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La Consolation

Près de l’embouchure de l’Yser, des bouleaux argentés protègent la clairière contre le dieu Wintos et ses brises marines.

— Flavine, assieds-toi sur ce tronc de chêne, ordonne Justix, le vieux druide.

La région rejette encore toute influence romaine. Ainsi, les Gaulois d’ici communiquent en langue celtique dont la variante gallicane léguera quelques mots — chêne, bouleau, oignon, ambassade, ardoise… — à notre Francophonie.

Derrière Flavine, des curieux sont venus du village voisin. Le barde Hamiltix et son ami Complix sont déjà installés à la gauche du vieux druide. Partis la veille au soir de Thérouanne, ils ont marché toute la nuit à travers la lande pour répondre à la convocation.

— Nous attendons encore la devineresse.

L’air est caressant et quelques jours avant l’équinoxe d’automne, le dieu Taranis s’ennuage en petits moutons blancs dans le royaume du ciel. Une alouette déride l’instant. Quelques bruyères empourprent la souche de l’érable abattu l’année passée. Essoufflée, Intuitionfine arrive en courant et initie d’un geste disgracieux le début de l’audience.

— Flavine, je t’invite à nous raconter ton histoire.

La jeune fille de quatorze ans se tourne vers Justix. Son visage cerclé par deux tresses aussi blondes que ses yeux sont verdoyants traduit une mystérieuse promesse. Sa fraîche puberté n’altère pas encore la délicatesse de sa peau. De son regard ardent, sourd une indicible féminité. Les lèvres s’entrouvrent, un filet de salive scintille.

— Exprime-toi, Flavine! Tu sais que chez les Morins, la parole des enfants et des femmes a le même poids que celle des hommes.

Elle entame son récit avec peine.

— Pendant quatre années, j’ai fait partie du Chœur Bilitis dirigé par le barde Hamiltix. Je…

— Continue!

— Au début, c’était merveilleux. Plusieurs fois par saison, nous chantions sur les chemins. Je me souviens des hauts talus que notre chariot frôlait, des fous rires entre filles avant les concerts, des vieux qui pleuraient en m’écoutant. J’étais soliste, mes parents étaient fiers.

— Vous partiez loin?

— Nos tournées allaient de Boulogne à Amiens, Beauvais ou Reims. Hamiltix est connu dans toute la Gaule.

Ragaillardi, le barde d’une cinquantaine d’années se redresse, les narines dilatées. Les boucles de ses cheveux grisonnants ont du lustre. Moins qu’autrefois. Sa peau s’est tannée, son sourire a vieilli.

— Pourquoi ne chantes-tu plus dans le Chœur?

— C’est la règle. La choriste doit quitter le groupe dès que son corps exprime les premiers signes de nubilité. C’est le moment de s’engouer avec les garçons et d’en choisir un pour se marier.

— Depuis lors, tu t'es souvent engouée avec les garçons?

— Jamais.

— Pourquoi?

— Quelque chose m’en empêchait. Mon corps et mon esprit ne vivaient pas ensemble. Je n’avais pas envie.

— Souhaites-tu qu’Intuitionfine t’aide à deviner ce que tu ressens?

— Ce n’est pas nécessaire. La déesse Danu m’a parlé.

À l’instant même, une ondée passagère glisse du ciel, comme pour tenter de débarrasser Flavine d’une expression soudaine, proche de la tristesse. Elle poursuit.

— Après avoir été séparée des chanteuses du Chœur Bilitis, j’ai coupé tous les liens. Je ne souhaitais plus les voir.

— Quelle étrange résolution!

— Puis, après deux solstices, à la dernière pleine lune, mes parents m’ont invitée à assister à un nouveau concert de Bilitis près d’ici. La nuit qui a suivi, Danu m’a envoyé un rêve.

Soudain, la bouche tétanisée et la gorge encombrée, la jeune fille ne parvient plus à sortir un seul mot.

— Raconte-nous ce rêve. Prends le temps…

— Un barde me contraignait à le suivre dans sa cahute. Il voulait me féliciter d’avoir bien chanté, il me serrait contre lui en tremblant. Et pour que sa fibule ne me blesse pas, il baissait ses braies.

— Ce barde avait un visage?

— Celui d’H… Hamiltix.

— Ce n’est qu’un rêve, intervient l’autre druide.

— Par la suite, Danu t’a encore parlé? continue Justix sans faire attention au jeune Complix.

— Depuis ce jour-là, toutes les nuits, je sombre dans les songes dictés par Danu. Je vois le barde ouvrir sa braguette avant une représentation et je l’entends me dire qu’il faut jaillir dans ma bouche pour graisser ma voix.

Dans un brouhaha vite contenu, les villageois s’offusquent, Hamiltix se défend, Intuitionfine rougit.

— Tu fais bien de libérer ta parole, Flavine. Mettre des mots sur un cauchemar est un acte essentiel.

— C’est la déesse Danu qui m’a libérée. Depuis que j’ai assisté au concert et que j’ai fait les rêves, j’ai le sentiment que mon esprit s’est réconcilié avec mon corps et qu’ils vivent de nouveau ensemble.

