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L'Astrakan

Recroquevillé dans un pyjama aux rayures bleues sur le fauteuil à roulettes de la mansarde qui lui servait de bureau, Cristobal Breitschwanz avait commencé cette journée de très mauvaise humeur. La nuit avait été mauvaise, perturbée par une demi-douzaine de réveils « pour raison prostatique » comme son médecin traitant, l’albinos Docteur Beaumont, décrivait ses insomnies dans son magnétophone. Car le docteur Paul Beaumont, diplômé de la faculté de Reims, était un toubib à l’ancienne. Les ordonnances, il les rédige à la pointe bic. Ses commentaires, il les immortalise par un monologue postillonné dans le micro de son enregistreur.

— Mon dossier médical, chez vous, est donc gravé sur une disquette, lui lança un jour Cristobal. Si je décide de changer de médecin-traitant, vous me transmettrez cette bande pour que je l’amène à mon nouveau docteur ?

— Pas question, répondit l’albinos en devenant encore plus pâle.

Souvent Breitschwanz observait que Beaumont avait l’élocution pontifiante d’un prêtre intégriste dans son confessionnal.

— Je travaille sur du matériel obsolète. Aucun confrère ne pourrait avoir accès à mes cassettes, répondit le docteur en l’arrosant. Une consultation chez moi vous coûte moins qu’une coupe chez votre coiffeur ! Votre coiffeur, que je sache, n’utilise pas d’imprimante pour vous tondre… et moi non plus ! Je ne puis donc reproduire votre dossier, ricana le praticien avec des moulinets des bras.

Son micro au bout des doigts, il effleurait le visage de Breitschwanz qui, torse nu pour son auscultation, sursautait sur sa chaise.


C’est alors qu’il décida de ne pas utiliser la transcription de son dossier médical au début du récit qu’il écrivait. Je commencerai plutôt par : « Banque du Sperme à Genève », conclut-il.

Il se souvint de son père qui avait vécu en Suisse.

Mais combien est burlesque cette particularité, marmonnait-il chaque matin de son adolescence, en sommeillant : l’accouplement de notre patronyme de métèque : « Breitschwanz », «   large queue » en traduction allemande, et le prénom hispanique, ce Cristobal dont l’avait affublé Vlad Breitschwantz, steward au long nez, diplômé de l’École d’Hôtellerie qui, à défaut d’être son géniteur, avait été, pour l’état-civil, son paternel déclaré.

« Pourquoi ? » lui avait-il demandé. « Pourquoi à notre nom de famille issu du Yiddischland ou des cantons rédimés ou des pays baltes, avez-vous collé un prénom ibérique », osa-t-il, le soir de ses quinze ans.

C’était après l’arrivée du Tour de France, la première année de Bernard Hinault. Vlad ayant été, dans sa jeunesse, un modeste compétiteur à vélo de l’Entre-Sambre-et-Meuse, catégorie débutants non-licenciés lors de dominicales et villageoises courses de kermesses, n’était jamais disponible avant l’arrivée du Tour de France qu’il suivait avec dévotion sur son transistor.

— C’est pas parce que le breitschwanz est une variété de fourrure que ton nom de famille aurait à voir avec le Yiddishland !, annonça-t-il, pontifiant.

— Ta mère, Juana la Canarienne, elle était folle de l’Université ténérifaine de San Cristobal de la Laguna, un établissement où sa mère à elle faisait les sols, marmonna-t-il en souriant, car Vlad était un amoureux des îles canaries.

Cristobal Breitschwanz resta donc de très mauvaise humeur au réveil ce matin-là. Une sensation de fatigue à cause de ses six levers prostatiques, pimentée par les pensées qui venaient de l’envahir. Des flash qui allaient du souffle asthmatique, à l’haleine mauvaise de Vlad, en passant par l’évocation de sa mère la Canarienne, admiratrice d’une Université dont elle lui avait refilé le nom, l’étrangeté de ce nom de famille « – Queue -large », la blancheur maladive du médecin traitant, Paul Beaumont, qui refusait de lui céder les enregistrements du dossier médical dont il avait besoin pour commencer ce texte. Tout cela le faisait intérieurement bouillir.

Il se lança résolument dans l’écriture de « Genève Banque du sperme ».


À Genève, le narrateur, dans la fournaise d’un jour d’été caniculaire, vient de débarquer du train de nuit pour enterrer son père décédé d’un infarctus imprévu à 72 ans. Vlad, le père du narrateur avait brusquement annoncé en pleine rue à sa femme, en face de l’entrée de l’édifice où ils vivaient, qu’il la quittait pour vivre avec Natacha, de trente ans sa cadette.

