La mère des grands cimetières sous la lune
Où m’amène-t-il ce fichu Waze ? D’accord, il y a des bouchons surprise sur l’A4, mais tout de même ! Avec mes super yeux qui n’y voient que dalle quand le rideau de la nuit tombe, je suis vraiment stressée. J’essaie de contrôler ma respiration. Coolos, relax, il n’y a personne sur la départementale… Stoppe cette imagination qui fait serpenter la route entre chien et loup, entre rêve et réel ! J’allume les grands phares pour me cisailler un semblant de passage vers ma destination. Elle semble s’éloigner à mesure que ma petite voiture progresse dans ce paysage inconnu. So lonely pleure Sting sur la radio. Seule. Paumée. Pouah ! Tu es encore en train de te mettre dans des embrouilles ! Le faisceau de lumière accroche une croix blanche écorchée sur le talus : « Un héros inconnu, 1976 ». Nooon, cela devient vraiment glauque ! Souffle un bon coup, tu es près de Verdun.
So, lo, lo,lo ; solo lo lo ! Shit, une bagnole en face ! Ses Leds bleutés m’aveuglent. Je me crispe au volant. Foutus yeux !Je cligne plusieurs fois, la voiture passe, me laissant dans un blanc. Concentre-toi ! Regarde. Quelque chose bouge sur le bord de la route. C’est ta peur qui s’exprime, freine tes neurones ! Non ! Freine tout court, elle est sur le macadam maintenant ! Un type. Nu. Titubant. Un collier étrangleur pour chien lui enserre la gorge. Il essaie de l’arracher. C’est quoi ce truc ? Ma voiture s’arrête. J’attrape mon GSM et compose le 112. Je bafouille, je n’arrive pas trop à me localiser. Pas sûre qu’ils aient compris. Un cauchemar. Inspire, expire. Fais ta liste de courses mentalement. Ouf, le néocortex s’est rebranché. L’émotion se dilue, l’adrénaline retombe. Et le réflexe professionnel surgit. Cet homme a subi un trauma.
Je sors de la voiture et m’approche en montrant la paume des mains, en signe de non-violence, de paix. L’homme, un quinqua hirsute et boueux se précipite vers la portière, se jette sur le siège passager et verrouille. Son regard exprime une très grande frayeur. Qu’a donc vécu ce pauvre homme ? Je m’approche doucement, comme d’un animal apeuré en parlant doucement sur un ton monocorde, hypnotique. Je m’accroche le bras délicatement à la portière conducteur et me penche lentement vers lui. « J’ai appelé la gendarmerie, ils vont nous géolocaliser. Je vais prendre une couverture dans le coffre ». Mon cœur se calme. Ici, il s’agit d’une vraie situation avec apparemment une victime, pas d’un délire de conductrice dans le noir avec des yeux pourris. Il faut le défuser, une technique que je connais bien et qui consiste à l’écouter, sans juger, pour qu’il revienne peu à peu à la réalité, qu’il arrive à se rassembler après avoir été projeté « hors de lui ». Je lui donne la couverture et reprends ma position, à juste distance. Il s’y emballe en tremblant. Méfiant, il souffle : « Tu n’es pas avec elle au moins ? ». Surtout ne pas poser les questions qui affleurent mes lèvres… Je fais non de la tête, tranquillement en m’ancrant. Assurer la posture, la présence. Ouvrir un regard bienveillant. (Là, on s’en fiche des vieux yeux) Laisser venir. Le temps qu’il faudra. Les doutes s’égrainent au fil des secondes, des minutes. Soudain, la déferlante, la vague émotionnelle, le récit tourbillonnant, le Maelström. Ne te laisse pas happer !
Elle a voulu me tuer ! Elle m’a attaché comme un clebs ! Je ne lui ai rien fait. Elle est devenue folle ! Mais pourquoi ? J’étais l’homme de sa vie ! Je n’ai rien vu arriver ! Ou c’est moi qui deviens fou ! Est-ce vrai ? Je rêve ! Pas possible, pas possible… J’aurais dû le voir ! J’aurais dû l’empêcher ! L’aimer plus fort ! D’où ça sort cette folie ! Il éclate en sanglots. La purge émotionnelle commence. Laisse-lui le temps. Je m’approche un peu, je lui prends la main avec douceur. Il lève les yeux baignés de larmes, hâves. Il me regarde dans le clair-obscur projeté par le plafonnier. « Je suis là, avec vous. J’entends que vous avez subi un choc. L’émotion est présente, c’est normal. Pleurez, laissez toutes ces larmes sortir de votre corps, ça va vous soulager ». Accusé de réception. Il commence à s’agiter, je lâche sa main, la colère s’annonce.
