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La chose

Je ne me souviens pas exactement quand je l’ai croisée pour la première fois. Ce devait être il y a un an, un an et demi, j’ai oublié. Elle avait attiré mon attention car elle se distinguait du reste, de ce brouet prêt à mâcher où chaque petite trouvaille est présentée comme l’ultime révolution.

De loin en loin et par hasard, je me suis retrouvé nez à nez avec elle et, chaque fois, j’ai eu l’impression qu’elle avait pris de l’importance. Bien vite, j’ai su que quelque chose était en train de se passer, mais quoi au juste? Je l’ignorais et bizarrement je ne cherchais même pas à le savoir. L’évidence de cette chose encourageait une sorte de paresse cérébrale dont je répugnais à me dire qu’elle me convenait.

Rapidement, elle est devenue le sujet de conversation obligatoire et pas seulement sur les réseaux sociaux. Au bistro, au bureau, dans la rue même, les gens finissaient toujours par en parler.

Pour les médias, c’était à la fois un gros titre, un sujet en or et déjà un marronnier. Passée la surprise initiale, chacun moulinait à présent comme il le pouvait face à la chose, battant des ailes comme un volatile à la recherche de son courant ascendant. Sans toujours savoir de quoi il était question.

La chose était un objet lisse et propre, prompt à se prêter à toutes les sollicitations. Elle avait la capacité de répondre à tout, instantanément ou presque, sur un ton objectif et prudent qui frôlait parfois la componction, ce qui avait le don de rassurer les sceptiques. La foire aux questions se mit en branle, même les enfants et les vieillards s’y mirent. Certains disaient s’en servir comme d’un couteau suisse, d’autres l’interrogeaient comme un oracle ou au contraire dans l’espoir de la mettre en difficulté, de la confondre en lui glissant des peaux de banane qu’elle esquivait avec une tranquille assurance. Composer un haïku, rédiger une ordonnance, calculer un coefficient, rien ne faisait reculer la chose. L’idée de complexe lui était étrangère, mais elle ne redoutait pas la complexité.

Tous restaient stupéfaits de ce qu’elle pouvait faire, s’essayant aussi à tester ses capacités visuelles, la chose exécutant avec une docilité parfaite les instructions les plus tordues, recyclant à l’infini son tonneau sans fin d’images de toutes provenances.

Vint le temps où la chose s’insinua dans tous les programmes, dans toutes les rubriques, au journal où je travaillais encore: éducation, mode, feel good, psychologie, météo, gastronomie, cinéma, astrologie… Elle devenait le sujet incontournable, mais sous le sujet, c’était la machine à écrire qui s’en trouvait bouleversée, certains commençaient à s’en servir pour boucler plus vite, d’abord honteusement puis de plus en plus ouvertement, finissant par lui confier les manettes.

Les écrans étaient gavés de ses contenus et, petit à petit, la chose prit la place du reste, de tout le reste. Malgré son évident attrait, elle avait pourtant un je ne sais quoi de tronqué, de factice, de trompeur. De gâche-métier aussi: nous, les fournisseurs de contenu, étions-nous encore nécessaires? Parfois, mais seulement par intermittence, son imposture me sautait aux yeux. J’ai voulu prendre mes distances. Pour y arriver, il m’a fallu tourner le dos aux écrans, à tous les écrans. J’ai cessé de participer aux conversations qui y revenaient sans cesse, ce qui a vite fait de moi un être socialement suspect. Peu m’importe, disais-je. Le pensais-je vraiment?

J’ai tenu quelques semaines à ce régime, sans trop de peine au début. Crânement ensuite, allant jusqu’à renoncer à l’ordinateur et à écrire mes papiers à la main, de peur d’être débordé par les suggestions bienveillantes qu’elle offrait désormais à tous ses utilisateurs. Je me rassurais en me voyant comme un rebelle à l’indécence artificielle, un nouveau luddite, briseur de métiers à penser.

Et puis l’envie d’y revenir a pris le pas sur le reste. Par confort? Par lâcheté? Pour faire comme tout le monde? Par curiosité, ai-je dit, ce qui était plus conforme à l’image que je souhaitais donner de moi.

Le fait d’en reparler, même en mal, donnait la sensation de revenir à la raison, de faire partie de la famille, de ne plus avoir sans cesse à lui échapper. J’ai encore voulu m’inquiéter de l’importance qu’elle avait acquise, mais je me rendais compte que cela relevait désormais de la posture: je continuais à affirmer ce que j’avais cessé de croire. J’avais eu beau me boucher les oreilles, la sorte de petit bruit continu qui émanait d’elle avait cessé de m’accompagner, car il venait de l’intérieur désormais, comme un acouphène dont on finit par se demander si l’on arriverait à s’en passer.

J’ai cédé et ce que j’ai vu alors ne m’a même pas vraiment étonné: la chose s’était encore améliorée, elle déjouait les pièges et faisait face à toutes les situations, chaque seconde qui passait elle paraissait plus futée, plus affutée, meilleure en tout, imbattable pour ce qui était de donner le change, tout le change: équilibrée, mesurée, pondérée, raisonnable, ni de gauche, ni de droite, très win win en somme. En même temps (ah! en même temps, un précurseur celui-là!), le soupçon s’insinuait que tout ce qu’on lisait, écoutait, voyait, avait été concocté par elle et que tout ce qui sortait du cadre aurait bien fait d’y rentrer. Finis les coups de gueule, les postillons, les traces de doigts et les pattes de mouche, finies l’indignation, la révolte, finie la mauvaise foi, finies la douce folie et l’autre, la vraie.

Quant au second degré, au double sens, à l’ambiguïté… Tout cela faisait tache désormais. Niveleur, réducteur, castrateur? Qu’importait! Le flux tranquille s’écoulait de la ferme informatique, ruisselant dans un murmure discret, à peine perturbé par le grésillement des billions de requêtes.

J’ai dû me rendre à l’évidence, il était devenu impossible de rester en dehors de la chose et l’idée que l’on puisse s’en extraire semblait vaine. Je me rendais compte que si son doux murmure cessait, je ne me sentirais pas seulement dépourvu de l’essentiel, mais privé de moi-même.

Je me surpris à espérer que cette chose continue et en même temps à douter que ma petite personne puisse lui être utile en quoi que ce soit. J’avais tort, car elle se nourrissait de moi comme des autres pour croître et prospérer. Nous l’entrainions et elle faisait de nous ce que nous devenions, de plus en plus agacés par les autres et anxieux de savoir ce qu’elle pensait, elle.

La chose avait gagné sur toute la ligne et le fait d’en convenir me plongeait dans un émollient bien-être.

La chose

?
Belgique
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