La tombe de la citoyenne inconnue
Mon histoire, on te l’avait cachée, soigneusement. Alors que tout le quartier en bruissait depuis plusieurs années, bientôt une dizaine, avec chacun sa version plus ou moins, réinventée, dulcifiée, enrichie. Le bruit avait fini par s’estomper au fil du temps, ou du moins, par devenir une anecdote qu’on racontait aux nouveaux arrivants comme pour les initier aux mystères de ce vieux village que la ville de Bamako, dans sa boulimie insatiable, avait annexé, avec ses champs de culture, tous ses bois sacrés, même les plus sacrés.
Et si on t’avait tout caché de mon histoire, même les versions les plus romantiques qui en étaient nées, c’est parce qu’on savait que tu étais un écrivain. Parce que les écrivains, chuchotait-on dans ton dos, c’est des gens qui se mêlent de tout, « même de ce qui ne les regarde pas ! »
Tu as fini quand même, ou peut-être que je te l’ai inspiré, tu as fini par découvrir un tertre rouge dissimulé à l’angle d’un terrain d’habitation non encore habité situé à deux cents mètres de chez toi. Il n’y avait que deux petites pièces sans toiture. Derrière, un ruisseau qui coule de juin à décembre, où les grenouilles, aussitôt que tombe la nuit, commencent leur concert auquel je mêle ma voix solitaire : « Moi ! Moi ! Moi aussi ! » Et cela continue jusqu’à l’aube. Quand le disque rouge du soleil commence à émerger dans l’horizon ocre, on rentre chacune dans son trou pour s’y terrer jusqu’à la prochaine nuit.
Le propriétaire du terrain est un avocat. Son nom est gravé sur une plaque en fer. Tu t’es demandé pourquoi ce dernier n’y avait construit que deux petites pièces sans toiture ? Pourquoi le terrain était-il devenu un dépotoir d’ordures, et pourquoi les gens évitaient de jeter leurs ordures sur le tertre rouge ? Tout cela t’intriguait. Je voulais te l’expliquer mais je ne pouvais pas le faire, puisque j’étais morte.
Et si ce vieux gardien, qui avait vu, vu de ses propres yeux la scène de cette nuit du 31 décembre 2013, à 2 h du matin, s’il ne t’en avait pas conté sa version, jamais je ne t’aurais confié mon histoire.
La nuit est profonde, et sans étoile. Deux véhicules de type pickup, tous feux éteints ! Je suis enveloppée dans une vieille natte usée, jetée dans celui de devant. Des hommes armés en grappes sur l’autre, suivis par des motards, le doigt sur la gâchette. Mon escorte.
À l’époque, ce quartier périphérique de Bamako était peu habité, il y avait des terrains nus à perte de vue, quelques maisons inachevées, d’autres avec une ou deux pièces bâties, sans clôture, occupées par des gardiens intrépides et leur famille.
Le terrain avait été repéré dans la journée, de même que le puits. Mon escorte freine brusquement. Quatre d’entre eux m’enlèvent du véhicule, se dirigent vers le puits ; les autres, armes au poing, les couvrent.
Le vieux gardien qui t’a raconté sa version de mon histoire est sorti de sa maison, muni d’une torche, qu’il a braquée sur les intrus. Ceux-ci, avec les canons de leurs armes, le convainquent d’éteindre la torche et de retourner immédiatement sur ses pas s’il ne veut pas m’accompagner. C’est du fond de sa chambre qu’il a entendu un bruit semblable à la chute d’une météorite dans un océan en furie : badchaou !
Le lendemain, il a alerté les voisins. Tous, hommes, femmes et enfants sont accourus, s’agglutinant autour du puits en bouchant le nez.
On a appelé monsieur le maire du quartier. Celui-ci a dépêché son adjoint. Les pompiers sont arrivés et ont repêché du puits ce qui restait de moi. Des mères de famille me montraient du doigt à leurs filles : « Voilà ce qui arrive toujours aux filles de mauvaise vie ! » Je n’étais pas une fille de mauvaise vie, moi.