Putain de Covid, saloperie de confinement ! C’était trop ! Foutu gouvernement ! Deux ans de merde ! Ils nous ont laissés tomber ! Des morts, des morts, des morts, tous les jours plus ! Connard de Macron et ses mesures ! Ses discours guerriers ! Comme si l’on se battait contre un virus comme à la guerre ! Mais on l’a eue au final, la vraie guerre ! Les images de Marioupol, tous ces cadavres déchiquetés, tous ces blessés ensanglantés. Stress non-stop. Plus d’espoir ! Aucune issue ! Tout est foutu ! Qu’ils se taisent ces médias, qu’ils arrêtent de foutre la trouille sans arrêter ! Le prix du gaz, la crise. Nom de Dieu, depuis que je suis né, j’entends crise, crash, catastrophe ! Ce sont eux qui l’ont rendu dingue. Folle à lier. Complètement barge ! Elle a coulé une bielle. Ma pauvre Marie ! Tu es devenue cette horreur vindicative ! Un dictateur domestique ! Une frappadingue ! Tu t’en es même prise à moi. Je ne voulais rien d’autre que t’aimer, te choyer, vivre au milieu de nulle part avec toi ! Ensemble.
Il se tait subitement. Soupire. Renifle. Je lui tends un mouchoir. Il essuie la morve qui brille à son nez. Je bouge un peu. Crampes. Il fait nuit noire. Deux personnes sous une loupiotte baveuse en plein néant. Mais qu’est-ce je fous ? Je m’ébroue de mes pensées et reviens dans l’instant. Intense. « Marie ? » Je n’ai pas pu résister à l’histoire. Rester au contact.
Marie ! Marie… Elle était si belle. Elle rayonnait. C’était, il y a vingt ans. Je ne m’attendis pas du tout à un coup de foudre pendant la découverte d’une de mes destinations « tourisme de mémoire ». Je voyageais toujours seul, imprégné des souvenirs familiaux. Solitaire. Le lourd passé des ancêtres sur le cœur. Les oreilles pleines de non-dits, je recherchais le silence mélancolique des héros dans les cimetières de guerre. Je l’ai rencontrée à l’ossuaire de Douaumont. Ce lieu de mémoire qui recèle les os de milliers soldats non-identifiés de la guerre 14-18. Et puis, elle était là, vivante, dans le soleil d’automne. Il dessinait un liseré doré dans sa longue chevelure. On aurait dit un ange avec un doux sourire. Elle m’a fait un signe de la main, et je l’ai suivie. Comme ça.
Les nuages se dissipent ; la pleine lune de dévoile ; la scène devient irréelle. Un véhicule s’approche. Les gendarmes. Ils arrêtent le véhicule. S’approchent rapidement. Puis ralentissent en me voyant parler avec l’homme enveloppé dans une couverture sur la banquette passager. Il parle. Les gendarmes s’arrêtent à deux mètres. Assez pour entendre. Trop loin pour constituer une menace. Le type, tout à son récit, ne les remarque pas.
Elle a ri en arrivant à la mairie. « C’est là, mon domaine ! Je me présente : je suis Madame le Maire, ma municipalité est constituée de trois vivants (dont deux électeurs) et de 130 000 morts ! Les gens se moquent toujours de moi. J’ai lu plusieurs articles dans la presse qui se foutaient de moi. Mais c’est du sérieux. Toi tu l’es aussi. Je l’ai lu dans ton regard. Tu as aussi tes morts. Je m’appelle Marie ! Tu veux un café ? » Moi, Jean. C’est ainsi que notre histoire a commencé. Je n’ai plus quitté Douaumont. Nous vivions tranquilles, amoureux. De temps en temps des touristes ou des cars d’étudiants visitaient l’ossuaire sans remarquer la petite mairie. Chaque année, nous nous rendions à la nécropole lors de la commémoration de la Grande Guerre, quand les officiels venaient déposer des gerbes, le 11 novembre. Parfois, il y avait un Président parmi eux. À l’approche du centenaire, elle devenait un peu plus tendue, plus investie dans sa mission. Notre lieu de vie devenait le centre du monde pour les commémorations. Elle souriait moins. Elle houspillait de temps en temps. Je mettais cela sur le compte du stress et j’acceptais. J’avais quitté le monde furieux à l’extérieur pour vivre avec mon ange. Elle était née là dans ce drôle d’univers qu’elle ne quittait jamais. Elle ne connaissait que le calme, le silence et notre complicité. Elle voyait défiler la France sur le pas de sa porte. Et cela lui suffisait.
Un des gendarmes toussote. Je tourne les yeux vers lui et lui sourit : ça va aller. Jean ne remarque rien, emmitouflé dans la couverture, engoncé dans son histoire.
Puis avec ces commémorations de la bataille de Verdun – 300.000 morts durant 300 jours –, elle a cessé de se ressentir comme une blague, comme une anecdote de la presse. La maire des morts, la mère des grands cimetières sous la lune. Elle se voyait telle une héroïne, celle qui avait veillé sur les héros oubliés. La France, résonnait en elle. Hollande et Merkel étaient venus. Le Président l’a remerciée en tant que « Passeuse d’Histoire » en lui épinglant une médaille au corset. La France la voyait, elle voyait la France et a eu le coup de foudre. Elle ne parlait plus que de ça. D’abord enthousiaste. Puis frénétique. Elle a commencé à se passionner pour l’info et s’est fait livrer un écran plat. Elle commentait les journaux télévisés : la France va à vau-l’eau ! Elle était sensible à la rhétorique du « Grand remplacement » de Zemmour et était très inquiète. J’imaginais que c’était toute l’animation qui avait perdu mon ange. Qu’elle allait redevenir ma douce aimée. Je me trompais.
