La Francophonie, c’est nous!
Le samedi matin, je suis une grand-mère heureuse, je garde mes petites-filles jumelles, Jade et Ambre, élèves dans une école à pédagogies nouvelles.
Lors de la rentrée des classes, l’année dernière, Jade raconta l’arrivée d’un nouvel enfant, Djibril, originaire du Mali. Il ne parlait pas très bien le français.
— Le Mali, ancien Soudan français, est indépendant depuis 1960 et envisage de privilégier les langues maliennes en gardant le français comme langue de travail; le français ne serait plus utilisé dans les écoles, expliqua l’institutrice.
L’enfant malien ne sembla pas comprendre cette explication.
— Moi parler bambara, précisa Djibril, moi venir petit village, pas français à l’école.
Les conversations vont bon train dans la classe: c’est quoi, les colonies? Quel était le but des colonisateurs?
Avis divergents, suivant les conversations entendues à la maison.
Ambre expliqua: — les colonisateurs voulaient s’approprier les richesses des pays pauvres mais certains montraient de la considération pour leurs serviteurs qui devenaient des membres de leur famille.
Louise, l’intello, compléta: de nombreux esclaves, battus, mutilés, malnutris, non soignés, devaient travailler de plus en plus durement et de plus en plus vite pour extraire le minerai de fer, l’or, le sel et le calcaire.
— Stupidités! s’exclama Victor. Les Français ont construit des routes, des hôpitaux, apporté l’enseignement, la religion et le français, la plus belle langue du monde, celle des philosophes. C’est mon Papy qui me l’a raconté. Et nous, les Belges, on a offert les mêmes bienfaits aux Congolais. Tous ces peuples veulent l’indépendance puis viennent habiter chez nous pour bénéficier du CPAS et des allocations familiales.
Un murmure de réprobation parcourut la pièce.
Madame Alice, l’institutrice, récupéra la situation en proposant un jeu. Chaque enfant déposa dans un panier un bout de papier avec son prénom. Tirés au sort l’un après l’autre, les élèves devraient partager une connaissance avec les camarades intéressés. Chloé, première sortie, connaissait la recette du tiramisu aux framboises. Jade leva immédiatement la main ainsi que Nathan. Ambre voulait bien montrer comment réussir une roue parfaite, au grand intérêt de Léa, Louise et Camille. La proposition de Djibril, deviner le nom d’animaux inscrits au tableau, fut acceptée par Victor, d’un air goguenard. Antilope, buffle et guépard déclenchèrent son sourire. Hippopotame, éléphant et crocodile, son hilarité. Il fut moins fier en regardant la représentation, parfaitement exécutée, de l’agrobate, du buzzard, du bécasseau et du bruant. Chacun échangea son savoir contre une autre connaissance. L’instruction ne vient pas uniquement de l’adulte, était le message de madame Alice.
Le directeur de l’école souhaitant une mixité totale, il y avait dans la classe de mes petites-filles comme dans toute l’école, un mélange d’enfants HP, d’autres présentant un retard ou un handicap, certains issus de milieux bourgeois et d’autres défavorisés, toute la diversité de la société dans laquelle ils seraient un jour adultes. Du point de vue apprentissage, les jeunes s’exerçaient à chercher eux-mêmes des documents afin d’exposer à la classe une “présentation”, fruit de leur travail. Le thème de cette élocution était choisi dans une liste dressée par madame Alice. “Qui parle le français dans le monde? ” fut sélectionné par Jade. La classe apprit avec surprise que le français est la cinquième langue la plus présente dans le monde après le mandarin, l’anglais, l’espagnol et l’arabe, et parlée sur cinq continents par trois cents millions de personnes! Cependant, les enfants se focalisaient moins sur des statistiques que sur leurs camarades. La classe comptait deux Ukrainiens, un Russe, cinq Arabes, trois Turcs, dix Belges dont quelques Italiens naturalisés et maintenant un Africain. Tous les matins, les Francophones criaient:
— Bonjour! Comment vas-tu?
Et les réponses fusaient dans la gaieté et l’amitié:
— Do skorava! Grazzie mile, molto bene et tu? Sabah alkayr! Merhaba teşekkür ederim! Duzhe dobre, dyakuyu i vam! Í kà ò yàfa ān yé!
