Le complexe du Flamand rose
“Moi, ce sont mes champions cyclistes que je dispose sur les rayons de ma mémoire”.
Antoine Blondin
Le téléphone a sonné longuement dans le vide… Mon père avait dû s’endormir dans le canapé. Les courses cyclistes diffusées à la télévision lui avaient toujours fait ce même effet. Le moteur ronronnant de l’hélicoptère filmant le peloton et les échappés. Les propos de plus en plus espacés du commentateur sportif, sans doute lui aussi fatigué, alors que l’étape du jour manquait totalement de tempo et encore plus d’enjeu pour le classement général. Au fil des heures, tout cela créait un climat de somnolence programmée. Les jours de courses — qu’il était parfois possible de suivre dès midi et qui pouvaient s’achever après 17 heures — tenaient à la fois d’un certain art de la sieste et d’une forme de démission physique et mentale. L’abandon des forces vives devant l’écran était surtout une sorte de tradition familiale instaurée par mon père. Une pratique qui commençait de plus en plus tôt au fil des années, le calendrier cycliste surchargé débutant dès le mois de janvier, dans les déserts du golfe Persique, pour s’achever en Europe après les dernières classiques de l’automne, la transition avec la saison suivante pouvant éventuellement être faite en regardant les courses de cyclo-cross dans les champs boueux.
Je crois pouvoir affirmer que, étant donné son addiction à ces courses, j’aurais vu mon père plus souvent couché que debout quand je vivais chez mes parents. Le calendrier de l’Union cycliste internationale aura fait de lui un homme allongé avant l’heure, tombé sans honneurs dans la consistance molle des coussins du vieux grabat du salon. Bien sûr, il y avait des retours à la conscience, des réveils, bientôt suivis d’emportements, d’éclats de voix, de jurons et d’applaudissements. Le final des courses, quand les cadors du peloton se décidaient enfin à en découdre, sonnait la charge pour mon père. Il se redressait sur le canapé, se frottait les yeux et la bouche comme quelqu’un qui se prépare à sortir du lit, sauf que la ligne d’arrivée n’était pas encore franchie et que ses jambes pouvaient encore rester ankylosées et inertes. La flamme rouge annonçant le dernier kilomètre, la cloche signalant le dernier tour, les vociférations et les postillons du commentateur enfin revenu à la vie pour épeler avec plus ou moins de difficulté les noms des coureurs se disputant la première place… Après cet emballement final, mon père se lèverait, jetant une main par-dessus l’épaule pour signifier son dégoût d’avoir vu son champion perdre, ou alors il serrerait le poing en prenant la direction de la cuisine pour célébrer la victoire avec une bière fraîche.
J’ai passé un nouvel appel téléphonique. Toujours pas de réponse. Vu l’heure, mon père était sans doute réveillé pour assister à la fin de l’étape du Tour d’Italie. Cette année, il avait été marqué par ce jeune Flamand en rose. Il avait déjà porté le maillot de leader du Giro en s’imposant facilement dans le premier contre-la-montre. La presse sportive l’avait surnommé “Le Petit Cannibale”, en référence à l’autre, le grand, le Cannibale tout court, Eddy Merckx. Mon père, la dernière fois que je l’avais eu au téléphone, m’avait dit que ce surnom, quelque part élogieux, devait surtout être un frein pour le jeune Flamand qui avait sans doute développé un complexe d’infériorité vis-à-vis de son illustre aîné. Le chemin était encore long jusqu’au très sélect “Club des 5”, qui était tout sauf cette série de romans d’aventures pour enfants, mais une poignée de célèbres coureurs qui n’étaient pas cinq, mais quatre… à avoir gagné le Tour de France à cinq reprises: Jacques Anquetil, Eddy Merck, Bernard Hinault et Miguel Indurain. Bien que cinq, ils le furent un temps, avant que l’affaire Armstrong n’éclate au grand jour et ne prive l’Américain de ses maillots jaunes…
Avec mon fils, je n’avais pas perpétué la tradition familiale. Regarder les courses à la télévision appartenait à une époque révolue, où mon père était le dernier à se maintenir étendu, enfoncé profond dans le canapé pour s’épargner l’agressivité du monde extérieur. L’histoire du jeune Flamand portant le maillot rose m’intriguait malgré tout. J’en avais entendu parlé à la radio pendant la semaine. Puis l’info s’était diluée dans mes journées de travail pour n’être qu’un de ces faits plus ou moins divers qui font et défont l’actualité. Entretemps, le coureur avait perdu le maillot de leader, mais il comptait bien le récupérer ce dimanche lors du deuxième contre-la-montre individuel. J’étais seul à la maison. La télévision était là, dans le salon, tentatrice. Je me suis d’abord assis sur le canapé. J’ai visé l’écran avec la télécommande, zappé un peu, et je suis rapidement tombé sur l’étape du Tour d’Italie. Le réalisateur montrait simultanément les images de deux coureurs en plein effort dans les derniers kilomètres du contre-la-montre. Le jeune Flamand, champion de Belgique de l’exercice, et un jeune Slovène, qui le talonnait au classement général. Les écarts étaient infimes et, au bout de l’asphalte, il y avait une carotte rose qui faisait mouliner les deux athlètes. Sans m’en rendre compte, j’ai étendu mes jambes sur le canapé, j’ai lâché prise et appuyé ma nuque sur un coussin. Mon corps s’est détendu. J’ai soudain fait un bond en arrière dans le temps. J’avais l’impression d’être dans le salon chez mes parents, il y a si longtemps. Bientôt, je devrais donner un coup de coude à mon père pour le réveiller afin qu’il ne rate pas l’arrivée…
À la flamme rouge, le commentateur me sortit de mes pensées et commença à crier au scandale. Le jeune Slovène bénéficiait visiblement de l’aspiration des motos qui roulaient à peine dix mètres devant lui, alors que le jeune Flamand voyait les motos avancer au loin, à une bonne trentaine de mètres. C’est à ce moment que mon fils entra dans le salon et leva les yeux au ciel en me voyant affalé dans le canapé:
— On dirait Papy!
J’ai soudain senti les poids des années sur mes épaules. Mon fils était un adolescent insolent, mon père un vieillard, et moi un quadra finissant rattrapé par une vieille habitude familiale. Le jeune Flamand l’emporta finalement, avec une avance d’une maigre seconde sur le jeune Slovène — le maillot rose était pour lui. Je pris de nouveau mon téléphone pour appeler mon père. Je pris cette énième absence de réponse pour un moment de célébration. Il devait marcher résolument vers la cuisine pour attraper une bière fraîche dans le frigo…
L’information tomba assez tard dans la soirée. Un vrai coup de tonnerre. Le jeune Flamand avait été testé positif à la Covid-19. Son Giro s’arrêtait là. Son maillot rose irait sur les épaules de son plus proche poursuivant favorisé par les motos. Son complexe vis-à-vis du Cannibale allait prendre de l’embonpoint comme un sportif en fin de carrière. L’époque virait décidément dans le domaine de l’absurde. Les cyclistes pourchassés pour dopage pendant des décennies étaient désormais les seuls à être encore contrôlés pour des raisons sanitaires devenues très floues. Qui exactement, au printemps 2023, mourait encore de la Covid-19? J’appellerai mon père le lendemain pour débriefer tout ça. Mon téléphone se mit à vibrer. Me devançait-il? Il y eut d’abord un long silence dans le combiné. Ma sœur dut s’y reprendre à plusieurs reprises pour parvenir à dire:
— C’est Papa…