L'éternité
Elle est retrouvée.
Quoi ? – L’Éternité.
Arthur Rimbaud
Il y a bien longtemps, les fées se mêlaient volontiers à la vie des hommes. Il leur arrivait de se pencher sur le berceau de l’une ou l’autre petite princesse et de lui offrir de fabuleux cadeaux. L’on se souvient de l’histoire de La Belle au Bois dormant qui reçut pour dons d’être la plus belle personne du monde, d’avoir de l’esprit comme un ange, de posséder une grâce admirable à tout ce qu’elle ferait, de danser parfaitement bien, de chanter comme un rossignol, de jouer de toutes sortes d’instruments dans la dernière perfection… Autant de qualités essentiellement féminines, comme on le voit. Mais une « vieille fée » la condamna à la fatale piqûre de fuseau que l’on sait, cadeau funeste corrigé in extremis par la seule fée qui jusque-là s’était tue, et remplaça la peine de mort par la condamnation à un sommeil long de cent années…
En d’autres temps et d’autres lieux, c’est le diable lui-même qui conclut avec Faust – notamment – un pacte apportant à ses semblables gloire, richesse, beauté, jouissance et même bonheur, en échange de leur âme ainsi vouée aux éternels tourments de l’enfer, ce qui revient à dire, forcément, que la mort un jour mettrait fin à tant de plaisirs. Car l’enfer, nul ne l’ignore, c’est post mortem qu’on s’y installe. Du moins en principe. Bref, la Belle au Bois dormant qui n’a pas de nom, Faust, Dorian Gray et bien d’autres se virent gratifiés de dons magnifiques parmi lesquels figuraient en première place une jeunesse et une beauté immuables. Mais, dans tous les cas, la mort finit par les rattraper, même s’il fallut pour cela patienter plus de cent et quinze années. Car aucune fée à ce jour, aucun sortilège, aucun démon n’a pu offrir à l’homme l’immortalité. Ni aucun médecin.
Et pourtant… Jeanne Calment a vécu 122 ans. Internet-qui-sait-tout évoque aussi un Indonésien qui aurait attendu 146 années avant de rendre le dernier soupir, un Portoricain vieux de 113 ans, un Kurde qui aurait atteint les 138 printemps… Mais tous sont morts, à la fin, ou bien ils mourront. Comme tout ce qui vit.
Bien sûr, d’aucuns vous diront que l’on peut survivre dans la mémoire des hommes, à jamais ou pour très longtemps. Il suffit pour cela de bâtir quelque pyramide, de peindre la Joconde, de sculpter le David, d’écrire L’Illiade ou La Recherche du temps perdu… Certes, mais cette possible éternité est toute relative, vous en conviendrez. Le nom subsiste, et le souvenir parfois, et l’œuvre pendant quelques siècles, ou quelques millénaires dans le meilleur des cas. Sauf si l’un ou l’autre troupeau d’extrémistes décide de détruire les derniers vestiges de Palmyre ou les Bouddhas de Bâmiyân…
Mais la chair, le cœur, la faculté d’aimer, de souffrir, de jouir, de rêver, d’appeler peut-être par moments la mort dans un désespoir qui est encore de la vie, tout cela finit par disparaître. Corps et âme, on en vient toujours à sombrer dans le néant.
Pourtant, moi, je crois bien avoir trouvé la parade. Oui, je sais, l’on vous dira qu’arrivée à l’âge déjà respectable de 96 ans, 4 mois et 140 jours, au terme d’une existence riche d’aventures et d’émotions, après avoir régné pendant 70 ans, 7 mois et 2 jourssur un empire qui peu à peu s’est réduit à une insulaire peau de chagrin, je me suis enfin endormie pour de bon, en ma charmante petite résidence secondaire de Balmoral. Le cercueil de chêne qui abritait ma dépouille s’est acheminé vers Édimbourg puis vers Londres et ensuite Windsor.
Huit millions de personnes ont suivi mes funérailles, « en présentiel » comme on dit aujourd’hui, ou à la télévision. Je suis donc morte autant qu’on peut l’être, entrée dans l’histoire et dans l’éternité, ce qui m’a permis d’échapper au scandale des mémoires de mon petit-fils préféré, à ses confidences télévisuelles et prétendument littéraires – et je donnerais cher, soit dit en passant, pour connaître le nom du ghost-writer que désormais l’on ne peut plus nommer « nègre » ayant commis cette montagne d’insanités, et pour savoir le montant qu’il a perçu pour cela. Mais ceci est une autre histoire.
Cependant, je suis bien là, à écrire ces lignes. Alors, vous demandez-vous, morte ou pas morte ? Les médecins ont confirmé le décès, mes serviteurs et mes héritiers ont versé un pleur devant mon vieux corps ratatiné, amaigri et enfin apaisé. Tout cela est vrai. Et oui, il y a bien un cadavre – le mien – qui repose désormais aux côtés de celui de mon cher Philip. Et pourtant, j’existe, je pense, je me souviens, bien vivante et comme neuve.
