Le Centre du monde
Juillet 2023. La Baule (France).
Soirée de clôture du CIFC, Centre International Francophone Culturel des Lions clubs de France. La présentatrice — il y a aussi des femmes Lions — énonce la longue liste des remerciements adressés aux collaborateurs, bénévoles et sponsors. Sa voix très assurée et convaincante est le témoin de son engagement pour une noble cause.
— Chers amis Lions, chers amis non Lions. J’ai le plaisir de vous annoncer la prise de parole de l’ALB 2003, Ancien de La Baule, Pascal Määttä, un Finlandais qui nous vient de… Calcutta. Il va vous lire une nouvelle qu’il a rédigée pour la circonstance.
Applaudissements discrets.
— Chers amis, j’éprouve un grand plaisir et c’est un énorme honneur pour moi de me présenter devant vous ce soir… Mon papa s’appelle Paavo Määttä. Il est originaire de Jaalanka, qui se situe au centre de la Finlande, comme vous le savez tous. Mon papa (deux fois “a”) est très fier de l’accumulation de cette voyelle, la première lettre de l’alphabet, qui a marqué et marque toujours son nom et sa vie.
Il y a 50 ans, Paavo Määttä a été sélectionné par son pays pour participer au Centre culturel de La Baule. Durant tout le mois de juillet, il y a perfectionné son français et s’est pris d’amitié avec des jeunes de tous les pays du monde. Il m’a souvent parlé de son séjour en France. D’abord, le long cheminement le long de la Loire pour y découvrir non seulement ses renommés châteaux: Chambord et son spectacle grandiose de sons et lumières, Blois, Cheverny, Chenonceau… Mais aussi les nombreuses réceptions, toutes plus fastueuses les unes que les autres, et les échanges avec les Lions clubs.
Je suis son fils premier-né et, en reconnaissance pour son expérience fructueuse en Loire-Atlantique, il tenait à me doter d’un prénom à consonance française. Mais, il ne voulait pas que je sois pourvu de moins de “a” que lui. C’est ainsi que je m’appelle Pascal, en mémoire du grand homme Blaise Pascal.
À l’école, j’ai commencé très jeune à apprendre la langue de Voltaire, alors que tous mes copains s’adonnaient à celle de Shakespeare. Dès l’âge de dix-huit ans, mon papa m’a incité à renouveler l’expérience française qui l’avait tant séduit dans sa jeunesse. J’ai posé ma candidature et j’ai finalement été retenu pour la session 2003 du CIFC.
Si mon papa avait participé à une rencontre internationale… unisexe masculine, moi, j’ai eu le plaisir de découvrir les filles de tous les pays. Je me suis lié d’amitié avec des garçons aussi, mais ce n’était évidemment pas la même chose. À La Baule, nous avons surtout beaucoup travaillé: un séminaire permanent sur le thème “Uniformisation technique et diversité culturelle”. Dans le but de produire un mémoire, fruit de notre labeur.
Sinon, La Baule, c’était en premier lieu l’artichaut. Nous en mangions tous les jours. Mets original certes, mais un peu fastidieux à déguster. S’il ne nous a pas rassasiés, l’artichaut a, en revanche, donné son nom à notre journal des anciens. Dont nous épluchions les feuilles, pimentées et assaisonnées d’humour, avec délectation.
Pour en revenir aux filles, j’ai rencontré à La Baule une Indienne, pas une avec des plumes bien sûr, mais une vraie en sari et avec un point rouge sur le front. Elle répondait au doux nom de Sunanda, ce qui veut dire dans sa langue “très bonne, très gentille personne”. Ce qualificatif n’était pas usurpé. Elle était de fait très douce et attentionnée. Je me souviens d’un défilé de mode avec ses copines-mannequins qui avaient revêtu tous les saris de Sunanda. C’était à la fois classe et original.
J’ai invité Sunanda à passer quelques jours chez moi au pays des mille lacs et, en retour, elle m’a accueilli chez elle en Inde… au pays des mille et une nuits.
J’ai toujours été fasciné par le “bindi” de Sunanda, son magnifique point rouge qui orne le milieu de son front, soigneusement confectionné avec du curcuma rouge…
Mais je vous sens impatients de découvrir le spectacle proposé par les stagiaires de cette année. Je vous raconterai donc la suite de ma nouvelle après leur prestation, si vous le souhaitez. Il vous suffit d’applaudir de manière audible pour marquer votre approbation.
Je suis surpris de constater qu’un tonnerre d’applaudissements ponctue ma prise de parole.
Trente-quatre jeunes de vingt-trois pays différents, dont Colombie, Pérou, Kenya, Kazakhstan, Inde, Mongolie et Vietnam, ont participé au stage et vont se produire sur scène. Ils ont été encadrés et coachés par des anciens du centre culturel de La Baule provenant d’Ouzbékistan, du Kosovo, de la Serbie et de la Tunisie et vivant actuellement en France. Quel dévouement! Il est clair que la participation s’est fortement internationalisée par rapport à des périodes plus lointaines.
