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La cruche

Comme tout le monde, nous avions eu des scrupules. Isa travaillait dans une ONG qui encadrait les parents dĂ©sireux d’adopter des enfants de la rĂ©gion du NĂ©pal et du Sri-Lanka. Manu venait, avec son cabinet d’architecture, de fournir des structures peu coĂ»teuses, mais fiables pour la jungle de Calais. CĂ©cile dirigeait une Ă©quipe de clowns qui officiait dans les hĂŽpitaux du Grand Est. Quant Ă  Nico et Ă  Antoine, mon homme, ils avaient lancĂ© ensemble une start-up qui garantissait un bilan carbone 100% neutre.

Les filles étaient, sans surprise, plus réticentes au projet. Non seulement cette Coupe du monde était à boycotter, mais se réunir tous les six aurait demandé une logistique compliquée. Le sujet avait été déclaré clos. Pour un temps du moins.

DĂ©but novembre, les garçons sont revenus avec ça. Timidement d’abord. Quelques allusions sur le groupe WhatsApp. Un Ă©moji ballon de foot par-ci, un Ă©moji drapeau par-lĂ . Antoine et moi avions dĂ©cidĂ© de passer le mois de dĂ©cembre dans l’appartement niçois inoccupĂ© de sa grand-mĂšre. Le soleil lui rappelait son enfance passĂ©e dans le sud; il n’était jamais aussi heureux qu’en ses terres. Il se trouvait, par ailleurs, que Manu pensait justement emmener Isa dans le petit village d’Èze, Ă  20 km de Nice, oĂč s’étaient mariĂ©s ses parents. CĂ©cile, quant Ă  elle, s’était mise Ă  faire des rĂȘves ayant la Riviera pour dĂ©cor. Nico y avait vu un signe.

Le 16 dĂ©cembre, tout le monde dĂ©barquait dans la rĂ©sidence Rimbaud du quartier de Gairaut, sur les hauteurs de Nice. Le dimanche 18, jour du Mondial, les garçons dĂ©bouchaient les biĂšres, affalĂ©s sur le divan.

Les filles s’étaient rĂ©fugiĂ©es dans la cuisine. Nous nous Ă©tions retrouvĂ©es lĂ  sans le vouloir, comme poussĂ©es par une sorte d’instinct rongĂ© par le temps, mais bien intĂ©grĂ©. Aucune de nous n’avait d’ailleurs interrogĂ© cette poussĂ©e centrifuge autour de la cuisiniĂšre. Isa, spontanĂ©ment, avait commencĂ© Ă  faire la vaisselle; CĂ©cile a prĂ©parĂ© un cake pour les garçons. Je remplissais les verres de Chardonnay. Il Ă©tait un peu tĂŽt pour boire, mais nous nous Ă©tions fait la promesse de nous limiter Ă  un verre chacune: nous terminerions la bouteille autour du repas. J’avais d’ailleurs rempli une petite cruche d’eau dans l’éventualitĂ© d’amortir une ivresse prĂ©coce, mais aucune n’avait Ă©prouvĂ© le besoin d’y toucher. On se moquait de nos belles-mĂšres, CĂ©cile Ă©voquait ses tentatives de grossesse. Quand elle en parlait, on regardait nos pieds. Les garçons, Ă  cĂŽtĂ©, rugissaient devant le tĂ©lĂ©viseur.

En restant Ă  l’écart, dans la cuisine, nous nous dĂ©douanions du scandale. Nous n’étions mĂȘlĂ©es en rien Ă  ce Mondial de la honte. Nos hommes, eux, s’arrangeraient avec leur conscience.

Isa a proposĂ© d’observer une minute de silence par Ă©gard aux 6 500 ouvriers immigrĂ©s morts sur les chantiers du Qatar. AprĂšs quarante secondes, CĂ©cile a complimentĂ© mes sandales dorĂ©es. J’ai resservi nos verres et je suis allĂ©e apporter des biĂšres fraĂźches et le cake aux garçons.

De retour dans la cuisine, j’ai imitĂ© les filles qui avaient dĂ©cidĂ© de s’asseoir par terre pour continuer la conversation.

— Qu’y a-t-il de plus dĂ©gradant qu’une femme Ă  la cuisine tandis que son fiancĂ© boit des biĂšres avec ses amis devant la tĂ©lĂ©? a demandĂ© Isabelle en essuyant ses mains farinĂ©es sur son tablier.

CĂ©cile et moi fĂźmes mine d’attendre sa rĂ©ponse.

— Une femme assise par terre dans la cuisine tandis que son fiancĂ© boit des biĂšres avec ses amis devant la tĂ©lĂ©.

