top of page

Le Cercle

Ce soir-là, la réunion du Cercle s’est tirée en longueur, avec les éternels intervenants qui s’écoutent parler et les coupeurs de cheveux en quatre, comme il y en a tant parmi nos affiliés. Je ne suis presque pas intervenu, sauf pour dire à quel point toutes ces discussions me semblent oiseuses en regard de la situation et combien il importe de passer à des actions concrètes. Tout le monde m’a bruyamment approuvé pour replonger ensuite dans des polémiques affligeantes, vaines tentatives pour certains de se valoriser vis-à-vis de tous, d’autres exerçant leur capacité critique à remettre en question le plus infime point de détail qui précisément n’en est pas un selon eux. Notre petit théâtre de militants tourne à plein régime et à guichet fermé, un véritable succès, sauf qu’il est définitivement assommant. Lorsque les plus excités se mettent à hurler, assimilant les propos d’un intervenant à du révisionnisme pur et simple et que d’autres en représailles leur envoient à la figure des brassées de points Godwin, tout le monde parlant en même temps, je décide de m’esquiver. 

À peine suis-je sorti du local que David me rattrape dans le couloir pour me prendre à part: 

— On peut te voir un moment? 

David est un peu notre gourou, même s’il réfute violemment l’appellation, mais j’ai toujours l’impression que cela lui fait quand même plaisir. Son ascendant sur le groupe n’a fait que se renforcer depuis que son opuscule: “De la boue naîtra le chaos, cinquante petits exercices pratiques pour en finir avec la gadoue” a eu son petit succès sur Amazon, arrivant en tête des ventes dans la sous- catégorie “à vous de voir” de la catégorie “divers”. C’est lui qui a créé le Cercle alors qu’il était encore à l’Université, avec Delphine. À présent, ils sont tous les deux profs dans l’enseignement secondaire et Delphine donne aussi quelques heures dans le supérieur. J’admire leur énergie depuis que je sais que malgré les réunions qui se terminent à pas d’heure, le lendemain ils arrivent à parler des vertus de l’assolement triennal ou à débattre “Peine de mort, pour ou contre?” avec des potaches aussi peu réveillés qu’eux, mais pas pour les mêmes raisons. Je suis très surpris qu’ils se soient extraits tous deux de la réunion pour me parler. Après tout, ils en ont sans doute assez, eux aussi? Il faut dire que Camille, que certains mauvais esprits appellent “Compol-Pot” car elle se prend pour notre commissaire politique, Camille disais-je, peut très bien assurer, en l’absence de Delphine et David. 

Avant d’avoir l’occasion de répondre, ils m’attirent dans un bistro. Pas le Café de la Paix, car c’est là que tout le monde va se retrouver pour refaire le monde après la réunion, au Regency plutôt, un peu plus loin, plus cher et plus chic, là ils sont sûrs de ne pas tomber nez à nez avec les autres membres du Cercle. 

On commande les boissons, un Bovril pour moi — le Regency est le seul endroit où l’on trouve encore ce breuvage — une Chimay rouge pour lui, thé vert pour elle… 

— C’est pénible ce soir, dis-je en touillant dans ma soupe instantanée, espérant en savoir plus.

Lui pianote sur son vieux Nokia tandis qu’elle me fait part de son agacement face à tous ces camarades qui… 

Visiblement elle attend qu’il ait terminé son texto pour attaquer le vrai sujet. Je me suis toujours demandé si Delphine et lui étaient ensemble. Toujours proches, au propre comme au figuré, je ne les ai jamais vus afficher le moindre signe de tendresse l’un pour l’autre. De vrais militants à l’ancienne. David a terminé son message, il enlève ses lunettes en levant les yeux dans ma direction: 

— Tu n’as rien remarqué, chez Léon?

Non, je n’ai rien remarqué. Léon est notre plus vieux militant, il a tout connu, des manifs Viet-Nam aux Forges de Clabecq, de Renault Vilvorde aux franchisés Delhaize. Bientôt octogénaire, il vit seul et ne rate pas une des réunions du Cercle.

— Vraiment rien? David prend son air inquisiteur.

Delphine me regarde avec un brin de consternation, un peu comme un cancre que l’on tente de mettre sur la piste. Elle murmure:

— Son téléphone…

— Quoi, son téléphone? …

— Il est tout le temps sur son téléphone, précise agacé David avant d’enfourner une poignée de cacahuètes.

— C’est vrai, maintenant que j’y pense…

Je m’étais fait la remarque. Depuis quelque temps, Léon n’intervient plus dans les débats. Lui qui avait la parole si facile, qui ne se gênait pas pour interrompre un intervenant et se lançait dans de longs monologues, il reste à présent au fond de la salle, son beau front de vieil universitaire éclairé par le halo bleu d’une tablette récemment acquise. Plus étonnamment, la dernière fois que nous nous sommes parlé, il m’a pris à part pour me montrer une vidéo de chatons qui l’amusait beaucoup. Au moment même, je n’avais pas prêté plus d’attention que cela à ce comportement plutôt saugrenu de la part d’une personne de l’envergure intellectuelle de Léon, mais en même temps j’ai pensé: le théoricien s’humanise… ou devient gaga. Et puis d’autres faits récents me sont revenus: depuis quelque temps, il nous inonde de mails et de SMS nous incitant à signer les pétitions qu’il relaie sur Change.org. Il partage aussi des événements Facebook où il ne se rend pas lui-même: sit-ins, manifs, cortèges, marches au flambeau, chaînes humaines, grèves de la faim, flashmobs, j’en passe. Quand nous nous retrouvons au Café de la Paix, lui qui était au cœur de nos débats, jamais avare de commentaires et d’emportements, il reste dans son coin, toujours nimbé de sa lumière bleue et serti de ses écouteurs Marshall.

— Reviens parmi nous Léon, a dit un jour Camille.

Tous ces petits faits qui ne m’avaient pas vraiment échappé, j’avoue ne pas trop les avoir reliés entre eux… Je m’apprête à le dire à David et Delphine mais c’est à ce moment-là que Léon apparaît, engoncé dans sa vieille gabardine qui a fait Chooz, Kleine-Brogel et tous les centres fermés. Il se précipite vers notre table, plus ébouriffé qu’à l’accoutumée. J’imagine qu’il va s’asseoir à nos côtés pour débriefer la réunion, avec son sens peu commun de la dialectique et cet humour parfois féroce qui commence à nous manquer. Il n’en fait rien, il tourne la tête en tous sens d’un air désemparé, presque hagard. Soudain, il paraît soulagé et se précipite vers un coin du Regency en me confiant: 

— Je cherche une prise, la batterie de mon Smartphone est à plat! Cela se vide trop vite, ces trucs…


Le Cercle

?
Belgique
bottom of page