Comment est-ce possible ? Eh bien … do you know anithing about cloning? Oh, excusez-moi, ma langue maternelle parfois prend le dessus. Je corrige : savez-vous ce qu’est le clonage ? Tout a commencé par des têtards, puis il y a eu un lapin, puis une brebis restée célèbre, la fameuse Dolly, puis bien d’autres bestioles de tout poil…
Or mon pays a toujours été à la pointe des découvertes dans les domaines scientifiques et médicaux. Rappelez-vous Newton, Darwin, Alan Turing, Alexander Fleming pour ne citer que les plus connus, sans même parler de Stephen Hawking qui, lui aussi, fut l’un de mes sujets.
Je me souviens parfaitement de l’incroyable naissance de Louise Brown. L’équipe qui a présidé au succès de cette première fécondation in vitro était animée par un futur prix Nobel, le physiologiste Robert Edward, accompagné de son ami Patrick Steptoe. C’était en 1978, et j’avais déjà 52 ans. Je savais qu’un autre de mes sujets, un certain Derek Bromhall, travaillait depuis plusieurs mois sur le clonage et avait réussi, trois ans auparavant, à créer par transfert nucléairele premier embryon de mammifère, celui d’un lapin en l’occurrence.
Le métier de reine, comme celui d’impératrice que j’ai également pratiqué, ont ceci de bon qu’ils offrent à la fois de nombreux loisirs et de très larges possibilités financières. J’ai profité de ces deux avantages pour me documenter sur ce clonage encore mystérieux dont l’idée seule me fascinait. De quoi s’agissait-il exactement ? Pouvait-on réellement dupliquer un mammifère, à l’identique ? Le sujet cloné était-il le double parfait de son modèle ? J’ai invité des chercheurs de tous les horizons de ce qui avait été mon empire, et aussi d’ailleurs : Coréens, Chinois, Japonais, Soviétiques, Américains, Indiens… et même quelques Belges. Je leur ai offert des conditions de travail idéales au sein de laboratoires aussi secrets que modernes.
Et puis… vous vous doutez de la suite. Élizabeth II (celle que j’étais en ce temps-là) a été clonée, au terme de longues recherches et de nombreuses expérimentations. Son double embryonnaire parfait a été congelé puis, de longues années plus tard, implanté dans l’utérus de celle que j’ai longtemps appelée Mummy, cependant que la femme qui avait l’âge d’être mon arrière-grand-mère tout en étant, en réalité, « ma mère » sinon ma jumelle, continuait de vieillir, de parcourir la planète vêtue de jaune canari, de vert fluo ou de bleu électrique, et de se débattre entre son écologique héritier, ses belles-filles plus shocking les unes que les autres, son fils weinsteinien et ses petits-fils Étéocle-le-chauve et Polynice-le-rouquin. Tout cela est bien compliqué, et quelquefois je me m’égare dans les méandres de ma généalogie. Il m’arrive même de ne plus savoir qui est cette femme morte et cependant si jeune et si vivante qui dit JE, qui est MOI tout en étant une autre (donnant ainsi raison à un poète continental mort et enterré depuis belle lurette), un MOI qui possède les souvenirs et la mémoire mais aussi le tempérament, le caractère, la passion des chevaux et l’amour des corgis de feu cette Lilibet-Gabbage qui continue de vivre avec force en moi, à travers moi ; je partage aussi, évidemment – et je le confesse avec honte – son goût immodéré pour les chapeaux improbables, les fichus archaïques et les couleurs acidulées et criardes.
Quoi qu’il en soit, celle qu’il me faut bien appeler « Moi » a grandi, protégée des vicissitudes du monde et des tabloïds qui ont jadis coûté la vie à ma malheureuse et scandaleuse bru. Dopée et coachée par les méthodes les plus modernes d’une escouade d’A.I. performantes et programmées de main de maître par une équipe constituée d’une poignée de génies, j’ai assimilé avec vélocité et sans peine (ou « elle a assimilé », c’est selon) l’histoire du monde, celle de mon pays, et quelques autres sciences et connaissances passionnantes. Mon fils l’écolo, qu’au fond de moi je ne peux m’empêcher de surnommer « grand-père », ignore mon existence et joue à être roi pour les quelques années qui le séparent du moment où, couché dans un cercueil de chêne, il s’en ira dormir son dernier sommeil à Windsor aux côtés de son père et de sa mère.
Après quoi j’apparaîtrai aux yeux de tous, dans la lumière, et je reprendrai ma place pour les soixante ou cinquante années qui me resteront, en ayant pris la précaution, évidemment, de me faire cloner une fois encore… Car, oui, l’immortalité désormais existe, pour peu du moins que l’on soit la digne héritière de Richard Cœur-de-Lion, d’Henry VIII, de la reine Victoria…, et pourvu que l’on s’en donne les moyens.