signifiait qu’il n’avait rien à lui cacher. Elle erra sur le journal de Frédéric. Très peu de textes, beaucoup d’images et de vidéos: basketteurs, paysages paradisiaques, sketches, anciennes photos de classe, voitures de luxe, deux ou trois selfies. La semaine fila sans plus qu’elle pense au cliché qu’il avait pris de sa main. 

Mais le dimanche, il lui envoyait un message privé: Mam, t’as vu tous les likes sur mon post?

Elle s’étonna qu’il lui écrivît rien que pour ça. Elle n’eut pas besoin de chercher longtemps. Ce qui apparaissait en premier sur la page de son fils était la photo de sa main à elle, ornée de la bague, avec le visage dissimulé à l’arrière. L’image était belle, emplie de mystère. Suivait une quantité invraisemblable de réactions banales ou élogieuses, parsemées d’émoticônes. Dès qu’une nouvelle phrase surgit sur l’écran, elle fourra son téléphone dans son sac en se jurant de ne plus y toucher jusqu’au lendemain.


Au petit-déjeuner, elle ne put s’empêcher de surfer sur le réseau. À présent, la photo était bien visible sur le fil d’actualités. Comme un objet qu’on a plongé au fond de l’eau pour le faire disparaître et qui remonte constamment à la surface: la main — sa main! — devant le visage — son visage! Et la bague. Les doigts, longs et fins, ressemblaient à des tentacules. 

À l’agence, elle n’eut aucun moment à elle. En fin d’après-midi, elle consulta son téléphone. De nouveaux commentaires défilaient les uns après les autres. Elle se força à ne pas les regarder. Mais le soir, dans son lit, elle n’y tint plus. Les yeux rivés à l’écran, elle se mit à les lire. Des flatteries, des banalités, des grossièretés, des allusions perverses, un amalgame invraisemblable qui dépassait son entendement, elle en avait le tournis. Tout ça, pour une simple main. Sa main! Le cœur cognant dans sa poitrine, elle ferma les paupières, mais ne put trouver le sommeil. Le lendemain, pendant toute la journée, elle fut absente du monde. Lorsqu’un collègue s’approcha d’elle pour lui proposer un café, elle sursauta. Elle quitta le bureau en hâte, sans une explication. Malgré son malaise grandissant, elle était obnubilée par l’idée d’en savoir plus. La photo, “volée” par son fils, surgissait sans cesse sur le réseau. Quand donc tout cela prendrait-il fin?

Elle devint distraite, déconcentrée. Cela tournait à l’obsession. Plusieurs fois par jour, elle vérifiait le nombre de vues, constatant qu’il ne cessait d’augmenter. À l’agence, elle commit quelques erreurs. Un matin, chez elle, en pleine visioconférence, elle fut prise de nausée, mais personne ne s’en aperçut.


Elle n’était ni sotte ni déraisonnable. J’ai quarante-trois ans, se répétait-elle, j’ai un boulot, des responsabilités, un fils, des projets, rien ne peut me faire peur. Mais au fil du temps, une angoisse sourde montait en elle et, même son voyage en Ouzbékistan, lui apparaissait comme une épreuve infranchissable. À un moment où elle avait trouvé un peu d’apaisement en feuilletant un livre illustré sur sa prochaine destination, son téléphone bipa. Pourquoi ne l’avait-elle pas réglé pour faire taire toute notification? Ce n’était qu’un message publicitaire. Avec une appréhension mêlée de curiosité, elle finit par ouvrir Facebook. L’image avec sa main… Sidérée, elle retint son souffle devant le déroulé des commentaires, la surenchère de grossièretés d’inconnus dont les phrases se brouillaient devant ses yeux: 

— T’es qui toi la nénette qui se la pète?

— Ton diamant ça doit valoir un max! 

— Pourquoi tu te caches? Une bombasse comme toi je vais me la sauter vite fait!

— C’est quoi ton pseudo? Et ton petit nom?

— Ta chatte on peut la voir? Je la lécherais bien moi! T’es rasée au moins? Et tes nibards? 

— Je parie que t’es blonde! Râââ… tes douces lèvres sur ma bite toute dure! Je te l’enfonce à t’exploser poufiasse!

— …

Il fallait empêcher ça! À l’instant! La photo revenait sans cesse et pourtant, elle semblait différente à chaque fois, comme si quelqu’un s’amusait à en modifier l’apparence. Mais non, c’était elle qui fabulait, elle allait devenir folle! Elle prévint l’agence qu’elle était malade et serait absente quelques jours. De Frédéric, elle exigea des explications sur-le-champ. Il arriva chez elle, un peu penaud. Mais, maman, c’est pas grave, tu prends toujours tout au sérieux, c’est juste les réseaux…

Lorsqu’il s’affala sur le divan, dans sa position favorite, celle qui attendrissait sa mère quand il était enfant, elle lui ordonna de se lever et de s’installer en face d’elle, à la table où ils avaient si souvent partagé leurs repas. Il fuyait son regard. Elle en éprouva une joie secrète. Ah, il ne s’en sortirait pas aussi facilement! Elle lui montra le dernier commentaire d’un internaute: Faux pas t’caché grosse putte, faux pas avoir la trouille, j’les kiffe à mort les gonzesses avec leurs ptite papates! J’vé te retrouvé, guenon de ta race! Dans cet océan de vulgarité truffé de fautes d’orthographe, un même individu se manifestait de temps en temps avec des phrases anodines courtoises et une syntaxe irréprochable: un certain Max Cool. Pourtant, un observateur attentif aurait remarqué qu’il relançait habilement les autres intervenants.