La scène est ornée de deux grands panneaux représentant le sigle des centres internationaux des Lions clubs français: le globe terrestre est entouré plusieurs fois par un bandeau représentant une chaîne de figurines, bleues et rouges en alternance, se tenant par la main. Et le bandeau se termine par une flèche qui pointe vers la France. La Baule, centre de la fraternité et de la solidarité internationales.
En 1973, mon papa était entouré uniquement de garçons. La tendance s’est inversée avec une large majorité de filles. Je pense que ce n’est pas plus mal. Je sens que le cocktail chansons, sketches, danses, parodies, musique va être détonant. Cela va nous changer des séminaires très sérieux de jadis, de l’intellect à l’état pur. Attention, les stagiaires actuels ont cependant également réfléchi et produit sur un thème: “S’instruire pour comprendre le monde”. Avec l’éclairage de Voltaire: “Il faut savoir s’instruire dans la gaieté, le savoir triste est un savoir mort, l’intelligence est joie”.
Tout comme les participants qui les ont précédés depuis de nombreuses années, ils ont été gratifiés de visites touristiques et culturelles: Paris, le Mont Saint-Michel, Nantes… Ils ont aussi eu droit à des conférences et ont passé une semaine dans des familles d’accueil. Soit un fameux programme.
Loin de moi, l’idée de vous décrire dans les moindres détails la représentation s’étendant sur une durée de deux heures. Le lecteur intéressé et perspicace pourra sans aucun doute dénicher la vidéo de ce spectacle dans les médias.
Je suis bien installé dans mon fauteuil, les yeux braqués et les oreilles pointées vers la scène. Mais mon esprit est toujours tourné vers mon texte. Le début était assez réussi, me semble-t-il. Mais quid de la deuxième partie, qui doit venir ponctuer le spectacle? Était-ce vraiment une bonne idée? Des paroles lues et crues d’un vieux schnock, en porte-à-faux d’un spectacle audiovisuel aguichant d’une jeunesse colorée, pétillante et pleine d’allant. Ne vais-je pas tomber comme un cheveu dans la soupe? Alea jacta est, le sort en est jeté, comme le dirait la descendante des Romains, une charmante Italienne.
Je me promets bien de ne pas m’emballer et d’encaisser cette représentation avec toute la neutralité finlandaise qui me caractérise. Je tiens à conserver mon “sang froid” pour lire la suite et la fin de ma nouvelle. Nous, les Finlandais, nous vivons dans un climat glacial et avons 1340 kilomètres de frontière commune avec la Russie.
La succession de grands classiques de la chanson française, pour intéressante qu’elle soit, rebondit sur ma glace finlandaise. J’assimile France Gall, Alain Souchon, Pierre Perret, Patrick Bruel, Serge Gainsbourg, Édith Piaf… sans coup férir.
Le spectacle m’impressionne par sa diversité et sa qualité d’ensemble avec un maximum d’acteurs et d’actrices. Il jette véritablement une ombre sur les stages vécus par le paternel et votre serviteur, il y a cinquante et trente ans. Nous étions vraiment nuls. Des intellos plongés dans leurs bouquins.
J’ai une touche pour certaines interprètes virtuoses: une danseuse époustouflante, une actrice à l’élocution remarquable, une violoncelliste pleine d’assurance, une imitatrice hors pair. Un seul regret, je ne puis que deviner ou imaginer leur nationalité. Mais est-ce si important? Tous et toutes se fondent pour ne former qu’un seul bloc. Le contraire de ma glace finlandaise qui commence à se liquéfier à l’allure de la banquise, réchauffée par le climat.
Les sketches vont crescendo. L’humour est omniprésent et de qualité. Ma carapace commence à se fissurer. Elle se volatilise complètement avec Aura, le robot IA, mimé de maîtresse façon par une demoiselle. Elle détecte les émotions et apprend à son maître à se faire des amis. Elle vient même à la rencontre du public et perçoit l’émotion ressentie par les spectateurs. Je suis au premier rang. Je la vois déjà se positionner devant moi. Et je l’entends avec effroi prononcer sa sentence impitoyable: Ban-qui-se… fin-lan-dai-se… en-dé-rou-te.
Les scènes de groupe finales avec une impressionnante collection de costumes nationaux folkloriques tous plus chatoyants les uns que les autres m’achèvent. Quelle magnifique jeunesse! Ils et elles vont se quitter, quelle tristesse, mais ils seront des ambassadeurs de fraternité à vie. Je repense à mon expérience personnelle. Ai-je été à la hauteur de la tâche? Et si la fin de ma nouvelle apportait ma petite pierre à ce bel édifice?
Je suis totalement perturbé. Je craque. Les larmes me viennent aux yeux. Et je n’ai pas de mouchoir. Je suis en plein désarroi, plongé dans le plus profond de mes pensées, submergé par mes sentiments, lorsque j’entends mon nom, prononcé au micro: Pascal Määttä.
J’entame ma lecture d’une voix serrée. Mes yeux sont embués. Ce n’est pas l’idéal.