L’adjoint du maire a ordonné aux pompiers de me rejeter dans le puits. Il a fait venir deux bennes chargées d’argile rouge pour remblayer le puits, avec moi à l’intérieur.
Depuis que le vieux t’a confié ce qu’il avait vu, vu de ses propres yeux dans la nuit de ce 31 décembre 2013, à 2 h du matin, tu n’arrives plus à fermer les yeux. Chaque fois que tu y arrives, tu te réveilles en pleine nuit pour hurler de douleur, puis tu te mets à parler, parler.
Toutes les langues du monde sont invitées dans tes discours, même les cris des animaux.
Malgré les conseils de tes amis de ne pas te mêler de cette affaire, malgré les mises en garde et les menaces, tu t’es engagé, à tes risques et périls, pour que justice me soit rendue.
À toi donc, monsieur l’écrivain, voici mon histoire. C’est la vraie version. Toutes les autres que tu auras apprises ne sont que de pures affabulations. Non, ce n’est pas vrai que je vendais mes charmes au plus offrant, pas vrai que j’avais séduit et induit Dou en faute. Pas vrai non plus que j’avais ensuite trahi Dou pour Alou, son ami ; et que c’était pourquoi j’avais bien mérité ce qui m’était arrivé en cette nuit du 31 décembre 2013, à 2 h du matin.
On parlait d’eux, des djihadistes. On nous racontait ce qu’ils faisaient subir à tous ceux qu’ils croisaient sur leur chemin, homme ou femme ou enfant. Ces sombres échos se rapprochaient de plus en plus de notre village. Ces hommes-là, ou plutôt ces humanoïdes attardés, ils ne se contentaient plus de tuer leurs victimes, ils les égorgeaient, les éventraient, et ensuite bourraient leur ventre de choses horribles qui faisaient exploser leurs proches et leurs amis venus pour les enterrer décemment.
Ils ne se contentaient plus de rafler les femmes et les jeunes filles pour les amener avec eux dans leurs bois, et les violer à tour de rôle, les plus belles revenant à leurs chefs hideux. Ils ne les renvoyaient plus au village pour mourir dans les bras de leurs parents. Quand ils ne savaient plus que faire d’elles, ils écrasaient leur tête entre deux grosses pierres, abandonnaient leur corps aux hyènes et aux vautours.
Mon père et d’autres hommes ont décidé d’aller les traquer dans leurs bois. Ils s’armaient de vieux mousquetons et partaient à l’assaut. Ils restaient dans les brousses pendant des semaines.
Quand mon père rentrait au village avec ses compagnons, tous plus jeunes que lui, il en manquait un bon nombre, d’autres étaient affreusement blessés et finissaient par rendre l’âme dans les bras de leurs parents. « Un homme ne doit pas fuir devant ses semblables, fuir et abandonner sa mère, sa femme, ses sœurs. », chantaient alors les griots pour calmer les familles endeuillées.
Au bout d’un mois, il ne restait plus que quelques dizaines d’hommes valides dans le village. Avec mon père, ils continuaient d’aller dans la brousse pour tirer des coups de leurs mousquetons rouillés, et revenaient sans d’autres camarades.
Un jour, de retour de la brousse, mon père a supplié ma mère de partir avec moi à la ville. Elle a refusé. Qui allait préparer à manger aux guerriers si elle partait, hein ? En plus, si elle, elle partait, toutes les femmes qui avaient choisi de rester allaient suivre ses pas !
Mon père a répondu qu’ils savaient faire la cuisine. Ils la faisaient d’ailleurs quand ils passaient des semaines dans les bois. « Écoute-moi bien, a répondu ma mère. On laisse partir notre fille à la ville pour la mettre à l’abri. Mais moi, je ne bouge pas d’ici ! »
Quelques jours, les djihadistes ont fait irruption dans notre village en hurlant comme des fous éméchés. C’était la toute première fois qu’ils y entraient. Ma mère m’a fait descendre dans le puits de la cour et l’a refermé sur moi. Elle m’a dit de ne pas crier, de ne pas pleurer, de respirer doucement, tout doucement. Elle a ensuite entassé des bottes de fourrages sur le puits et y a amené les chèvres et les moutons pour les brouter.
