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La Play-list

Depuis peu, Anne-Cécile est entrée en retraite; non qu’il s’agisse du terme cynégétique qui signifie qu’il faut rappeler ses chiens et les faire retirer. Il n’est pas question non plus de retraite spirituelle, d’une pause de quelques jours à l’écart de ce qui fait le quotidien, dans un endroit beau et reposant pour se retrouver et ralentir le rythme. C’est que, en atteignant l’âge de la retraite, Anne-Cécile est passée de la vie active à la vie de pensionnée, de la vie professionnelle à celle de personne disponible. Plus simplement, elle ne travaille plus. Elle a adoré son métier, n’a cessé de se former, s’est investie avec passion pour ses patients mais aujourd’hui, c’est terminé et AnCé — comme l’ont surnommée ses jeunes collègues — ne regrette rien. Elle a l’intention de continuer à s’épanouir et surtout de se faire plaisir de façon à vivre le mieux possible cet épisode de sa vie, tout récent, et qu’elle souhaite encore long. Elle ne participe plus à la production de biens qui font tourner l’économie, elle est sortie de la classe des travailleurs, sans état d’âme. Des personnes bien intentionnées lui ont seriné de se préparer à la retraite, de se renseigner sur les activités qui peuvent combler maintenant tout ce temps libre dont elle dispose. AnCé ne craint pas l’ennui; elle qui aime les mots aurait tendance à ignorer la signification de ce dernier.

Anne-Cécile est logopède, elle a travaillé surtout sur les dysphonies et sur les dyslalies; deux aspects de la profession qui l’ont amenée à côtoyer autant d’adultes que d’enfants. Logopède ou orthophoniste, la discipline est la même mais l’équivalence de diplôme ne l’est pas, même dans notre Union Européenne. Les signes distinctifs de cette toute neuve pensionnée sont: des lunettes rouges et des chaussures rouges en toutes circonstances. Le jour de son mariage, sa robe blanche arrêtée à mi-mollet dévoilait de charmantes ballerines coquelicot. Une longue tresse lui tombe jusqu’à hauteur des hanches qu’elle a généreuses, tout comme son âme et… ses sautes d’humeur. De couleur caramel, ses cheveux sont passés à celle plutôt gris cendré qui accompagne chez chacun d’entre nous la perte de plasticité des cellules souches mélanocytaires. Un petit foulard noué autour du cou protège sa voix claire et sa gorge délicate. Rigoureuse toute sa vie dans le travail, AnCé est habitée également d’un petit grain de folie et d’une bonne dose de peps qui font d’elle une compagne agréable, une bonne copine.

Les mots sont ses amis, ses complices. Qu’il s’agisse de substantifs, d’adjectifs ou de verbes, elle aime les entendre, les découvrir, les écouter, les comprendre et parfois elle leur prête un sentiment, leur autorise une saynète. Elle les regarde, les interprète, les met en vie et en relief. Ainsi, le mot “maman” qui est commun à tous les bébés du monde, elle le voit naître entre les lèvres charnues et gourmandes du nourrisson qui, pressant le mamelon de la nourrice, n’a d’autre choix que d’émettre — mmm… Ensuite, la petite bouche ne peut que s’ouvrir en laissant s’échapper le — aaa... — de la béatitude et de la satiété. Par contre, le tête-à-tête avec la “gifle” est tout autre: la consonne voisée qui débute le substantif se prononce les lèvres projetées en avant, comme si on soufflait une allumette en grondant et le son qui en résulte est l’image même du geste de la pogne qui soufflette la victime. La voyelle qui suit passe inaperçue car coincée par la double fricative qui renforce l’évocation du jeu de frappe dans l’imaginaire d’Anne-Cécile. Le “i” donc, se fracasse sur le mur du “f”, la joue se déforme sous l’impact de la main qui châtie, tandis que le visage de la victime est détourné de celui de son bourreau. La fin du mot est perdue dans le fracas de l’impact de la claque. La gifle est violence; Anne-Cécile réprouve la violence et donc le mot lui-même ne lui plaît pas! Voilà une partie de l’univers dans lequel vit la jeune retraitée; les mots, les rencontres, les arguties administratives et autres… remplissent ses journées.