Chers amis, je vous racontais donc… Je respire profondément… que mon amie indienne et moi-même… nous nous sommes invités dans nos pays respectifs. J’essuie furtivement une larme qui coule sur ma joue. Je redresse le torse et prends à nouveau un grand bol d’air. Je me lance dans mon texte comme un voltigeur dans le ciel, en espérant que son parachute va s’ouvrir…
Un jour, à Calcutta, nous nous sommes rendus dans la magnifique bibliothèque de l’Alliance française du Bengale. Nous étions en train de discuter, Sunanda et moi, de la qualité et de la pertinence des œuvres littéraires proposées, lorsque nous avons perçu une légère odeur de fumée. Au départ, nous n’y avons guère prêté attention. Et puis, une alerte incendie a été lancée en bonne et due forme. Nous étions au deuxième étage et le feu faisait rage en dessous de nous.
Heureusement, la cage d’escalier de secours en colimaçon avait l’air praticable, bien que très étroite et malaisée. Dès les premières marches, Sunanda s’est empêtrée dans son sari — ce n’est pas le vêtement idéal en la circonstance — et s’est tordu la cheville. Je l’ai soutenue tant bien que mal. Mais ensuite, elle s’est évanouie de douleur. Et j’ai dû la porter dans mes bras. Heureusement, nous étions presque arrivés au rez-de-chaussée. À l’air libre, Sunanda a repris connaissance, entourée d’une foule de badauds. Nous nous en sommes donc sortis, sains et saufs, avec une bonne dose de frayeur.
J’ai retrouvé toutes mes facultés, ma voix, mon rythme. L’effet bienfaisant de Sunanda? J’aborde la fin de mon texte avec plus de confiance…
Cet événement qui aurait pu tourner à la tragédie m’a fait passer une mauvaise nuit. Le lendemain matin, j’arrive fatigué et en retard au petit-déjeuner. Sunanda a l’air rayonnante, bien que son soleil ait disparu de son front. Il avait été remplacé par un joli point vert clair de la même taille.
— Pascal, je te dois une fière chandelle. Tu m’as sauvé la vie.
— N’exagérons rien, Sunanda, je n’ai fait que mon devoir. Mais tu n’as plus ton point rouge!
— Bien vu, l’aveugle. Et comment interprètes-tu ce changement?
— Euh… je crois… je pense que c’était un signe… euh… avant-coureur d’un incendie et…
— Pascal, ne fais pas l’hypocrite. Tu as toujours voulu savoir ce qui se cachait en dessous de mon sari. Mais le feu rouge t’en dissuadait. Accès interdit! Maintenant, le feu est vert. La voie est libre, mon cher Pascal. Il ne te reste plus qu’à apposer un point vert sur ton front également. Et nous pouvons partir à la découverte l’un de l’autre.
Je fus abasourdi par tant de clairvoyance. J’avais en effet toujours considéré ce point rouge sur son front et le sari qui enveloppait le corps mystérieux de Sunanda comme des signes d’interdiction, du style: regarder, mais pas toucher!
Cette scène de La Baule, temple de la culture, n’est pas le meilleur endroit pour vous raconter la suite directe de cet événement majeur dans ma vie. J’adopte un ton plus solennel. Mais vous pouvez prendre connaissance du dénouement final: Sunanda et Pascal se marièrent. Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants.
Les premiers applaudissements épars fusent. Par mimétisme, ils se généralisent rapidement. Je m’empresse de les contrer d’un ample geste apaisant de la main.
Cher public, vous ne pensez quand même pas qu’une nouvelle de Pascal Määttä allait se terminer d’une manière aussi banale et conventionnelle. Vous me décevez vraiment… J’esquisse un grand sourire. Fier de la bonne blague jouée à ces chers vieux Lions qui m’écoutent attentivement.
Tout d’abord, une seule fille est née de notre union. De plus, le choix de son prénom a provoqué un combat épique au sein de notre couple. Dans un souci de performance inné, mon podium personnel était: Adriana, Natacha et Anastasia. Quatre “a”! Sunanda trouvait cette tradition finlandaise de laids “AA” absolument grotesque. Mon épouse tenait à ce que le prénom de sa fille symbolise et incarne… la France. En tant qu’anciens de La Baule, un accord devait être trouvé et le fut: notre fille porterait le nom de son père et le prénom préféré de sa maman.
L’usage des langues à la maison fit aussi l’objet d’un consensus: j’ai toujours parlé le finnois à ma fille, Sunanda le bengali et la langue commune de la famille fut tout naturellement le français, tant et si bien que notre enfant est désormais parfaite trilingue… avec une combinaison de langues inédites.
Le fruit de notre union, vous avez pu l’admirer dans ce spectacle. C’est la jeune fille, aux cheveux blonds et au teint basané, qui a brillamment chanté la Marseillaise en solo a cappella. Elle restera en France cet été, puisqu’elle va entrer à la fac de français à la Sorbonne. Tout comme Aïcha de Syrie, au français remarquable, l’a mis en scène pour vous ce soir.
Mais, au fait, je ne vous ai pas encore dévoilé le prénom choisi par mon épouse.
Määttä… Marianne… est la fille de Pascal (Finlande) et de Sunanda (Inde). Ses parents se sont rencontrés au centre du monde… à La Baule… grâce à la langue et la culture françaises.