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La femme dans la cabine du grutier

Les bourgeons ont la goutte au nez, les herbes sur le remblai du chantier de construction n’en peuvent plus de pousser, les nuages sont vidés, passés au bleu, enfin, après cinquante heures de pluie sur le village, ce vendredi 29 avril 2022, tu ouvres la fenêtre. Nous nous demandons comment sera cet immeuble, qui seront nos nouveaux voisins. Et juste à ce moment l’ingénieur Mardera, en costume gris clair, son casque à la main, saute de sa voiture et nous n’avons pas le temps de l’avertir qu’il a déjà glissé sur le béton et disparu dans la tranchée que nous avons vue se remplir de boue au fil des jours. Le contremaître débarque lui aussi, prudent comme un éclaireur de sa petite armée bientôt sur place ; il a tout vu mais il lève les yeux vers la grue, attendant que l’ingénieur Mardera émerge, enlève son veston avec lequel il nettoie son casque, jure en italien, ou portugais, ou espagnol, ou chinois, le contremaître ne saurait dire de quelle langue il s’agit, il se trouve qu’il aime bien toutes les langues, toutes les couleurs de peau, toutes les maisons qu’il construit. Mais l’ingénieur Mardera, bon, pas question de le laisser tomber, vu qu’il est déjà tombé, il le pousse à l’intérieur de son bureau en tôle, lui donne un pantalon et un pull, pas trop mal, dit-il à Mardera, sur quoi la vie du chantier reprend pile à sept heures.

Tu ne ris pas, moi non plus. Comme si on avait un verrou dans la gorge. Comme si on venait de nous annoncer la venue de la Mort pour le repas de midi et qu’on était obligé de trouver des plats capables de la satisfaire entièrement puis de la reconduire à notre porte en se faisant invisibles. Mais je n’ai rien, dis-je, les placards sont vides, les magasins fermés. Voyons, ne pleure pas, tu inventes un cauchemar ! Tu as raison.

Samedi 30 avril, la guerre en Ukraine continue. Polina et Mariya vont tous les jours dans la forêt, pas loin d’ici, en Suisse alémanique, dans la forêt cogner des poings contre les arbres. La grande sœur reste muette, sa cadette a peur qu’un de ces jours elle explose, alors elle, elle parle et parle, dans leur langue qui est le russe, elle répète les derniers messages reçus de Kharkiv, maman a pu se faire opérer, notre frère met un gilet pare-balles pour courir d’une maison à l’autre au secours des habitants, good news, annoncent-elles à Géraldine, leur nouvelle amie et logeuse. Polina prépare une salade de pommes de terre avec des oignons, des cornichons, du cervelas et de la mayonnaise ; mais on n’est que trois à table, remarque Géraldine, tandis que la lampe du soir luit au-dessus du gigantesque saladier et que les trois femmes rient la bouche pleine. Dans leur chambre la télévision reste éteinte, tais-toi et ne nous montre rien, tout est dans notre tête, marmonne Mariya, et hop, l’appareil disparaît sous sa grosse veste d’hiver. On pose dessus les flacons de shampoing, les cahiers neufs avec les phrases simplistes à apprendre dans la nouvelle langue. Pas possible, cette méthode d’immersion directe, sans un mot de repère en russe ou en ukrainien, s’énerve Géraldine, qui subitement se souvient que son voisin le professeur de piano sait le russe. Elle lui téléphone. Un peu de normalité pointe ce soir-là, quand le professeur s’amène, déjà en robe de chambre, des partitions sous le bras. Il joue une sonatine, il discute avec Polina et Mariya, notre fille Géraldine remplit la bouilloire, sert du thé avec une tourte à trois étages de Chantilly, la préférée de ses invitées.

Puis elle sort dans la nuit ; sous le ciel couleur de plâtre brulé passe le dernier avion du monde civilisé, le tout dernier, car même là-haut les bombes noircissent la chair, la matière, l’esprit.

Cette vision, il me semble que vous, les lecteurs, vous la partagez, mais toi, tu me dis : sois calme, parle plutôt de paix.

Le même soir, nous jetons un coup d’œil au chantier, à notre bout de pré, au cerisier japonais éperdu de fleurs roses, et tu refermes la fenêtre. Mais regarde, regarde ! dis-je, il y a une femme dans la cabine du grutier ! Je te montre la vitre, les reflets, peut-être ceux du soleil encore perceptibles à cette altitude, et bien nette la tête d’une femme aux cheveux mi-longs, son cou, l’arrondi des épaules. Tu chausses tes lunettes de myope, tu secoues la tête : une illusion d’optique, m’expliques-tu. Je fais semblant de te croire.