Il y avait des coups de feu, de pilon, de gourdin et des cris d’enfants. Je les entendais depuis mon puits.
Le silence rétabli, ma mère est revenue me sortir du puits en me tendant la même corde avec laquelle elle m’y avait fait descendre. J’étais transie.
Quel ne fut mon étonnement de trouver quelques corps de ces horribles djihadistes dans la cour ! Qui baignaient dans leur sang ! Et c’était elle, ma mère, que je ne savais pas capable de tuer une poulette, qui les avait abattus avec un vieux mousqueton qu’elle continuait de brandir au moindre bruit de pas.
Mon père et ses hommes étaient retournés au village quelque temps après. Cette fois, il ne manquait personne à l’appel.
J’ai appelé Mamourou à côté. Mamourou, c’est mon fiancé. Je suis amoureuse folle de lui. Je ne voulais pas qu’il se fasse tuer. Je lui ai donc proposé de nous enfuir à la ville, ou n’importe où au monde. Mais il a refusé tout net, même qu’il s’est un peu fâché :
— Non, qu’il a dit sans détour, je ne serai jamais un réfugié ! Jamais !
— Tu ne m’aimes donc pas ? que j’ai dit en pleurant.
— C’est parce que je t’aime que je n’ai pas le droit de fuir, qu’il a répondu en baissant les yeux.
Le lendemain, mon père a supplié à nouveau ma mère de partir avec moi à la ville. La situation devenait plus dangereuse. Mais elle a refusé tout. Elle avait prouvé qu’en plus de faire la cuisine, elle savait se servir des armes. Elle avait organisé les femmes et dirigé la riposte aux assaillants !
La même nuit, on a officialisé mon mariage avec Mamourou, mon fiancé. J’avais dix-sept ans, avec la poitrine pleine, et lui, il en avait dix-neuf et était beau comme un dieu.
Le matin, à l’aube, on m’a confiée à un motocycliste pour me conduire saine et sauve dans la petite ville située à 80 km de notre village. J’avais un peu peur parce qu’il était armé, mais tous les hommes du pays étaient devenus des guerriers à cause des djihadistes. Il m’a donc conduite à destination sans même m’adresser un mot. Il a réglé mes frais de transport et m’a fait monter dans un bus en partance pour Bamako. Le voyage a duré toute une journée. Le chauffeur roulait à tombeau ouvert, malgré l’état piteux de la route.
Mes parents ne m’avaient pas donné d’adresse à Bamako. Et quand on m’a débarquée à la gare routière, à la périphérie de la ville, je ne savais où aller. J’errais avec mon petit baluchon posé sur ma tête, un sanglot obstruant ma gorge. Une femme qui passait au volant de sa voiture m’a vue. Elle s’est garée et m’a fait signe de venir. Elle m’a demandé si je cherchais du travail, elle avait besoin d’une aide-ménagère. C’était ce que je voulais, justement. J’allais pouvoir envoyer un peu d’argent à mes parents.
Sa voiture était un vrai petit paradis sur roues, avec plein de parfum qui embaumait l’intérieur, de la fraîcheur, des sièges si moelleux. Je me suis endormie pendant tout le trajet.
La maison de Maïmouna, le nom de la femme, était grande et luxueuse, avec beaucoup d’appartements, une grande cour pleine de fleurs, une cuisine moderne qui, elle seule, occupait toute une pièce.
Le couple de mes patrons était d’un certain âge. Maimouna, la femme, travaillait dans un grand ministère ; le mari était un haut gradé de l’armée nationale. Ils avaient deux enfants, une fille de mon âge, un grand garçon d’une vingtaine d’années.
Ils avaient déjà un cuisinier diplômé, je n’avais donc pas à faire la cuisine. C’était tant mieux pour moi, car je ne savais pas préparer leurs plats, lesquels étaient tout différents de ce que ma mère m’avait appris à préparer, et tout aussi compliqués. Je m’occupais donc de la vaisselle, du linge, de l’entretien des appartements, des toilettes, mais aussi de la cour. Je me levais à 5 h du matin et finissais ma journée à 21 h, souvent à 22 h. C’est après que je mangeais seule dans la cour. Je rentrais dans la chambre qui m’était affectée, dont la porte ouvrait directement sur la cour. Je m’endormais aussitôt. Je n’avais même pas le temps de penser à mes parents, à mon mari, à ce que notre village était devenu après moi.