Djibril vivait chez le docteur Mawet, veuf apprécié de tous. Il apprenait de mieux en mieux le français, s’intégrait bien à l’école et dans son quartier. Il semblait heureux.
Arrivèrent les grandes vacances. Certaines familles s’envolaient pour la Thaïlande ou l’Australie, d’autres se contentaient d’une location d’appartement à la mer du Nord, quelques-unes pour leur enfant d’un stage organisé par la mutuelle. Tous rentrèrent à l’école à la fin du mois d’août, contents de se retrouver, sans jalousie, pour vivre ensemble la dernière année d’école primaire.
Seul, Djibril paraissait soucieux:
— Papa est malade.
Aussitôt, Victor se permit une remarque déplacée:
— Comme dit Papy, les étrangers appellent toujours Papa et Maman les gens qui s’occupent d’eux et les confortent dans leur rôle d’assistés.
La classe gronda. Victor, quel condisciple insupportable! Madame Alce, titulaire de la même classe pendant deux ans, n’intervint pas. La réprobation des amis porte mieux ses fruits que celle de la maitresse.
Ce fut l’automne, Djibril ne vint pas à l’école. La direction fut prévenue que l’enfant s’absentait pour raison familiale. Un élève de la classe glissa les devoirs dans la boite aux lettres de la maison aux volets fermés. Un jour. Marcello déclara que le docteur Mawet était mort.
Le lundi suivant, Djibril revint, demanda pour lire une lettre. D’une voix enrouée, il déchiffra:
“Mon cher fils,
Comme je te l’ai raconté, je suis Philippe Mawet, né à Liège en 1987. En 2002, j’accompagnai au Mali mon père en voyage d’affaires. Je rencontrai une jeune fille charmante, de deux ans mon aînée, nommée Konaté. Des yeux bruns en amande, une peau couleur chocolat, un sourire extraordinaire. Immédiatement, malgré mes quinze ans, je tombai sous le charme. Deux mois plus tard, lorsque je parlai de mon départ de Bamako, la mission de mon père étant terminée, j’eus la surprise d’apprendre la grossesse de Konaté. Mon père ne voulut rien entendre, pour lui les filles africaines considéraient le Blanc comme une échappatoire à la misère. De retour en Belgique, il me convainquit de tout taire à ma mère et à ma sœur, de continuer mes études, d’oublier, plus tard d’épouser la fille de son meilleur ami, un ingénieur comme lui. Il me prouva avoir contacté un avocat afin qu’une somme soit versée chaque mois à Konaté pour assurer sa subsistance et la tienne. Je fus lâche, j’acceptai les plans et projets proposés. Dans le bureau de mon père, je trouvai après le décès de mes parents, les coordonnées pour continuer les versements et vous aider. Il y a deux ans, mon épouse perdit la vie dans un accident de la route. J’appris en même temps, par l’avocat, la mort de Konaté, ta maman.
Je décidai alors de te faire venir en Belgique, toi mon seul enfant.
Mais l’année dernière, des analyses révélèrent mon cancer métastasé. C’est pourquoi je vais te quitter, toi mon fils trop peu connu. Tu habiteras désormais chez ma sœur.
Je te demande pardon pour nos vies gâchées.
Je t’aime,
PAPA.”
Le petit termina sa lecture dans un sanglot.
Brusquement, Victor se leva, se planta devant Djibril, lui dit:
— Moi aussi, j’ai perdu mes parents, j’en ai voulu au monde entier, je suis agressif et idiot. À mon tour, je te demande de me pardonner. Si tu veux, je serai ton ami.
On put voir un arc-en-ciel naitre dans les yeux de Djibril pour se propager dans ceux de Victor.
Pour surmonter l’émotion générale, madame Alice demanda:
— Et si on parlait de la Francophonie?
D’une même voix, Ambre et Jade s’exclamèrent en montrant la classe:
— Mais c’est nous, la Francophonie!
— Maintenant, oui, admit l’institutrice en regardant Victor. Et si on fêtait notre Francophonie? Il y a du jus de pommes dans le frigo. Vous souhaitez préparer du pop-corn ou des crêpes?
Et la classe répondit, chacun utilisant la langue de l’autre:
— Fritella! Nalisniki! Massa! Crêpes!
C’est ainsi que moi, la Mami d’Ambre et de Jade, j’ai le bonheur de partager la vie scolaire de mes petites-filles.