Comme chaque jour, elle lit les infos sur l’ordinateur portable. Elle préfère le papier mais elle estime que puisqu’elle ne lit pas tous les articles tous les jours, la version numérique peut convenir. Elle prête l’oreille à une chanson qui passe à la radio:

“On nous cache tout, on ne nous dit rien

Plus on apprend plus on ne sait rien

On nous informe vraiment sur rien…”

— Une chanson écrite en '67 par Jacques Lanzman, interprétée par Jacques Dutronc… et toujours d’actualité! Rien n’a changé, se dit Anne-Cécile en survolant les titres du quotidien. Dutronc, maître et interprète de l’insolence et de la dérision…

Clic… Pourquoi Kate et William ne dorment-ils pas ensemble?

Clic… En effet, Kate et William ne dorment pas ensemble à bord du train. C’est parce qu’il n’y a pas de lit à deux places à disposition, même pour les membres de la famille royale.

“On nous cache tout, on ne nous dit rien…”

Clic… Wilson Fache est le premier Belge à recevoir le prestigieux prix Albert Londres pour ses reportages en Afghanistan, en Ukraine et à Tel-Aviv.

Clic… Scandale à l’Élysée, le vrai visage de la Première Dame de France…

Clic… Le 11 octobre 2023, sortie du film réalisé par Vanessa Filho “Le Consentement”…

Anne-Cécile a lu le livre de Vanessa Springora et est curieuse de découvrir comment il a été adapté pour le cinéma. Comment mettre en image cette relation d’emprise entre la très jeune amante et l’écrivain quinquagénaire manipulateur? Et ce, avec la complicité passive dont Gabriel Matzneff a bénéficié auprès du milieu intellectuel parisien! La pédophilie, l’inceste, le viol… des thèmes dont elle a souhaité parler ouvertement à son fils Nicolas, alors adolescent. L’époque à ce moment est la caisse de résonance du mouvement #MeToo; on ne pouvait pas ne pas en parler. Aujourd’hui, Nico a trente-cinq ans; il fut un temps où il s’intéressait à la psychanalyse des contes. Il était facile de conclure que, quand le petit Chaperon Rouge se déshabille et rejoint le loup dans le lit, et que le loup lui dit que ses grands bras sont faits pour mieux l’embrasser… La fillette n’esquisse aucun mouvement de fuite ou de résistance; on peut croire qu’elle désire être séduite. 

— Nous y voilà! pense Anne-Cécile.

Et pourquoi ces femmes n’ont-elles pas plus tôt (plutôt) porté plainte au lieu de rejoindre tout ce déballage médiatique? On avait appris aussi que Catherine Deneuve signait une tribune sur “la liberté d’importuner” pour les hommes, celle-ci étant indispensable à la liberté sexuelle. Mais il faut distinguer “flirter” et “aller trop loin”, avait précisé l’actrice.

Clic… Démarrer… Clic… Marche/Arrêt… Clac… AnCé baisse le capot de l’ordinateur et, Georges Brassens en tête, elle fredonne en sa compagnie:

“Et je repris ma route et m’en allai quérir,

Au p’tit bonheur la chance, un corsage à fleurir…

La première à qui je l’offris

Tourna la tête avec mépris,

La deuxième s’enfuit et court

Encore en criant ‘Au secours’

La quatrième, c’est plus méchant,

Se mit en quête d’un agent.

Car aujourd’hui, c’est saugrenu,

Sans être louche on ne peut pas

Fleurir de belles inconnues…”


***


Le lendemain ou un autre jour peut-être, en sourdine, “La complainte du progrès” de Boris Vian escorte la fête aux clics. Anne-Cécile écoute car elle ne connaît pas la chanson qui date de l’année précédant sa naissance. Les gens ont-ils si peu d’estime d’eux-mêmes qu’ils ont besoin de gagner, d’acheter, de s’endetter pour avoir, paraître, être l’objet qu’ils ont acquis?

Clic… Le CD&V ressuscite un ancien Premier ministre pour sa campagne. 

Clic… Le CD&V en campagne à décider de s’appuyer sur l’intelligence artificielle pour séduire l’électorat. Le parti néerlandophone a choisi de redonner vie à Jean-Luc Dehaene, l’ancien Premier ministre décédé en 2014.

Sourire en coin, AnCé ne peut s’empêcher de relever l’orthographe défaillante du quotidien…

Clic… À Uccle, Saint Nicolas arrive en Porsche et avec escorte policière (vidéo)

Clic… Les élèves d’une école de la commune d’Uccle ont reçu la visite en grande pompe de Saint Nicolas et du Père Fouettard. Police à moto en escorte et Porsche rutilante, les élèves ont eu le droit à un véritable show pour l’arrivée de Saint Nicolas et du Père Fouettard ce mercredi 6 décembre 2023. L’arrivée triomphante de Saint Nicolas à bord de la décapotable a été filmée et s’est fait remarquer sur les réseaux sociaux où les avis sont partagés.