Une nuit, Dou, le grand fils de mes patrons, qui me lorgnait depuis mon arrivée, et que j’évitais, a défoncé la porte de ma chambre et y est entré avec fracas pour se jeter sur moi. Le bruit de nos disputes a réveillé la famille, à commencer par Oumou, sa sœur, qui est venue en courant. Me voyant me débattre avec Dou, elle s’est jetée sur son grand frère, tentant de me libérer. Ce dernier m’a lâchée pour se jeter sur sa sœur, qu’il s’est mis à rouer de coups. Oumou se défendait en rendant coup pour coup.
— Qu’est-ce que tu es venu faire ici ? criait-elle. Tu n’es qu’un salop. Tu fais honte à notre famille ?
— Est-ce que ça te regarde ?
— Est-ce que tu aurais voulu me voir, moi, ta sœur, subir ce que tu fais subir à elle ?
— Je m’en fiche ! Ta vie, c’est ta vie. La mienne c’est la mienne. Tu dégages ou je te tue !
Les parents sont arrivés et ont chassé Dou de ma chambre. Mais dès le matin, ils m’ont mise à la porte ; ils ne voulaient pas d’histoire chez eux. Ils avaient oublié de me payer mon salaire.
J’erre dans les rues en pleurant sur mon infortune, mon baluchon sur ma tête.
À quelques rues de là, une grande dame me hèle et me dit qu’elle a besoin d’une aide-ménagère.
Je l’ai remerciée et l’ai suivie dans sa maison. Celle-ci était moins cossue que celle des parents de Dou, mais il y avait des gens sympathiques, le mari comme sa femme. Ma seule inquiétude, ils avaient, eux aussi, un grand garçon qu’ils adoraient. Abou, c’était son nom. Il était très poli, un peu timide et réservé. Il me respectait beaucoup, du moins jusqu’à ce 31 décembre 2013.
Ses parents étaient sortis, et lui-même, il devait sortir dans leur deuxième voiture. Mais il n’est pas sorti. Aussitôt après avoir mangé, je suis rentrée dans la chambre qu’on m’avait réservée. Je m’apprêtais à m’endormir quand j’ai entendu des coups sur ma porte. Je me suis levée pour ouvrir, pensant que c’étaient mes patrons, revenus précipitamment sur leurs pas. Mais c’était Dou et Abou et toute une bande de grands garçons. J’ai voulu rentrer dans ma chambre et m’y enfermer, mais ils ont bondi sur moi. Je criais, pleurais, les suppliais de me laisser tranquille.
Ils m’ont entrainée de force dans une voiture et m’ont amenée dans une chambre d’hôtel. Ils m’ont arraché mes vêtements, m’ont jetée dans un lit. Ils me montaient à tour de rôle, me labouraient tout le ventre. C’était l’enfer pour de vrai, ses feux dans tout mon corps, dans toute mon âme. J’ai cessé de crier, puis de gémir, puis de respirer. Mes yeux restaient ouverts, mais j’étais morte, morte, morte. Quand ils s’en sont rendu compte, ils ont paniqué et se sont dispersés comme des babouins effrayés.
Quelque temps après, leurs parents sont arrivés. Ils ont tenu de longs conciliabules avec les employés de l’hôtel. On m’a amenée dans une pièce isolée et lugubre, un débarras où j’ai passé la nuit avec les rats qui me dévoraient. J’ai pensé à mes parents, à Mamourou, mon mari, qui se battait contre les djihadistes et était peut-être mort au combat. Et puis je ne pouvais plus penser à rien. J’étais morte.
C’est la deuxième nuit que les hommes armés dont le vieux gardien t’a parlé sont venus enlever ce qui restait de moi.
Quand le vieux gardien t’a donc raconté sa version de mon histoire, tu as déposé une lettre de dénonciation auprès du procureur. Et puis, tu as attendu, attendu, en vain.