Dans le silence de la chambre, tu consultes le journal et quelquefois tu as besoin de me lire un article à voix haute. Ce 30 avril, il s’agit de l’Afghanistan, de noyades en mer Méditerranée, de la mort par drogue du fils d’un cher écrivain, de merveilleux élèves d’une école de danse, de sommes colossales destinées à des armes. Quoi ? combien ? Pourquoi commente-t-on uniquement le prix, je demande, toujours d’abord ce que ça coûte, jamais de précisions sur l’utilité de la marchandise, le sens de cette marchandise, ce pour quoi elle a été conçue et fabriquée ?  Nous songeons naïvement au lance-pierre du petit garçon, aux mousquets des vieilles gravures, à ces trucs à mourir de honte devenant, entre autres variantes, l’ogive nucléaire aux arcs élégants, purs, tel un suppositoire géant. Nous songeons aux petits garçons – indirectement à l’ingénieur Mardera, au contremaître du chantier – qui construisent passionnément un château puis le détruisent d’un seul coup de pied. Dans le fond, dis-je tout à trac, j’aime beaucoup les bruits et les rires du chantier. Ton sourire me met les larmes aux yeux.


Dimanche 1er mai, poum poum, la fanfare s’aère, mon frère philosophique trouve du muguet derrière son immeuble et il doit me l’annoncer au téléphone. Mes chéris, mes chéris tous drôles et chers ! Cher Louis Paul Boon, cher Bontje*, si tu voyais comment va le monde, le monde venu après toi, un enfant de la guerre, venu à peu de folies près comme tu l’annonçais ! Pour cette fête du travail, des agités se tapent dessus librement sur les avenues des grandes villes, on discourt sur le pouvoir d’achat, sur les bagnoles trop chères, ou c’est l’essence qui est trop chère, allez comprendre, sur le travail des retraités ou la retraite des travailleurs, sur la liberté personnelle, sur les droits personnels ; rien sur les artistes de quatre-vingts ans qui continuent à se lever tôt et à vivre au jour le jour, enfin on prononce le mot Paix, allez en paix, puis on se met à table.

On se promène dans les rues du village, pas moyen d’échanger un bonjour, tous les habitants le dimanche vont quelque part, leur petite villa fermée à triple tour, les trampolines géants de leurs enfants comme des esquisses miniatures de tours d’usine nucléaire au beau milieu du gazon. Les fermes aussi ont l’air désertées, mais on entend les veaux se plaindre ou se faire la voix, avec les bébés on ne sait jamais s’il s’agit de pleurs ou de simples vocalises. Ensuite… mais vous n’allez pas me croire, je le sens, dès qu’on sort de l’ordinaire ça fait des histoires pas possibles, enfin, je le dis quand même : avant de rentrer chez nous, je grimpe jusqu’à la cabine du grutier, une barre de métal après l’autre, trente mètres à me faire sauter tous les muscles, je pousse un socle de métal et la cabine est là, devant mes yeux, vide, sans trace de vie, tout à fait vide. À la maison tu me dis : j’ai failli mourir de peur, ne fais plus jamais ça ! Je baisse la tête sous le poids de ma bêtise.

Du côté alémanique, dimanche studieux, Géraldine devant son ordinateur, Polina et Mariya devant leurs cahiers. Les trois ensemble préparent le dîner. Mariya détourne les yeux des petits pois congelés, c’est de la mitraille ou quelque chose de semblable, pour elle et sa sœur, pour les millions d’exilés de cette planète les choses ordinaires sont désormais des signes.

Lundi, les bourgeons gras comme des panses de moineaux montrent un petit bec vert. L’ingénieur Mardera lève la main pour nous saluer, de la manière qu’il le fait chaque début de semaine. Comme si, en retrouvant le chantier, il se préparait à embarquer pour un vol interstellaire, ou pour 200 kilomètres en bus sur une route ukrainienne minée. Tu éteins la radio. Pourquoi se priver de musique, je veux de la musique, dis-je, change de poste ! Je m’assieds à la table du petit déjeuner tout en pensant à Géraldine, à Polina et Marriya, et toi, qui a la même pensée, tu marches autour de la cuisine, l’air de ne pas savoir où se trouve ta chaise, et tu demandes où est-ce que je m’assieds ? Je te conduis à ta place de toujours, je passe les doigts sur ton front pour effacer l’image surréaliste que vous avez vue aussi : une table infiniment longue, un personnage à un bout, une poussière insignifiante à l’autre bout. Tous les metteurs en scène connaissent le truc : l’infiniment grand et l’infiniment petit, les perspectives, les enfilades de salles, les poitrines entièrement recouvertes de bijoux masculins, et maintenant, attention attention, mesdames et messieurs, le voici : un minable bureau du siècle dernier ! Bon. Mais le titre de la pièce ? les sept nains ? la compagnie invisible ? léon napo et ses frères ? a contre x ? Arrête, me dis-je en sortant de la maison.

