La croix de Kurt
L’eau est froide. Mes muscles se contractent, mes poils se hérissent. Le frisson est irrépressible, le souffle entravé, mais je reste intransigeant et ma main ferme. Le pommeau de douche est réglé à haute pression, le jet est dur. Ventre, dos, nuque, tête, tout y passe. Ma peau picote. Son rougissement m’agace. Qu’elle reste blanche. « Blanche comme le lait », disait Maman, satisfaite. Et en été : « Blanc, c’est beau, alors protège ta peau. » Le soleil me rougissait quand même, les filles riaient. « Tête de tomate ! » Honte et colère ajoutaient une couche de rouge aux joues.
Je crache les souvenirs direction siphon. Mes pieds me plaisent. Avec le froid, ils virent vers le bleu, me donnent l’énergie de me redresser. Mon dos devient droit, mes épaules s’élargissent. J’inspire, j’expire, je sers les poings. Les muscles gonflent. Je tourne le régleur jusqu’à la butée. L’eau devient glaciale. Par la force de ma volonté, un, deux, trois, je parviens à me détendre, quatre, cinq, six, je me savonne. Sept : Je ne suis pas une tapette. Et huit, pas une gonzesse non plus. Double huit : Homme. Je suis un homme. Un homme viril. En récompense : un jet d’eau chaude. Mon Kurt s’en réjouit. Bel angle, aucune mollesse. Il est fort et fier. Comme moi. Fort, fier et jeune. Je pourrais satisfaire toute une écurie. Mais elle se vide, par ici. Les femmes partent vers l’ouest, les bronzés viennent de partout. Ils prennent celles qui restent ou ils font venir des voilées. La fureur me monte à la tête, et Kurt descend comme un ascenseur d’étage en étage. La douche est finie, les gouttes forment une flaque sur le carrelage. La serviette est rêche. Je me frotte, à arracher la peau.
Dehors, il fait beau. C’est dimanche. Depuis que Maman est morte, je ne vais plus à la messe. Les cloches se sont tues, le curé est un pédé. Ou un pédo. Tout fout le camp, même les vaches du voisin ne meuglent plus de la même façon. Je sors la margarine du frigo, le saucisson, les cornichons. L’odeur de café me revigore. Le percolateur ronronne. L’horloge tic toque, il est huit heures, le coucou me sourit. Il a l’air de me dire de m’offrir des petits pains aujourd’hui, blancs et frais de la boulangerie, même si mon portefeuille me paraît plus maigre que jamais. Je remets le pain noir dans son sac en plastique, je le mangerai demain. L’air est doux pour octobre, les rue vides, mais des gens endimanchés me sourient de partout, figés sur des affiches. Non, ce n’est pas la blonde qui me convainc dans mon parti favori. Une gouine. En plus, sa femme est de couleur, une asiatique ou que sais-je. Tournées vers l’argent, elles ne vivent même pas ici. Quelle hypocrisie. La blonde, c’est une fausse, au dire et faire dissociés. Mon Kurt saurait quoi en faire, de celle-là, et de sa brune asiatique aussi.
Moi, c’est le blond de ma région qui me plaît le plus, il m’inspire confiance. Voilà un vrai homme. Un homme viril. Il ne se laisse pas faire. Il pratique le franc-parler, défend nos valeurs, et sa voix porte à contre-courant. En l’écoutant hier à la télé, j’ai eu des frissons. Même Kurt a bougé, ça m’a un peu gêné. C’est qu’il est charismatique, le blond. Des petits comiques ont décoré son visage avec une moustache noire et entouré son nom de croix gammées. Zéro originalité. Cette racaille rouge se sert du passé pour humilier notre peuple, pour nous laisser envahir par des étrangers, pour nous bâillonner. Des bobos gaucho-écolos qui piétinent notre patrie, démunis de force et de fierté. Certainement des pédés. Ou des trans, des arc-cieleux, c’est à la mode chez eux. Les muscles flasques, la peau molle, ils utilisent des paroles, du papier et des crayons pour diffuser leurs idées farfelues dont des hommes comme moi payent les frais. Leurs gribouillis sur les affiches sont calomnieux, les croix gammées de travers. Mais les Elgétébémoncu ne rigoleront plus, ce soir. Ma croix, je sais où je la mettrai, elle leur dira : bouclez-la ! Mon Kurt le sait aussi, et voilà, il monte d’un cran. Un soldat, toujours prêt à s’enfoncer dans la chair faible. On leur montrera ! Je marche plus vite, le pas décidé, la tête levée.
La boulangerie est accueillante, son odeur prometteuse, la file des clients disciplinée. J’aime l’ordre, c’est Maman qui me l’ait appris, depuis que je suis tout petit. Ne rien laisser trainer, ranger chaque chose à sa place. Jouets, cahiers, assiette et tasse. Une baffe si elle trouvait des lego sous le lit. Tirage d’oreille si je ne rangeais pas le verre vide dans le lave-vaisselle. Après la douche du soir, elle brossait avec véhémence mes cheveux en arrière. « Trop frisés », décrétait-elle un mois sur deux. « On dirait un coloré. Temps de raser. » La coupe au carré de Maman ne bougeait pas. Aucune mèche de travers. Gris de fer, le cou raide.
Mon regard tombe sur une nuque dans la file devant moi. Elle est longue et fine, à la peau lisse, au teint hâlé. Deux mèches ondulées se sont échappées de l’élastique qui rassemble les cheveux en queue de cheval. Kurt se manifeste. Il est très vif en ce moment. Depuis que Maman est morte, il a pris le dessus. Parfois il m’agace à ne pas se tenir tranquille, à se mêler sans cesse de mes pensées. À cause de lui, je me demande si cette nuque sent le parfum, s’il y a quelqu’un qui a le droit de l’embrasser, la caresser. De l’entourer de ses mains, l’emprisonner, comme on le ferait pour soulever un chat. Kurt s’impose de plus belle, il n’a pas assez de place, le tissu se tend. Pour le distraire, je regarde à droite, à gauche, vers le plafond, par terre. La file avance vite, c’est bientôt mon tour. J’entends la voix qui appartient à la nuque, une voix jeune et claire, elle plaît à Kurt. Les doigts de la fille lui plaisent aussi. Fins, bruns, sans anneau. Des mains libres, peut-être ? Prêtes à être prises ? Kurt et moi, nous galopons direction espoir. Que ce soit notre tour, enfin ! La fille se retourne. Malgré le menton dominant, son visage n’est pas moche. Je ne suis pas difficile, Kurt non plus. Peu importe les détails, nous sommes disposés à prendre. J’essaye de capter son regard, mais la fille ne nous voit pas. La lumière bleue de ses yeux a une autre destination, elle glisse sur nous sans s’accrocher. Une fois de plus, nous restons à l’ombre, Kurt et moi, transparents, on a beau nous tenir fiers et droits.
Ma voix est terne quand je demande deux petits pains blancs. Kurt reste amorphe en rentrant à la maison. Le café est froid, la mie épaisse, le coucou me nargue. La rage monte en rouge, le sang chauffe mes joues. « Tête de tomate ! » Je me verse du lait, tente de me calmer, me redresser. Plus tard, dans l’isoloir, je mettrai une croix chez le blond. Je mettrai une croix sur toutes les nuques fines et les regards absents. Il peut compter sur moi, Kurt.