La plume de Möbius
Le téléphone d’Edgard Nimoise s’agitait furieusement sur le guéridon du salon depuis de longues minutes. Son éditeur, Charles d’Orsey, avait cherché à le joindre à de nombreuses reprises dans la matinée, comme l’attestait la salve nourrie des messages qui s’empilaient dans sa boite vocale. Cette dernière, avec un enthousiasme sadique, persistait à signaler chaque nouvel enregistrement par un petit tintement joyeux. Edgard les avait écoutés en séquence en prenant un petit déjeuner tardif et frugal. Alors qu’il fouillait sans ménagement un placard à la recherche d’un fond de confiture ou de miel susceptible d’agrémenter quelques tranches de pain de mie rassies, il fut surpris par la richesse du vocabulaire dont faisait preuve son éditeur habituellement affable. D’une politesse exaspérée, mais obséquieuse, le registre évoluait progressivement vers un langage riche et imagé, dans un gradient de tonalités et de menaces de plus en plus aiguës et explicites.
Pour en finir avec la frénésie de son téléphone, qui, contaminé par la rage de l’éditeur, vibrait sans discontinuer, il expira bruyamment, puis saisit l’appareil.
— Pizza Pronto, j’écoute, s’annonça-t-il sans conviction.
— Putain, Nimoise, t’es à la ramasse ou quoi? Faut te faire soigner! J’en ai marre de couvrir ton inconséquence, tes frasques, toute ta merde, de te remonter le moral quand tu chiales ta mère parce que t’as un rhume, un coup dans le nez, ou que ta donzelle du moment a encore pris la tangente, en se demandant pourquoi elle gâche sa vie avec un marasme ambulant de ton espèce!
Edgard tenait le combiné à bout de bras, sa migraine le relançait et la voix nasillarde et survoltée de Charles lui vrillait les tympans.
— J’ai mis ma tête sur le billot pour toi, enfoiré! Alors, je me fous de savoir si ta grand-mère est malade, si ton chien a la galle ou si tu as le cancer de la prostate! Si ton putain de manuscrit n’est pas sur ma table de travail dans une semaine, t’es foutu, lourdé, garbagé, avec en prime les avocats de la boite au cul! Une semaine, tu m’entends? Une semaine et basta!
Un craquement disgracieux ponctua cette mise en demeure a priori sans appel qui conclut de fait leur conversation. Il serra les dents et dans un élan de solidarité que l’on observe parfois chez les compagnons d’infortune, il eut une brève pensée compatissante pour le combiné vintage de son éditeur.
Edgard s’échinait sur sa table de travail depuis des lustres pour finaliser le recueil de nouvelles généreusement commandé par sa maison d’édition pour le maintenir à flot. Il avait d’abord mis sa perte d’énergie créatrice sur le compte de son idylle débridée avec la belle Maëlys. Lors d’un vernissage guindé et insipide organisé dans le Marais par la galerie Art Factory, il était tombé sous le charme de la nouvelle assistante de direction de Charles. Cette rencontre constitua l’amorce d’une des rares parenthèses heureuses de sa vie. À ce propos, se pourrait-il qu’une pointe de jalousie puisse expliquer l’ire excessive de son éditeur à son encontre? Quoi qu’il en soit, la parenthèse n’avait duré que le temps d’un printemps langoureux le long des méandres de la Seine. La donzelle en question l’avait quitté, lui et sa bohème désargentée, pour un attaché parlementaire miro fraîchement sorti de science-po ou de l’ENA, à la carrière toute tracée, aussi rectiligne et prévisible qu’une voie de chemin de fer à grande vitesse. Pour autant, la fin de cet amour éphémère ne sonna pas l’hallali d’un semblant de renouveau littéraire. La muse inspiratrice boudait en se refusant à lui avec obstination. Chaque fois qu’il tentait de s’approcher un tant soit peu d’une ébauche d’idée frémissante, celle-ci s’éloignait d’autant, comme un mirage dans le désert. Les oasis de sa créativité restaient introuvables.
Si près du but, sa frustration l’amenait au bord de la panique. Une ou deux nouvelles supplémentaires, même bâclées, boucleraient son recueil déjà bien fourni. Était-ce trop demander? Une idée, une chute, un bel emballage, ne jamais négliger le style, et la messe serait dite. Pour une simple idée, à qui devait-il vendre son âme? À Dieu, au Diable, au Néant? Il entrevoyait bien la possibilité de faire appel à un prête-plume… Mais où le trouver?
Si seulement il avait droit à un joker, comme dans “Qui veut gagner des millions”, il pourrait appeler un ami, un vrai… Mais quel idiot! Quand on ne sait pas, on peut toujours faire appel à un ami! Et G. n’était-il pas son ami depuis ses années de collège et leurs cohortes de dissertations à n’en plus finir?
Il se rua derrière son bureau et réveilla l’ordinateur assoupi en agitant frénétiquement la souris. La machine ronronna une éternité avant qu’il puisse sélectionner G. sur son navigateur et lancer sa requête: “Génération automatique de textes littéraires”.