Sans pitié, elle cuisina Frédéric, lui demanda qui étaient ses “amis”. Ce ne sont pas des potes, dit-il, tu sais comment ça fonctionne sur les réseaux. D’ailleurs ni toi ni papa n’avez viré l’autre de ses contacts, c’est bien la preuve que…

Il reconnut avoir trafiqué l’image pour la rendre plus sexy et ravivé de nouveaux commentaires en prenant un pseudonyme: Max Cool. Son air piteux renvoyait à un incident ancien: la fois où il avait été surpris par elle à l’âge de huit ans dans la cuisine, en pleine nuit, une grosse tablette de chocolat glissée sous sa veste de pyjama.

Elle ne lui fit aucun reproche, il était assez intelligent et sensible pour avoir compris une bonne fois pour toutes. Quand il lui dit au revoir après avoir promis de supprimer la photo, elle se jeta dans ses bras. Il ne l’avait jamais sentie aussi fragile. Il s’enfuit comme un voleur. Il erra dans les rues de la ville, à bord de la nouvelle voiture offerte par son père pour ses dix-huit ans. Puis, filant vers la campagne, il roula le cœur léger sans jamais s’arrêter. À travers les prés et les bois, la route rectiligne s’étendait devant lui vers l’infini. Le soleil couchant jetait ses dernières lueurs rosées sur les collines plus hautes qui surplombaient la plaine. Dans une sorte d’euphorie, Frédéric songea que l’Ouzbékistan devait peut-être ressembler à ça.


Le temps s’écoula. Elle s’était lancée dans un nouveau projet: les récoltes de fonds destinées à la rénovation d’un bâtiment historique. Elle préparait aussi son voyage. Elle lut quelques ouvrages sur l’Ouzbékistan et vécut des soirées passionnantes avec ses prochains compagnons de route. Plus une minute pour surfer sur les réseaux. Son fils était revenu la voir à plusieurs reprises et ils n’avaient plus jamais parlé de ce qui s’était passé. Un jour, il arriva à l’improviste avec une charmante personne: Océane. La conversation à trois fut enjouée. Le regard de la jeune fille s’attarda sur la bague que portait la mère de Frédéric. 

— Maman a encore de jolies mains, non? commenta celui-ci.

Océane acquiesça.

— Mon paternel pense ça aussi, poursuivit Frédéric. Quand il a vu la photo sur Facebook, il s’est d’ailleurs fendu d’un petit mot! Marrant, hein?

— Quoi? Tu ne l’avais pas supprimée? s’écria sa mère, décomposée. Tu m’avais juré!

— Bah, ça m’est sorti de la tête. Les examens, les prises de bec avec papa — tu sais comment il est —, j’ai eu pas mal de soucis.

Elle se leva d’un bloc, raide et muette, se dirigea vers la porte d’entrée. Frédéric avait compris. Océane le suivit.

Enfin seule, elle se rua sur son téléphone. Sur le réseau, qu’elle n’avait plus fréquenté depuis longtemps, la remarque perfide de son ex-mari l’atteignit en plein cœur: Plus une femme est belle, plus elle est prête à vendre son âme pour un diamant. Voilà ce qu’il avait écrit sous la photo. Et c’était visible par tous! Elle bouillonnait de rage contenue. Un souvenir lui revint: la soirée romantique où il lui avait offert le bijou, ses mots d’amour, ses promesses d’éternité. 

Alors, avec une patience infinie, elle chercha des instantanés qu’elle avait pris pendant leur vie commune. On le voyait au naturel. Pour la première fois, elle fut frappée par son apparence: bedonnant, en maillot de bain sur la plage, le visage cramoisi et luisant de crème solaire, ou vaseux devant une bouteille de champagne vide et les cadavres d’autres agapes, ou en short et tongs muni d’un taille-haie (qu’est-ce qu’il pouvait être maladroit!), ou en costume avec la cravate ringarde qu’il s’obstinait à porter, ou encore affalé devant la télé avec des chips, mais sans la grâce juvénile de leur fils… Il y en avait d’autres, plus avantageuses ou quelconques. Elle fit son choix parmi les plus ridicules. Quelques clics et l’affaire serait lancée sur les rails. Attaquer pour mieux se défendre et, surtout, planifier ses attaques comme un chef de guerre. Elle agirait avec méthode sans rien laisser au hasard. Chaque jour à heure fixe, elle posterait une image. Un matraquage auquel il ne pourrait échapper même en étant peu présent sur les réseaux. Et tant pis s’il la traînait en justice pour diffamation, elle s’en contrefichait.

Elle le broierait.

Un sourire se marqua sur ses lèvres. Un calme souverain l’habitait. Avec soin, elle photographia sa propre main vue de dos, en gros plan. L’image était parfaite, quatre doigts repliés dont le pouce. Il s’agissait de son honneur! Hiératique, narquois, le majeur, orné du diamant, était pointé vers le ciel comme une menace.


Le Doigt

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Belgique
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