Nous avons terminĂ© la bouteille de Chardonnay. Je me demandais laquelle d’entre nous oserait la premiĂšre en redemander. Il Ă©tait 16 h: aucune ne se serait abaissĂ©e Ă  rĂ©clamer de l’alcool. Nous Ă©tions des trentenaires responsables, Isa et CĂ©cile avaient mĂȘme un crĂ©dit immobilier et une assurance-vie. Elles avaient des types ok. Qu’est-ce qu’un type ok? Un type qui n’humilie pas, ne trompe pas, ne frappe pas. Le type ok Ă©tait un spĂ©cimen rare. Nous Ă©tions gĂątĂ©es.

Quand je suis retournĂ©e dans le salon, il ne restait que des miettes du cake. CĂ©cile, qui avait faim, a Ă©mis l’idĂ©e de faire un tour Ă  la pizzeria: cela nous Ă©viterait de cuisiner pour sustenter nos hommes aprĂšs le match. Nous sommes sorties pendant que les garçons hurlaient un goal.

À l’extĂ©rieur, il faisait trop chaud pour un mois de dĂ©cembre. Isa, qui titubait lĂ©gĂšrement, a traversĂ© le passage piĂ©ton au rouge et s’est fait mĂ©chamment klaxonner. CĂ©cile, face Ă  la presque mort de son amie, s’est pris un fou rire nerveux. J’ai suivi. Nous Ă©tions hilares. Plus les voitures nous frĂŽlaient, plus on riait.

ArrivĂ©es devant la pizzeria, une affichette annonçait la fermeture exceptionnelle pour cause de match. CĂ©cile, qui ne fumait pas, a sorti un paquet de cigarettes de la poche arriĂšre de son jeans. Il Ă©tait tout Ă©crasĂ©. Isa l’a interrogĂ©e du regard.

— C’est ma troisiĂšme fausse-couche. J’ai le droit, elle a dit en activant la roulette du briquet avec son pouce.

CĂ©cile et moi n’avons rien trouvĂ© Ă  dire. Épiceries et tabacs Ă©taient fermĂ©s. Nous sommes remontĂ©es silencieuses Ă  l’appartement. On a sifflĂ© la fin du match. Les garçons, qui avaient les yeux collĂ©s aux publicitĂ©s, commentaient le dernier penalty.

J’ai ouvert le rĂ©frigĂ©rateur et j’ai sorti tout ce que j’avais de surgelĂ©. Nous avons dĂ©bouchĂ© d’autres bouteilles de Chardonnay et sommes passĂ©s Ă  table. J’ai posĂ© la petite cruche d’eau au centre de la nappe. Personne n’y a touchĂ©. Il y avait Ă  manger des chinoiseries, des pastillas, du pĂątĂ© en croĂ»te, des petits-fours, des boulettes suĂ©doises, des escargots de Bourgogne, de la couenne de porc frite et des bĂ»ches glacĂ©es en dessert. AprĂšs le vin, Antoine a sorti l’alcool fort.

Alors que la vieille pendule suisse de la grand-mĂšre sonnait minuit, Manu s’est redressĂ© sur sa chaise, a regardĂ© la cruche d’eau posĂ©e au centre de la table et a dĂ©clarĂ©:

— J’ai soif.

— Moi aussi, a dit CĂ©cile.

Nous avons tous tendu notre verre, mais c’était une toute petite cruche. Manu a servi CĂ©cile et Isa. Elles ont englouti l’eau en une fraction de seconde.

— J’ai encore soif, a dit Isa.

J’ai attrapĂ© la cruche sur la table et suis allĂ©e dans la cuisine pour la remplir. J’ai tournĂ© le robinet, il a vibrĂ© dans ma main avant de rĂ©gurgiter un filet maronnasse, puis plus rien. Je suis allĂ©e dans la salle de bain pour voir si j’avais plus de chance avec le lavabo. Rien d’autre que de l’eau trouble ne sortait des tuyaux de l’appartement. J’ai regagnĂ© la table, cruche vide en main.

— Il n’y a plus d’eau, j’ai dit.

Un grand silence a suivi.

— Plus d’eau? a rĂ©pĂ©tĂ© Nico.

— Plus d’eau, j’ai redit.

Tous regardaient la cruche.

— Ă‡a va revenir, a marmonnĂ© Antoine en haussant les Ă©paules. On fait un Twister?

Tout le monde semblait avoir des envies contorsionnistes, alors j’ai sorti le jeu de l’armoire et j’ai Ă©tendu la toile cirĂ©e sur le sol. Jouer nous ferait oublier la privation d’eau le temps d’une partie. J’ai aussi pensĂ© que nous risquions d’avoir encore plus soif Ă  cause des mouvements qu’impliquait le jeu. Manu a fait tourner la girouette. J’ai croisĂ© le regard inquiet de CĂ©cile. Elle m’a fait signe, elle allait s’en griller une. Isa riait: Nico Ă©tait dans une position impossible.

