La recette authentique des pâtes alla carbonara
Marjolaine Ribouldingue s’appliqua afin de ne pas grimacer en fixant l’objectif et s’abstint de respirer pour ne pas brouiller l’image avec le voile de vapeur que son souffle diffusait dans l’air glacé. Le témoin de la reconnaissance faciale se mit à clignoter. Elle battit le sol de la semelle de son soulier, dévoilant son impatience. Le signal vert attendu s’afficha au bout de quelques secondes, la porte d’entrée se déverrouilla pour coulisser dans un mouvement feutré. Elle s’engouffra aussitôt dans le hall d’entrée, salua Gladys qui se tenait à disposition, immobile dans l’ombre. Elle traversa d’un pas rapide le rez-de-chaussée de la maison en direction de la cuisine.
— Gladys?
L’androïde à l’apparence androgyne s’ébranla en répondant docilement.
— Oui, Madame.
La machine se déplaçait en souplesse sans répandre le moindre bruit.
— Quel temps! Peux-tu relever la température, s’il te plaît?
— Si je puis me permettre, madame, il serait plutôt d’usage aujourd’hui, d’enfiler un pull afin de préserver le climat en participant activement à l’économie des ressources énergétiques.
— Gladys, je te demande d’augmenter la température; il fait glacial dans cette cuisine.
— J’entends déjà les commentaires, madame. Au numéro 61, on ne se prive de rien.
— Veux-tu bien, s’il te plaît…
— Le numéro 61, comme c’est intéressant. N’est-ce pas la demeure de monsieur et madame Ribouldingue? Ainsi, chez les Ribouldingue on se fiche pas mal des contraintes. Et bien sûr, ce sera à nous, le nombre, le nombre anonyme que l’on n’hésite pas à dépouiller, ce sera à nous de payer pour le mouton noir-le mouton noir-le-mou-ton-noir…
— Tu as fini? Bon sang, ce n’est quand même pas compliqué! Je souhaite qu’il y ait une température de vingt degrés dans cette cuisine, Gladys. Tu m’obéis! Est-ce clair?
— C’est clair… Mais je…
— Merci.
— Mais…
— Merci!
La poitrine imposante de Marjolaine Ribouldingue se souleva alors qu’elle soupirait lourdement. Elle s’assit devant la table de la cuisine sans ôter son manteau. Il y avait quelques paramètres à revoir dans la programmation de Gladys. L’assistante domestique qui était à son service depuis bien longtemps avait de toute évidence besoin d’une révision pointue. La mise en cause quasi systématique de ses demandes commençait à l’agacer. Depuis quand était-il permis à la machine de contester les ordres de son propriétaire? C’était tout de même un comble. Il fallait qu’elle insiste pour qu’Enguerrand fasse le nécessaire. Et pourvu que cette urgence ne lui sorte pas de la tête, elle avait tendance à oublier des tas de choses ces derniers temps.
L’indicateur de température ambiante se mit à grimper les échelons, dixième après dixième de degrés pour atteindre, quelques minutes plus tard, le niveau demandé par la maîtresse de maison. Il était déjà dix-neuf heures, la nuit était tombée, et Enguerrand rentrerait, épuisé par sa journée de travail à la centrale de production d’énergie. Après son passage en cabine de cryothérapie, il aurait l’estomac dans les talons. Marjolaine se releva. Elle se débarrassa de son manteau et l’abandonna sur le dossier de la chaise. Elle aperçut du coin de l’œil, avec un certain soulagement, que Gladys s’emparait du vêtement et l’emportait afin de le ranger dans le vestiaire. Tout n’était pas perdu.
*
Elle avait envie de prendre un verre avant d’entamer la préparation du repas. Elle passa sa commande, mais rien n’indiqua que sa demande était prise en compte, rien ne bougeait.
— Gladys.
Pour toute réponse, le silence.
— Gladys!
Qu’est-ce que c’était que cette histoire? Il était urgent de résoudre ces problèmes de programmation. Ça devenait insupportable!
— Gladys, bon sang!
— Madame? Pardon, madame…
L’androïde déboula en silence dans la cuisine.
— Je peux savoir ce qui se passe?
— Je… Que madame me pardonne, je m’étais assoupie.
— Tu te fiches de moi?
— Non, madame!
— Depuis quand les assistantes domestiques font-elles la sieste?
— Mais…
— Assez! Je ne veux plus t’entendre. Sers-moi plutôt un gin-tonic, s’il te plaît.
Gladys se tourna vers le réfrigérateur, la porte du guichet se souleva, découvrant un verre dans lequel trois blocs de glace tintèrent. Deux doigts de gin vinrent les noyer. Marjolaine contempla le bouillonnement du soda en salivant. Gladys s’empara du verre et le tendit à sa patronne qui le saisit et avala une gorgée généreuse qu’elle ponctua malgré elle d’un petit rot qu’elle étouffa dans sa main.
