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Le Dernier coup de marteau

“— Ça va mal. Il s’est formé une âme en vous.”

— Une âme? Quel mot étrange et depuis longtemps oublié!

“C’est… très grave?, balbutiai-je.

— Incurable.

— Mais, en somme, en quoi cela consiste-t-il? Je ne me rends pas bien compte. 

— Comment vous expliquer…”

                                                                        Evgueni Zamiatine, Nous


Jusque-là, les enchères, selon le jargon de la profession, avaient été “peu animées”. Il est vrai qu’il n’y avait pas eu à ce stade de pièces qui valaient de faire l’objet d’une dispute, et encore moins de pièce maîtresse; tout cela était un peu petit bras: et on s’accordait à dire que rien de transcendant n’était encore descendu dans la salle.

Cela ne se mit vraiment à bouger qu’à l’arrivée d’un lot sous verre amené par deux assistants, qui le posèrent avec précaution sur une table, avant de s’esquiver sur un signe du maître de cérémonie. On pouvait voir le public remuer et tendre le cou, comme sous l’effet d’une curiosité jugée “prometteuse”. Le commissaire-priseur quitta son siège sur l’estrade et, en habile maître des horloges, tourna d’abord autour de l’objet, allant jusqu’à se pencher sur lui comme pour s’enquérir de son état de conservation ou, qui sait, déceler un grain de poussière égaré sur la vitre. Puis il se redressa, et se mit à parler, tout en regagnant sans se presser la tribune. Étrangement, dès qu’il fut assis, il s’empara de son marteau, comme s’il avait l’intention de souligner sa présentation par quelques coups bien sentis de son instrument. Mais il s’en abstint, et le reposa sur la table.

De ce bref discours d’introduction, on retiendra qu’il vanta les qualités de l’objet exactement comme il l’aurait fait du manifeste d’un groupe artistique entré depuis longtemps dans l’histoire, allant jusqu’à proclamer que c’était un document fondateur de notre temps — alors que c’était avant tout une sorte de bréviaire de toutes les vilenies, un catalogue de toutes les techniques et manœuvres pour déstabiliser un adversaire, un vade-mecum de tous les coups les plus bas possibles: une pure fabrication, composée à grands renforts d’images truquées ou remontées ou de citations tronquées ou retournées, et destinée à propager la désinformation et les fausses rumeurs avec une maîtrise consommée des techniques de manipulation les plus éhontées. 

À entendre l’orateur (et il est vrai que, ces derniers temps, les critères déterminant la hiérarchie des valeurs avaient bien changé), ce document avait littéralement dominé cette époque, “la nôtre”, insista-t-il avec des accents enflammés — alors que ce n’était tout au plus qu’une sorte de mémo infecté de mensonges, un ramassis d’une centaine de pages exposant étape par étape tout le montage d’un réquisitoire destiné à démolir la réputation d’un personnage parfaitement intègre, qui avait pour la cause essuyé les plâtres: et qui en l’occurrence n’avait pas survécu à l’infamante campagne lancée contre lui. Certes, avait poursuivi comme pour mémoire ce commissaire-priseur, il se devait de rappeler le caractère contestable qui y avait longtemps été attaché, mais qui, les temps aidant, s’était fort émoussé — ici, quelques sourires apparurent aux lèvres de certains spectateurs, à l’évocation des quelques manifestants qui avaient prétendu perturber la séance, et dont l’ombre très ténue passa furtivement: leur présence ayant été anticipée par les organisateurs, ils avaient promptement été évacués par un efficace service d’ordre, qui poussa la célérité jusqu’à effacer toute trace de leur passage.

L’orateur avait oublié depuis longtemps son devoir de neutralité, allant carrément jusqu’à parler d’une sorte de grimoire ou de codex, un ouvrage auréolé d’une réputation quasi magique — alors que ce n’était qu’un méchant opuscule de bas étage qu’on diffusait encore voici peu sous le manteau mais qui avait soudain obtenu droit de cité. Et dans sa bouche, ce qui aurait été présenté quelques années auparavant comme un “dangereux brûlot” et montrant des pratiques de manipulation odieuses et répugnantes, est devenu un “document révélateur”, une sorte de “modèle” livrant au grand jour les coulisses d’une opération rigoureuse et pleinement réussie, dont il fallait, assurait-il, “tirer les leçons”. Il conclut, en saisissant cette fois son marteau et en désignant d’un geste impérieux l’objet sous verre, qu’on avait là affaire à une “pièce fondatrice”, à la source d’un “profond basculement”: et cette double formule calibrée et calculée produisit dans la salle l’effet d’un coup de pistolet qui donnait le signal du départ.

L’estimation, bien entendu confiée aux experts les plus qualifiés, était déjà haute, ce qui ne surprit personne; et n’en dissuada aucun.

Une fois l’enchère démarrée, on nota vite un emballement dans l’assistance: d’autant que, par ailleurs, une partie du personnel de la maison se tenait debout derrière un long pupitre, un portable à la main, pour enregistrer les ordres de correspondants à distance et les communiquer de manière convenue à l’officiant. Les montants se succédèrent, et s’inscrivirent sur un tableau, où les chiffres semblaient pris de tournis. C’était comme s’il fallait payer toujours davantage le prix de l’ignominie, et fixer toujours plus haut le curseur de la perfidie. 

Bientôt, des amateurs en vinrent à abandonner la partie. Ils observaient cependant la suite des événements avec intérêt, se penchant et s’exclament au gré des opérations, à l’exception de l’un d’entre eux, qui s’était tourné de trois-quarts sur sa chaise, comme s’il ne voulait pas regarder le spectacle tout en n’osant pas tout à fait s’en retirer. Peut-être pensait-il à cet épisode répété de son enfance, quand son père pratiquait des entailles sur le chambranle immaculé de la porte de sa chambre, pour mesurer sa taille à différents âges; et peut-être se disait-il, cet amateur, que, pour déterminer le prix de cet objet sous verre, c’était comme s’il fallait grimper jusqu’au plafond de la salle de vente, voire qu’il serait nécessaire d’en percer le toit.

Puis les enchères cessèrent. Tous les yeux étaient suspendus au marteau levé haut du maître des lieux; puis, dans un troisième coup retentissant, assené avec une force décuplée par le triomphe, le profond silence d’un instant fut emporté par un tonnerre d’applaudissements.

Personne ne cherche à savoir qui est l’acquéreur, qui ne se fait pas connaître. Mais évidemment, c’est aussi la règle d’or pour toute grande œuvre adjugée selon la même procédure.


Le Dernier coup de marteau

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Belgique
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