J’ai rejoint CĂ©cile accoudĂ©e sur le balcon.

— Cette histoire d’eau


Elle n’avait pas besoin de terminer sa phrase. Moi aussi, j’y pensais. Moi aussi, je frissonnais Ă  l’idĂ©e. Devant nous, au loin, la mer et la lune et les Ă©toiles rĂ©flĂ©chies dans la mer.

— Ils n’auraient jamais dĂ» regarder ce match, elle a fini par dire.

— L’eau va revenir.

CĂ©cile a fait non de la tĂȘte. Je suis retournĂ©e Ă  la cuisine, contrariĂ©e. J’ai rouvert le robinet et j’ai attendu. Antoine est venu me rejoindre. Il transpirait.

— Alors?

Il a compris à mon regard et a soupiré.

— Je vais chercher de l’eau Ă  la supĂ©rette.

— Tout est fermĂ©.

— Les voisins nous dĂ©panneront.

J’ai entendu la porte claquer. Je suis retournĂ©e dans le salon. Les amis Ă©taient assis Ă  table. J’ai rassurĂ© les troupes:

— Antoine est parti faire le tour du voisinage.

Nico a souri faiblement. La toile du Twister gisait sur le carrelage. En son centre, CĂ©cile, assise en tailleur, faisait tournoyer, inlassable, la girouette du jeu. Je n’osais pas couper le tĂ©lĂ©viseur: les publicitĂ©s habitaient le silence de mort. On a entendu la porte s’ouvrir. Tout le monde a levĂ© les yeux vers Antoine. Il a fait non de la tĂȘte.

CĂ©cile a sorti une cigarette. Elle n’a pas pris la peine de sortir pour fumer. Je tenais toujours la cruche entre mes deux mains.

— L’eau reviendra demain matin. Les magasins rouvriront. En attendant, allons dormir.

Isabelle m’a regardĂ©e.

— Je n’arriverai jamais Ă  dormir. Je suis assoiffĂ©e.

Manu a hochĂ© la tĂȘte.

— J’ai l’impression d’étouffer. Je n’arrive mĂȘme plus Ă  dĂ©glutir tellement ma bouche est sĂšche.

Il avait placé les deux mains autour de sa gorge. Antoine a décroché sa veste du portemanteau.

— J’ai une idĂ©e. Suivez-moi.

Chacun a pĂ©niblement enfilĂ© ses chaussures. Nous avons quittĂ© la rĂ©sidence. Isabelle se retenait de pleurer. Elle faisait un bruit Ă©pouvantable. Les garçons se taisaient. Nous avons traversĂ© le pont qui enjambe l’autoroute. Le chemin, peu Ă©clairĂ©, Ă©tait escarpĂ© Ă  la limite du supportable: plus nous fournissions d’effort, plus nous avions soif.

— Je ne me sens pas bien, a fait Manu.

L’instant d’aprĂšs, il s’écroulait par terre. Isa s’est prĂ©cipitĂ©e sur lui. Les larmes qu’elle avait retenues ont submergĂ© le visage blafard du pauvre garçon. Nous avons attendu. Personne n’avait l’envie ni la force de se baisser.

— On y est presque, a dit Antoine sans intonation.

Nico a fini par soulever Manu, nous avons amorcĂ© une pente plus raide encore que la prĂ©cĂ©dente. Je pensais Ă  la sensation de l’eau dans ma bouche. Eau, cette syllabe orpheline et belle comme le dĂ©but du monde s’imprimait sur le noir de ma conscience. J’imaginais toutes les formes d’eau possible: eau de source, eau de riviĂšre, eau de mer, eau de bouteille, eau de robinet, eau de pommeau de douche, eau de pluie, eau de chasse d’eau.

Nous Ă©tions plus nombreux, dĂ©sormais, Ă  gravir la pente. Une vingtaine d’ñmes assoiffĂ©es avait gonflĂ© le groupe. Nous ne nous regardions pas les uns les autres. User notre regard, c’était se fatiguer davantage.

Nous avons rejoint un attroupement. Antoine a jurĂ© en attrapant ma main. J’ai fait signe de l’autre Ă  nos amis de nous suivre, mais nous Ă©tions poussĂ©s de toutes parts. On Ă©crasait mes pieds dans mes sandales dorĂ©es. BientĂŽt Antoine a lĂąchĂ© ma main et s’est fait ensevelir par la foule. BroyĂ©e par les corps en mouvement, j’ai levĂ© la tĂȘte pour respirer. Un chalet alpin surplombait de fausses roches Ă  travers lesquels avait Ă©tĂ© construite une fausse cavitĂ© ornĂ©e de fausses stalactites. Sous cet ensemble grotesque, s’étendait un bassin Ă  l’eau verte et stagnante.