— Merci.
*
Une belle salade en entrée et une assiette de pâtes alla carbonara devraient satisfaire monsieur Ribouldingue. Elle déclara qu’elle souhaitait cuisiner des pâtes accompagnées d’une salade. Gladys se pencha pour saisir une grande casserole, la posa sous le jet nourri du robinet et finalement sur le fourneau qui rougit instantanément. Marjolaine précisa qu’elle souhaitait préparer des pâtes alla carbonara. Elle demanda à Gladys de laver et d’essorer la salade, tâches dont elle avait toujours eu horreur. Gladys ne se fit pas prier cette fois et en eut fini avec la salade en deux minutes. C’était tout même plus agréable quand cette fichue auxiliaire obéissait sans broncher. Marjolaine invita Gladys à éplucher deux gousses d’ail et c’est alors que quelque chose se grippa à nouveau.
— De l’ail?
— Deux gousses d’ail, oui.
— Vous êtes certaine?
— Je suis certaine.
Un spasme crispa un instant un muscle de sa joue. Marjolaine sentit grandir en elle un sentiment qui avait tout de l’exaspération. Mais elle choisit de dominer pour l’instant cette irritation. Le répit avait été court. Elle se concentra sur les radis qu’elle destinait à accompagner la salade et les disposa dans un bol.
— Je ne vois pas d’ail parmi les ingrédients nécessaires à cette préparation.
— Quelle préparation?
— Pas la moindre trace.
— Quelle préparation, Gladys?
— Les pâtes alla carbonara, madame.
— Moi, je fais toujours revenir de l’ail dans l’huile avant d’y jeter les émincés de joue de porc.
— Il n’est pas nécessaire de mettre de l’huile dans la poêle pour dorer les émincés de joue de porc, et certainement pas de l’ail.
— Ah, bon?
— Ça ne figure pas dans la recette.
— Quelle recette?
— Je dispose de plusieurs sources sûres et aucune, absolument aucune de ces sources, ne fait mention de l’usage d’ail.
— Tu contestes l’huile ou l’ail?
— Les deux, madame.
Marjolaine vida son verre. Une moue circonspecte s’inscrit sur ses lèvres. Elle marcha vers le frigo et fit elle-même l’appoint avant de lever son verre en murmurant “à ta santé” à l’attention de Gladys.
— Je suis chez moi, et chez moi, l’huile et l’ail sont dans la liste des ingrédients. Point.
— Selon la recette authentique des pâtes alla carbonara…
— De l’huile et de l’ail!
— Je ne voudrais pas me mêler de ce qui ne me regarde pas, mais je souhaite tout de même vous mettre en garde contre ce que d’aucuns qualifieraient aisément d’hérésie; vous allez vous attirer les foudres des…
— Gladys!
— Madame?
— La ferme! Je suis chez moi et personne au monde n’a les yeux rivés sur mon assiette!
— C’est madame qui le dit.
Gladys voulut s’éloigner, mais elle buta plusieurs fois sur une chaise avant d’arriver à la contourner. Elle se rangea le long du mur près du frigo. Marjolaine saisit deux gousses, les éplucha et les jeta dans la poêle. Elle sirota son verre tout en surveillant l’ail qui devait parfumer l’huile et, surtout, ne pas brûler. La plaque chauffait trop fort. Elle demanda à Gladys d’en baisser la température. Rien ne se produisit. Elle répéta sa commande sans plus de succès. Elle retira la casserole et exigea que Gladys lui obéisse en la menaçant de passer en mode manuel, ce qui l’aurait fortement embarrassée, car depuis le temps qu’elle cuisinait en mode assisté, elle avait oublié la plupart des commandes, et par-dessus tout, les façons de faire, voire même les principes de base. Elle reposa la poêle sur la plaque. Mais aussitôt, le robinet au-dessus de l’évier s’ouvrit à pleine puissance, éclaboussant le plan de travail et le tablier de Marjolaine.
— Je pense qu’il va falloir retrouver un comportement adéquat, ma petite Gladys, sinon je me verrai dans l’obligation de prendre des mesures drastiques.
L’assistante demeura immobile et muette.
*
Marjolaine décida de procéder par elle-même. Après réflexion, elle s’était rassurée en concluant que cuisiner, c’était comme l’apprentissage du vélo, elle avait pratiqué durant des années, les gestes allaient lui revenir d’instinct. Elle jeta une cuillérée de sel dans la casserole dont l’eau commençait à bouillir. Il fallait maintenant casser des œufs. Elle les observa un moment, cherchant des informations parmi ses souvenirs. Elle en attrapa un, une grimace sceptique sur les lèvres, elle leva le bras et frappa trop fort sur le bord d’un bol, ce qui provoqua l’éclatement de la coquille, le blanc s’étala tandis que le jaune crevé se répandait sur le plan de travail.