G. ne tarda pas à lui renvoyer la balle: “Environ 1 480 000 résultats (0,29 seconde)”.
À l’issue d’une recherche un peu fébrile dans la pile des premiers résultats fournis et sponsorisés par G., son attention fut attirée par le site talktotransformer.com, ou TTT pour les intimes. Peu à jour des récentes percées des recherches en intelligence artificielle, il découvrit avec stupéfaction l’existence d’architectures neuronales dites profondes qui, lorsqu’entraînées sur des giga-octets de littératures diverses à faire pâlir la bibliothèque François Mitterrand, étaient capables d’engendrer du texte pseudo-littéraire à la volée. Le site TTT, sur la base de cette technologie d’avant-garde, proposait, à partir de la saisie de trois ou quatre mots clés initiaux, de produire aléatoirement un texte prétendument plausible, à défaut d’être parfaitement cohérent précisait le site. Reconnaissons-le, TTT faisait preuve ici d’une relative modestie, peu courante chez les start-uppers de la hightech.
Dubitatif, il testa ladite technologie en tapant ce qui lui passait par la tête, son imagination débordante du moment le conduisant à tenter sa chance avec un trivial “petit chaperon rouge”, digne d’un ado attardé.
talktotransformer.com répondit instantanément:
En charge avec Vinet de la négociation de l’acquisition du livre Les Antiques des Trois Sœurs, Pierre Jadis, le consultant en matière d’essais anciens pour le compte du collectionneur allemand Christoph von Brinteis, a pour mission de redorer la renommée écornée de ce dernier. Pour le petit chaperon rouge, c’est le premier opéra de l’univers de La Fille Mal Gardée. Chez Arca, le guide, Pierre Jadis semble se contenter d’un compte en moyenne de 5 000 euros par an. Il n’en profite pas pour rester seul cet été. Jeune, mal véhiculé, il se doit d’aller rendre visite à la famille de sa mère, grande admiratrice de Charles Perrault et de Stephen King…
Humm! Le lien, pour le moins original, établi par TTT entre l’auteur de Cujo et celui du Petit Chaperon Rouge lui arracha un sourire. Le style, avec un lissage et quelques retouches rapides, pourrait passer, mais le caractère abscons de l’intrigue le laissait pantois. Les data scientists de TTT avaient dû forcer sur le Robbe-Grillet ou le Duras. La prose de TTT, même retravaillée, avait toutes les chances de déclencher chez Charles d’Orsey une crise d’apoplexie plutôt risquée, compte tenu des antécédents cardiaques de l’éditeur. Difficile d’imaginer en effet comment avec 5 000 euros par an, le jeune et mal véhiculé Pierre Jadis pourrait être en mesure de séduire la fille mal gardée à l’opéra! Paradoxalement, à défaut de lui apporter une aide quelconque, ce résultat peu convaincant le requinqua. L’image de son éditeur, un sourire féroce aux lèvres, l’informant qu’il venait d’être remplacé par l’une de ces machines cent pour cent fiables, fidèles, pas chères et disponibles 24 heures sur 24, lui avait brièvement traversé l’esprit.
Les inepties de TTT écartées, Edgard poursuivit courageusement ses recherches G.iennes jusqu’au bout de la nuit, en visitant des sites chinois, indiens, américains, africains, australiens. Il fit un nombre incalculable de fois le tour de la planète à la vitesse des photons, pour sonder les contrées les plus inaccessibles de l’infosphère. Dans sa quête désespérée, il finit par échouer sur e-pretePlume.com, un site basé au Canada. e-pretePlume proposait à ses clients de rédiger tout type de document, de la lettre de motivation à l’articles de presse, en passant par des scénarios ou des fictions. La rédaction de nouvelles, dites littéraires, était proposée pour la modique somme de cinq dollars canadiens la page. Son compte en banque étant à marée basse, guère plus enviable que celui du malheureux Pierre Jadis, il se limita à passer commande pour une nouvelle de trois pages. Il saisit sur le formulaire quelques lignes pour préciser la trame générale de l’histoire souhaitée: une aventure dans le monde de l’édition, dans un genre thriller léger, voire parodique. Il vida les restes d’un mauvais whisky qui s’évaporait au fond de son verre pour faire descendre deux cachets de somnifères. Puis il fila se coucher, vidé, avec l’espoir du condamné attendant une grâce improbable, tandis que l’aube tant redoutée pointait déjà son museau sous les rideaux du salon.
Vers onze heures du matin, alors qu’Edgard dormait profondément, l’âme agitée par un mauvais tour de son subconscient qui l’avait ironiquement short-listé pour le Renaudeau, son ordinateur signala l’arrivée d’un message de e-pretePlume.com qui débutait ainsi:
“Cher Monsieur Edgard N., veuillez trouver ci-dessous la nouvelle de trois pages que vous nous avez si aimablement diligentée. Comme expressément stipulé dans le contrat qui nous lie, ChatGPT-5, dans son instanciation québécoise, a été librement mis à contribution lors de l’élaboration de votre nouvelle, sous le contrôle de nos experts, Data Scientist Editors dûment accrédités openAI, pour garantir à la fois une qualité littéraire optimale et des coûts parmi les plus attractifs du marché. En vous souhaitant une excellente réception de votre commande, qui, nous l’espérons, répondra pleinement à vos attentes, Veuillez agréer, Monsieur Edgard N., l’expression de nos salutations les plus profondes.
Pour l’équipe de e-pretePlume.com,
F.-A. Möbius”
La nouvelle proprement dite poursuivait le message:
Le téléphone d’Edgard Nimoise s’agitait furieusement sur le guéridon du salon depuis de longues minutes. Son éditeur, Charles d’Orsey, avait cherché à le joindre à de nombreuses reprises dans la matinée, comme l’attestait la salve nourrie des messages qui s’empilaient dans sa boite vocale. Cette dernière, avec un enthousiasme sadique, persistait à signaler chaque nouvel enregistrement par un petit tintement joyeux…