Il soupire, me regarde avec désespoir et essuie une larme. On arrive au moment difficile. Au trauma. Je reformule : « Marie était un ange. Il y a eu beaucoup de stress avec les commémorations du centenaire. Quelque chose a changé après. Marie n’est plus la même… »
Tout a empiré quand le gouvernement a décidé de fusionner Douaumont et Vaux-devant-Damloup pour devenir Douaumont-Vaux en 2019. Marie a pris ça comme une trahison de la part du Président, de la France. Son mandat chavirait, elle n’avait que 4 électeurs alors que Vaux en disposait bien plus. Je pense qu’elle a voulu « défendre Douaumont », son territoire. Quand les élections ont été maintenues en mars 2020, malgré le confinement, elle a disjoncté. Tous ces morts à la télé. Tout ce danger invisible. Cette « guerre » que Macron nous demandait de mener contre le virus. Elle a commandé des kilomètres de barbelés pour protéger Douaumont. Je devais l’aider à planter les piquets pour empêcher l’ennemi du dehors d’entrer. Et l’ennemi, c’était tout le monde qui ne venait pas de Douaumont. Son vieil oncle et son cousin, tout son électorat, ont été mis à contribution. Comme nous n’étions pas vraiment convaincus, elle a sorti un vieux fusil Lebel avec baïonnette et nous a enchaînés. Nous étions seuls au monde durant les mois du confinement. Nous mangions des rations de guerre. Après les barbelés, les tranchées. L’oncle a succombé. Arrêt cardiaque. Un électeur de moins. Le cousin a réussi à s’échapper. Il ne restait que moi. Avec le démon femelle en mode « attaque ! ». Elle a commandé un collier étrangleur après le confinement. Et a abattu le facteur venu le livrer. Comme ça, pan ! Personne ne pouvait approcher son fief. Son Douaumont. C’était au moment où les premières images de l’invasion de l’Ukraine ont explosé à la télé. Elle a perdu tout contact. « Douaumont résistera ! » « Stop au grand remplacement ! ». Hier matin, je me suis réveillé nu avec ce putain de collier. Je me suis éloigné sur la pointe des pieds. Elle ne m’a pas entendu tout de suite. Je venais de franchir les barbelés quand elle est montée dans le mirador avec la télécommande du collier en hurlant. Pas de décharge. Dans son délire mégalo, elle a dû oublier de lire le mode d’emploi. Vous connaissez la suite.
Jean se tait brutalement.
Il observe les gendarmes.
Il baisse la tête, sort de ma voiture, résigné.
Il monte dans la camionnette.
Il se mure dans le silence.
Le gendarme le plus proche me lance :
— Nous avons bien entendu l’histoire. Comme il s’était lancé avec vous, nous l’avons laissé raconter. Il faut éviter que les victimes multiplient les versions. Nous allons l’emmener à l’hôpital. Nous enverrons une équipe du GIGN à Douaumont. Cela risque de se transformer en Fort Chabrol si c’est vrai, ce truc-là. Je n’ai jamais entendu une histoire pareille. On vit une période de dingues. Toutes ces peurs cumulées, cela se transforme en explosions émotionnelles. Cela se multiplie. Mais là, cette Marie, abattre un facteur ? Un agent des services publics ? Je vais prendre votre identité pour la suite. Car il y en aura une, c’est certain !
— Maryse Lebon, psychologue de Charleroi. J’étais en route pour un colloque à Strasbourg mais Waze a cru bon de m’envoyer par ici. En plein drame. Cet homme m’a dit qu’il s’appelait Jean. Laissez-le se reposer à l’hôpital avant de le réinterroger avec le Parquet. Il faudra lui laisser un peu de temps… La grosse vague émotionnelle est passée, mais le risque de trauma reste grand. L’hôpital possède sans doute une cellule de crise psy. Quant à moi, je dois filer, je dois absolument me rendre au colloque, car je suis une des oratrices et avec tout cela, je risque d’être en retard.
— Nous vous convoquerons à la caserne de Verdun la semaine prochaine. Cet incident est vraiment trop bizarre. Heureusement que vous êtes psy et que vous avez su calmer le jeu. Merci Madame. Au fait, vous parlerez de quoi dans ce colloque ? La psychologie m’intéresse…
— Du syndrome d’Hubris.
— Jamais entendu parler…
— Un sujet d’actualité pourtant. En gros, il s’agit d’un trouble de la personnalité qui se développe quand quelqu’un acquiert du pouvoir. La personne qui en présente les traits, se sent invincible, toute puissante par rapport aux autres qu’elle juge négligeables. Malheureusement, il s’agit d’un type de personnalité et non d’une maladie mentale. Il n’existe donc pas de thérapie ou de médicament pour les soigner. On rencontre de plus en plus ce trouble chez les chefs d’entreprise, les autocrates ou les dirigeants nationalistes comme Poutine, Erdogan, Bolsonaro…
— Et chez « la mère des grands cimetières sous la lune ». Bonne route !