— La cascade s’est arrĂȘtĂ©e, a murmurĂ© quelqu’un Ă  ma droite.

Cette phrase chuchotĂ©e s’est propagĂ©e avant de se transformer en cris d’alerte. Partout on entendait Ă  prĂ©sent: “La cascade ne fonctionne pas!”.

Une dame, qui se trouvait Ă  quelques mĂštres, a fendu le rassemblement, escaladĂ© le bassin, s’est immergĂ©e dans l’eau et a commencĂ© Ă  boire avec ses deux mains portĂ©es en coupe Ă  ses lĂšvres. Il y a eu un grand silence.

— Elle va s’empoisonner, a dit le vieillard Ă  ma gauche.

Des immondices flottaient sur le bassin. Plus loin, un groupe de pigeons aux moignons protubĂ©rants s’y sustentait. Mais aussitĂŽt que la femme eut fini de boire l’eau et qu’elle se releva, triomphante, paumes tournĂ©es vers le ciel, j’ai senti, par-derriĂšre, la densitĂ© croissante du flux nous pousser vers le bassin. J’ai suivi le mouvement. Boire. Boire. Boire. Moi aussi, Ă  prĂ©sent, j’écrabouillais les pieds, je jouais des coudes, je repoussais de toutes mes forces quiconque m’empĂȘchait d’accĂ©der Ă  l’eau.

Devant moi se trouvait un tout-petit sur les Ă©paules de son pĂšre. Le pĂšre est entrĂ© tout habillĂ© et chaussĂ© dans l’eau trouble, puis ce fut mon tour d’escalader le rebord en crĂ©pit, d’y Ă©corcher mes genoux et de plonger. J’ai englouti visage, oreilles et cheveux, et j’ai bu. Et de boire, et de laper, je sentais ma tĂȘte se gonfler. Parfois, sur ma langue, des tĂȘtards et des mĂ©gots empĂȘchaient l’eau divine et somptueuse de s’écouler dans ma gorge. Je les recrachais d’un coup de lĂšvres.

— Que dĂ©gagent les rassasiĂ©s! a criĂ© quelqu’un. Laissez la place aux autres!

Comment aurait-on pu l’ĂȘtre, rassasiĂ©s? Mon corps tremblait de n’avoir jamais connu de joie si pure. J’étais en train de se dissoudre dans l’Amour et mon cƓur, si plein de gratitude, s’ouvrait Ă  la LumiĂšre. Je me trouvais, Ă©blouie et radieuse, au commencement du monde, refondue dans sa Matrice originelle.

La femme qui Ă©tait entrĂ©e la premiĂšre dans le bassin s’est assise sur le rebord. Ses cheveux mouillĂ©s Ă©taient recouverts de rĂ©sidus blancs. Nous l’avons regardĂ©e. Elle est demeurĂ©e immobile un instant avant de se pencher par-dessus bord pour vomir. J’ai croisĂ©, durant une fraction de seconde, le regard de CĂ©cile qui tenait fermement Isabelle par la taille. Elles ont disparu dans le chaos. Une gamine s’est penchĂ©e Ă  son tour pour vomir au centre du bassin.

J’ai d’abord tentĂ© de me diriger vers les bords pour sortir, mais les mouvements de foule m’entravaient. Je demeurai immobile sur mes appuis pour ne pas chuter. Attendant comme cela, pieds figĂ©s dans la vase, j’ai rĂ©alisĂ© que l’eau Ă©tait froide et qu’il fallait Ă  tout prix que je sorte maintenant que me gagnaient les premiers frissons et qu’aux premiers frissons se succĂ©derait la nausĂ©e. Des taches colorĂ©es sont apparues sur mes rĂ©tines. Ma vision s’est dĂ©formĂ©e. Quelqu’un m’a bousculĂ©e, je suis tombĂ©e.

Il faisait noir. J’ai senti un pied sur ma tempe, un autre sur mon ventre. J’ai tentĂ© de me redresser; les coups pleuvaient. C’était sans importance. L’eau a gagnĂ© mes poumons tandis que d’autres corps tombaient sur le mien, un, deux, trois avant que je ne cesse de compter. J’ai senti leur chaleur, si douce, contre mon corps rigidifiĂ©, et j’ai pensĂ©: que dĂ©gagent les rassasiĂ©s.

La cruche

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