— Revenons au concert. Qu’as-tu ressenti en écoutant le Chœur?

— L’harmonie des chants provoquait la cacophonie en moi. J’ai eu l’impression que le devant de la scène dissimulait la laideur, qu’elle étouffait les jeunes chanteuses.

Un profond silence s’empare de l’instant. Le druide réfléchit. Dans la société celte, son rôle est de faire le lien entre les dieux et les hommes. Mais aussi de rendre la justice. Demain, il ira à Thérouanne et dictera à la reine des Morins les verdicts et condamnations des dernières affaires qu’il a traitées. Elle suivra ses conseils.

— Flavine, souhaites-tu nous raconter d’autres souvenirs de ces tournées avec Bilitis?

— Ce sont des rêves. Je n’ai aucun souvenir.

— Ce sont peut-être des réminiscences enfouies en toi, ose Justix. Pour survivre à ce genre de choses, un enfant est souvent obligé de s’en remettre à l’oubli.

Il se tourne lentement vers la devineresse, une rousse un peu ronde, joviale et bien dans sa peau.

— Intuitionfine, je pense que tu as aussi fait partie du célèbre Chœur?

— J’ai quitté le groupe depuis dix années, déjà. J’y ai vécu les plus beaux moments de mon enfance. C’était un honneur de chanter pour le barde Hamiltix, un homme si glorieux. J’étais la fierté du village.

— Tu n’es jamais allée dans sa cahute?

— Seule la soliste était invitée à le suivre. Pas moi. Je n’avais pas été sélectionnée pour devenir soliste.

— Tu étais déçue?

— Un peu. Pourtant, j’avais une très jolie voix. Le jour de l’audition, il a choisi une autre que moi, la fille du forgeron. Peut-être parce qu’elle offrait une plus belle image. C’était important pour notre barde. Il disait que le chant touche mieux les cœurs quand il sort d’une bouche parfaite. Il voulait que nous ayons une tenue impeccable. Un jour…

Intuitionfine s’arrête un instant. Elle se tourne vers l’homme mûr aux boucles de cheveux agités par le vent, le regarde avec un immense respect.

— Un jour, il a secoué une choriste qui n’arrivait pas à sourire en chantant. J’admirais l’exigence de son caractère perfectionniste.

Prise de nausées, Flavine se lève. Justix observe son expression aussi triste que céleste, à faire damner les mortels. Elle porte une longue tunique blanche dont la transparence, dans le soleil déjà couchant, laisse entrevoir la nymphescence de son corps.

“Voilà donc pourquoi elle est devenue soliste”, se dit-il.

— Complix, viens avec moi jusqu’à la plage. J’aimerais te parler.

Le dieu Lir étale ses remous moroses vers l’horizon et bave sur le sable des vaguelettes écumantes.

— Complix, que penses-tu des messages de Danu? Que veut-elle nous dire?

— Hamiltix est mon ami et jamais je n’ai perçu en lui la moindre perversion. Les signes envoyés par les dieux sont obscurs et reflètent rarement une évidence immédiate.

— Tu as raison. Punir le barde sur base de quelques rêves serait blasphématoire. De plus, tous les membres de sa famille porteraient la responsabilité d’une telle condamnation.

— Je suis un jeune druide et j’ai beaucoup à apprendre. Mais…

— Parle!

— Les messages de Danu se seraient-ils pas, pour Flavine, une invitation à désirer les garçons et à trouver l’envie de s’engouer avec eux.

— Je n’ai encore aucune certitude. L’interprétation des signes divins est très complexe.

Alors que les deux sages déambulent et discutent, le dieu Lugus éclaire Justix juste au moment où ils rejoignent la clairière sacrée.

— Je ne vais pas prononcer le non-lieu, Complix. Je voudrais d’abord interroger d’autres anciennes solistes du Chœur Bilitis. Reportons mon jugement à la prochaine lune.

Ils reprennent tous leur place. À la droite du vieux druide, Flavine est perdue dans ses pensées. A-t-elle réellement subi ces abus? A-t-elle abandonné sa chair au violeur? Pour survivre ou pour l’honneur. Il lui faudra prendre le temps d’écouter son corps retrouvé et lui apporter toute la consolation dont il a besoin.

— Où est Hamiltix?

— Il m’a dit qu’il avait soif, qu’il allait chercher un gobelet de cervoise, dit Intuitionfine en tripotant ses boucles d’oreille dorées.

Après un temps incertain, quelques intervenants partent à la recherche du célèbre barde. Il ne répond à aucun appel. Personne ne l’a vu.

— Horreur!

Enfin, un villageois le découvre mourant derrière une dune. Sa morve écume encore. À côté du corps, sa toge de laine colorée a été pliée et posée. Son torse nu exhibe une lyre en tatouage. Il tient des deux mains la dague qu’il vient de s’enfoncer dans le ventre. Du sang coule entre ses doigts. Les Celtes sont des guerriers qui excellent dans la métallurgie et l’art de façonner les armes. D’un coup sec, la lame lui ôte la vie et le déshonneur d’être jugé.

La Consolation

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Belgique
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