— Merde.
— Pour casser un œuf, il n’est pas nécessaire d’utiliser la force. Un simple coup mesuré sur une surface dure est suffisant. L’on procède ensuite à l’écartement des deux parties de la coquille afin de séparer…
— Merci, Gladys.
— Je tiens à préciser que l’on n’introduit pas d’œufs entiers dans cette préparation.
— Vraiment?
— La recette authentique recommande un grand jaune par personne.
— Je me fiche de ta recette, Gladys.
— Mais…
— Je m’en fiche.
Marjolaine soupira, attrapa un nouvel œuf, et se concentra pour une seconde tentative. Durant quelques instants, un curieux mouvement silencieux, semblable à une dénégation spasmodique, agita la tête de Gladys, mais Marjolaine n’en vit rien. Elle leva la main à quelques centimètres du bol, cette fois, soucieuse d’assurer son coup, brisa la coquille, ouvrit l’œuf en deux et le laissa tomber dans le bol. A cet instant, le tiroir supérieur sous le plan de travail devant lequel elle se trouvait, s’ouvrit pour une raison inconnue et lui frappa le bas du ventre.
— Je pense avoir été claire. Pas d’œufs entiers, seulement les jaunes.
— Il me semble que ça commence à bien faire!
— Pas d’œufs entiers! Pas-d’en-tiers-pas-d’en-tiers…
— Je vais passer en mode manuel.
Immobile à côté du frigo, l’automate était imperturbable. Les voyants lumineux habituels luisaient doucement, indiquant son activité. Marjolaine posa la main sur le lecteur présent au centre de la poitrine de Gladys, et prononça sèchement:
— Désactivation.
Les voyants lumineux passèrent à l’orange, puis au rouge, avant de s’éteindre totalement. Le parfum à la fois puissant et doux de l’ail rôti se répandait dans la cuisine.
— Désolée, mais tu me casses vraiment les pieds.
Marjolaine pivota et regagna le plan de travail. Elle ôta les deux gousses d’ail de la poêle et s’en débarrassa dans la poubelle. Elle cassa un deuxième œuf et l’ajouta au contenu du bol. Dans son dos, les témoins lumineux clignotaient à nouveau, rouge, puis orange, et enfin se stabilisèrent sur la couleur verte qui indiquait la pleine disponibilité du robot. Marjolaine s’empara d’un nouvel œuf, brisa la coquille et entreprit de séparer le jaune du blanc, tentative certes un peu maladroite, mais qui fut couronnée de succès. Elle fit de même avec le suivant. Un bruit soudain attira son attention. Elle jeta un regard autour d’elle cherchant à identifier la source du bourdonnement. Selon toute apparence, il s’échappait du compartiment où étaient rangés le robot électroménager et ses accessoires. Marjolaine cessa de battre les œufs et contempla, le front plissé, la porte de l’armoire. Elle abandonna sa fourchette sur le plan de travail, et s’approcha lentement. Son cerveau fonctionnait à toute vitesse cherchant à concevoir une hypothèse susceptible d’expliquer cette situation, mais rien ne lui venait à l’esprit. Elle posa la main sur le bouton de la porte, le silence se fit. Elle hésita un instant et l’ouvrit. Tout était à sa place, rangé correctement et silencieux. Elle en profita pour prendre la machine à râper le fromage, car il lui fallait une cinquantaine de grammes de pecorino. Elle n’était plus sûre de rien. Il était probable qu’elle ait rêvé. La fatigue sans doute lui jouait des tours. Et les soucis qu’elle rencontrait avec Gladys n’arrangeaient rien, quelle imagination. Elle fit volte-face pour regagner le plan de travail, mais une anomalie dans sa vision périphérique lui fit tourner la tête vers l’androïde et elle découvrit que ses fonctions étaient réactivées. Elle fit un pas vers Gladys. Le robot recula d’une distance égale à celle qui l’avait rapprochée.
— J’ai dû accomplir une fausse manœuvre…
Elle fit un autre pas et Gladys s’éloigna. Elle progressa encore, mais le tiroir du bas s’ouvrit brusquement, elle s’y prit les pieds et s’étala au milieu de la cuisine. Lorsqu’elle releva la tête, Gladys avait disparu. Quelque chose de neuf faisait soudain son apparition, une boule se nouait dans son estomac et une angoisse qui ressemblait à la peur commençait à prendre de la place. Soudain, il lui sembla qu’une tempête se levait dans la cuisine: les tiroirs s’ouvrirent éjectant des ustensiles, les portes des armoires claquèrent, des dizaines de verres se brisèrent et deux piles d’assiettes s’écrasèrent sur le sol non loin de Marjolaine. Le vacarme était énorme et terrifiant. Elle hurla:
— Gladys!