La ride du lion bien marquée, AnCé s’agasse un peu de l’aliénation par les réseaux à l’oiseau bleu et compagnie. Car si ces derniers présentent des avantages, ils peuvent aussi présenter des impacts négatifs sur les internautes. Et cela, elle n’est pas la seule à le penser.  

— Même Stromae et sa “Carmen” nous mettent en garde, se souvient-elle.

Clic… Clic… Clic… Emmenée par la “Foule Sentimentale” de Souchon, survolant l’article du Soir qui propose d’élire le “Nouveau mot 2023”, Anne-Cécile surfe sur la cyclostrade, dérape sur la décommémoration, stationne sur le preferendum, résiste à la tentation de prompter pour mieux s’approprier chokbar, se détourne du sologame pour randonner sur les sites des mots nouveaux des années précédentes. Le hasard, ou pas, lui suggère une étape sur le tiercé gagnant du “Nouveau mot 2016”.

Le choc est rude, la rencontre douloureuse: entre le brexit et la déradicalisation, elle se cogne à “putaclic”. Le mot lui violente les tympans, s’éclate en suggestions imagières dérangeantes, lui agace les neurones. Elle ne se souvient pas d’avoir lu ni entendu ce mot. La lettre initiale, bilabiale et sourde, explose; elle chasse la voyelle qui suit et l’envoie percuter la palissade du “t”, se retrouvant ainsi émiettée sur la langue qui recule dans la bouche au fond de la gorge pour sortir le son [k]. Miettes qui risquent de se retrouver éjectées en postillons inconvenants lorsqu’il s’agit d’articuler le — clic — terminal. 

Cinq consonnes sourdes, trois voyelles.

— Clic… Pas d’anagramme.

— Clic… Pas de synonyme.

AnCé répugne même à prononcer ce mot, c’est épidermique. 

— Clic… C’est un adjectif. 

— Clic… C’est une expression. 

— Clic… C’est un terme. 

— Clic… Tiens, on peut le conjuguer. 

— Clic… Il existe une “Chanson Putaclic”, et pourquoi l’adjectif ne s’accorde-t-il pas? 

— Clic… Anne-Cécile écoute le single. Elle n’est toujours pas séduite par ce mot, elle ne l’aime toujours pas et le réprouve encore plus depuis qu’elle en a découvert le sens… en cliquant! Elle sait maintenant qu’elle est tombée dans le piège de la manipulation, rejoignant un troupeau dont elle se pensait naïvement marginale. Voilà qui potentialise la sensation presque physique de répulsion envers ce terme dont le sens péjoratif évoque le racolage et le mépris à l’égard des personnes qui se prostituent.

AnCé est perplexe; elle vit sans le savoir avec ce mot qui évoque un dépotoir, un déversoir et qui est-elle par rapport à cela? La crédule qui croit vraiment à la promesse, qui trouve ça merveilleux ou qui a le sentiment de se faire avoir? La curieuse réaliste qui se demande quelle idiotie se cache derrière? La rebelle qui refuse de se laisser avoir, quitte à passer à côté des choses dont tout le monde parle? Elle a l’impression d’osciller entre chaque catégorie. Elle appelle son fils.

— Allo Nico? C’est maman.

— Oui, je vois. Tout va bien?

— Oui, ça va. Tu sais, Nico, que j’essaie de rédiger une nouvelle pour “Marginales” mais j’aurais besoin du soutien d’une play-list bien particulière pour la terminer en gardant la tête sur les épaules! Pourras-tu m’aider à l’installer sur mon Smartphone, s’il te plaît?

— Oui, bien sûr, je passerai sous peu. Tu as probablement une idée de ce que tu veux, tu me prépareras les titres?

— Alors, il y aura “Sauver l’amour” de Balavoine, “On nous cache tout” de Dutronc, “La rose, la bouteille et la poignée de mains” de Brassens, “La Fièvre” de Julien Doré, “La Haine” de Putaclic 98 et puis…

— Mais qu’est-ce que tu me racontes là?

— Et la “Chanson Putaclic”… Tu écouteras bien, certaines chansons datent mais sont toujours d’actualité. Accroche-toi! J’ai le titre de la play-list aussi: “Full santé mentale”. Merci mon grand et à très vite. Bisou.

Clic… Elle raccroche.


La Play-list

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