À côté de la boulangerie, un panneau publicitaire annonce « Vente de matériel militaire ». C’est une tradition suisse, prix défiant toute concurrence. Vous avez une drôle de tête aujourd’hui, remarque la vendeuse, et pour une fois je ne lui en veux pas de son manque de tact, il y a de quoi avoir le rouge au visage, non ? Mais une armée n’a que faire du tact, voyons ! Chez nous comme ailleurs il faut faire le ménage, se débarrasser de ceci pour pouvoir engranger cela ! Alors cette masse de munitions, d’armes, de ruines, jour après jour grossissant à la surface de la Terre… Oui, une montagne, une alpe. (D’ailleurs Polina et sa sœur Mariya viennent de découvrir les Alpes suisses, du bord d’un lac ; on voit bien que jamais personne ne marche là-haut, a déclaré Mariya.)

Tandis que le besoin de toucher ton visage et tes mains me tourne vers toi, tu restes penché sur les pages noires de textes du journal. Puis dans un grand bruissement de papier, tu proposes une promenade au sommet du village. Je t’en prie, ne sursaute pas au moindre bruit, dis-tu encore. Sur le chemin entre les champs, nous suivons des yeux une alouette, des mouches sur du crottin, trois poneys archivieux tondus sur les côtés comme de jeunes hommes. Dans la plaine, là-bas au fond, où habite ton frère, dis-tu, ils ont déjà le colza.


Encore une fois vous n’allez pas me croire, mais voilà : cette nuit, dans la cabine mystérieusement agrandie du grutier, s’est tenue une sorte de joute internationale. La cabine transformée en studio de télévision avec vue et diffusion au sud, au nord, à l’est et à l’ouest, a vacillé quelquefois, mais ici les constructions sont solides. Chaque participant a pu donner de la voix, frapper ses ennemis et étreindre ses complices, faire le signe de la croix à l’endroit à l’envers, boire, avaler des calmants, sauter à la gorge de la vérité et du fait avéré sans être interrompu, chanter des hymnes, montrer les dents pour prouver son excellente santé, et cetera. Des mensonges les yeux dans les yeux, quelques sourires venimeux. Tout à coup je vois la célèbre speakerine russe, si pulpeuse dans son décolleté au carré, et le vert si rassurant de sa robe, une véritable diablesse qui court sur les tables avec des types tout excités. C’est elle, me dis-je, c’est la femme dans la cabine du grutier, toutes les nuits de cette guerre ! Le prochain à s’avancer vers le micro est le Président des États-Unis d’Amérique ; ah, ces petits pas précautionneux, ce calme, tout juste s’il ne prend pas le temps de serrer la main du grutier. Mais à la surprise des participants, le Président lâche les mots les plus lourds, les plus épouvantables, les mots que les autres Présidents prononcent seulement dans leur chambre à coucher, et encore, de peur d’exciter l’homme auquel ils sont destinés (celui qui aime les longues tables et les petits bureaux ordinaires). Alors chacun là-haut se recroqueville, demande un casque et un gilet pare-balles, quelques-uns pleurent tout simplement, alors l’ingénieur Mardera en a assez, il distribue des pastilles pour la gorge puis il pousse ces personnages les uns après les autres dans le vide. Brave homme, me dis-je, brave Mardera toujours soucieux de la paix sur son chantier.

À six heures du matin, mon frère philosophique téléphone : du troisième étage de son immeuble, il a repéré au bord du parking une tache d’un bleu si tendre qu’il s’est précipité dehors. J’étais encore en petite tenue, dit-il, et je le vois dans cette espèce de pantalon de boulanger qu’il aime porter chez lui dans sa vie de retraité. Tu te fatigues, dis-je, tu t’agites pour rien, non ? Alors comment tu appelles cette pure beauté, ce miracle, ces myosotis poussés dans les gaz des voitures ?


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* En référence à La route de la chapelle, de l'auteur néerlandais Louis Paul Boone, éditions Noir Sur Blanc.

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