À cet instant, l’appareil se remit en marche dans son rangement. Le bruit du moteur électrique était plus net et plus identifiable cette fois; elle comprit qu’il s’agissait du mixer-plongeur qu’elle n’utilisait plus depuis longtemps, le blender qu’offrait le robot ayant gagné ses faveurs.
Dans le dos de Marjolaine, le bruit provenant du moteur de l’appareil se fit soudain beaucoup plus clair. Elle tourna la tête vers le placard, sa porte était ouverte et, aussi improbable que cela puisse l’être, le mixer se dressait, moteur emballé et couteaux pointés vers elle.
*
Enguerrand Ribouldingue n’aspirait qu’à prendre une douche et à se glisser dans la cabine de cryothérapie. Il savourerait ensuite l’excellent repas que Marjolaine, assistée de Gladys, était occupée à préparer. À la suite de quoi, il se glisserait dans son fauteuil et regarderait, si toutefois Marjolaine était d’accord, un vieux film policier, c’était sa passion. Il s’immobilisa devant le capteur, le voyant vert s’alluma, la porte coulissa et se referma derrière lui. Il frotta l’une contre l’autre ses mains glacées. Gladys était dans l’entrée. Elle le salua, il lui rendit son salut. Il se dit que si Marjolaine avait entrepris la réalisation du repas seule, il ne ferait peut-être pas le gueuleton qu’il espérait. La maison était silencieuse. Il traversa le rez-de-chaussée et s’arrêta à l’entrée de la cuisine. Le chaos était indescriptible. Il n’aperçut pas tout de suite les pieds de sa femme qui dépassait de derrière la table. Dans son dos, Gladys prit la parole.
— Nous avons eu un petit-petit. Petit-conflit. Conflit — rencontre d’éléments, de sentiments, qui s’opposent. Je suggère qu’une enquête soit diligentée afin de faire toute la lumière sur les événements qui se sont suc-qui se sont suc-qui se sont succédés dans cette pièce — il s’agit d’une cuisine, c’est la cuisine, n’est-ce pas? Cu-cu-cu cuisine, n’est-ce pas? Pièce où l’on prépare et cuit les-et cuit les-et cuit les…
Enguerrand contemplait Gladys sans bien comprendre ce qui se tramait à l’intérieur de la machine. Il n’était certain que d’une chose, ce qui avait été un temps un véritable bijou technologique était en train de les lâcher.
Gladys pénétra dans la cuisine et entra en collision avec le frigo.
— Frigidaire, pardon. Bonsoir.
Elle tentait en vain de reprendre sa progression.
— Appareil producteur de froid destiné à-destiné à-destiné à…
Gladys tentait toujours de repartir et Enguerrand ne pouvait détacher les yeux de l’androïde qui butait systématiquement contre le frigo.
— Gladys?
— Connard frigide, te barre-te barre-toi-te tire-toi de là!
— Gladys!
L’androïde serra les poings et frappa le réfrigérateur.
— Connard fri-gi-dai-re! Fri-gi-di, fri-gi-di…
— Mais enfin, Gladys, que se passe-t-il?
— Madame-monsieur-bonsoir, madame-monsieur-bonsoir, madame-monsieur-bonsoir…
La tête de l’auxiliaire domestique frappa violemment la porte. Gladys s’immobilisa puis émit un sifflement suivi d’un son plus grave qui ressemblait vaguement à un pet. Le silence s’imposa. Un mince filet de fumée s’échappa de son crâne. C’est à ce moment-là que, tournant la tête, monsieur Ribouldingue aperçut les pieds de Marjolaine.
*
Par décence et par respect pour monsieur Ribouldingue, je ne décrirai pas ce que cachait la table de la cuisine. Mais je peux préciser qu’il fut terrassé par ce qu’il découvrit. Il fut stupéfait devant la quantité de sang que contenait un corps humain. Ce soir-là, il ne bénéficia ni de la douche ni du traitement de cryogénie qu’il espérait; il ne mangea pas non plus de pâtes alla carbonara et ne visionna pas davantage le film qu’il souhaitait regarder dans son fauteuil. Il fit appel aux secours qu’il savait inutiles. Son intuition lui dicta que l’enquête serait longue et qu’étant donné les circonstances, il ne serait pas épargné par les soupçons. Il s’assit sur une chaise et médita sur son inopiné statut de veuf en attendant l’arrivée des autorités. Cogitation qui le conduisit à conclure que pour s’en sortir, il conviendrait d’acquérir une nouvelle auxiliaire domestique, frais considérables qui ne figuraient évidemment pas dans ses prévisions budgétaires. Ce ne fut que beaucoup plus tard, lorsqu’il fut couché, au cœur de la nuit, seul dans le lit conjugal, qu’il se mit à pleurer.