Les cris de la mère du narrateur secouèrent les quatre étages de l’immeuble du Chemin des Chênes à Monniaz, Genève, où ils louaient un appartement. Vlad s’écroula. Des voisins alertèrent les pompiers et c’est sous les stridulations énergiques de la mère du narrateur que les urgentistes tentèrent sur le trottoir de réanimer Vlad avant de le transporter en civière jusqu’à l’hôpital de gériatrie voisin où le décès fut confirmé.

— À celui-là, tu ne peux pas demander quel jour nous sommes ! grommela à l’infirmière de l’étage le Chef des pompiers, gros quadragénaire moustachu.

Il était connu qu’à chaque arrivée, le personnel de l’étage après avoir enregistré les nom, prénom, date de naissance de nouveaux hospitalisés, posait, l’air de ne pas y toucher, la question : « Quel jour sommes-nous ? »

Sur les parois de toutes les chambres, un calendrier de la Croix Rouge annonçait une date différente de celle de ce jour. Si le malade hésitait, déclarait la date du calendrier mural, l’infirmière avait l’instruction d’ajouter en lettres italiques « Alzheimer ? ».


La cérémonie des funérailles fut rondement menée par un jeune pope helvétique, Vlad ayant été baptisé dans la religion orthodoxe. Le narrateur garda le souvenir du lent défilé de la vingtaine de personnes venues à l’enterrement. La tête de Vlad resta visible. Il était vêtu de son uniforme blanc, boutons dorés, de steward Chef de cabine. Son long nez donnait l’impression qu’il émergeait du cercueil entrouvert jusqu’à ce que la veuve ordonnât, par un geste, que l’on refermât la bière. Le jeune pope, un barbu blond, empocha les trois billets de cent francs suisses tendus à son attention, au vu de tous, à la demande de sa mère, par le narrateur. Le narrateur gardera le souvenir d’incidents qui émaillèrent la triste procession des participants aux funérailles. Il y avait là une dizaine de septuagénaires, des Canariens émigrés en France voisine comme ouvriers du bâtiment, facilement reconnaissables à leurs costumes de journaliers endimanchés. Leur amitié pour la mère du narrateur semblait ancienne, sincère et franche était leur attitude tandis qu’ils murmuraient de concert « Mi màs sentido pesame mi niña… Era buena persona ». « Condoléances, ma fille. C’était une bonne personne ». Le narrateur trouva qu’ils diffusaient comme une odeur de « gofio », de « papas arrugadas », de « mojo », un relent qui finit par dominer l’encens dont le pope arrosait le corps. La petite église orthodoxe se mit à sentir le restaurant de La Orotava où son père avait eu ses habitudes dans la phase ténérifaine de son existence. Les Canariens s’en allèrent sans un mot à l’attention du fils de Vlad mais l’un d’eux, se retournant, tendit le poing fermé en direction de Juanita, maman du narrateur et il en conclut que ce Canarien-là était issu de la première émigration ibérique, celle de la guerre civile espagnole car ils étaient plusieurs centaines, de Las Palmas, de Santa Cruz, de La Gomera à avoir « fait » la résistance en France, ou les camps nazis.

Il y eut aussi deux jeunes femmes qui, tour à tour, quand elles arrivèrent en face de lui, eurent le geste attendrissant de saisir le narrateur à bras le corps, le serrer contre elles passionnément en regardant, avec méchanceté, la veuve éplorée, l’air de dire « si ce n’est Vlad, nous prendrons donc son fils ». Elles répandaient un doux parfum français, l’odeur du « mojo », du « gofio », des « papas arrugadas » ayant été, par « Coco Mademoiselle », par « Opium » de Chanel chassée du petit temple russe orthodoxe où l’encens tarda à dominer. Le jeune pope, après avoir expulsé les démons du mort, s’attelait désormais à délivrer l’assistance de toute influence du Malin et il se dandinait, l’encensoir projeté dans tous les sens.

Le narrateur ne sut jamais laquelle de ces deux dames s’appelait Natacha mais il en suivit silencieusement une, la plus jeune, après l’office. Il lui aurait été impossible de préciser comment, après quelles tractations, il se retrouva, le même soir, nu dans le lit de la dame qui aussi était nue. La chambre était un capharnaüm sympathique avec des meubles Ikea et des meubles d’antiquaires, au mur une gigantesque reproduction de la Vierge de Smolensk, peinture de Fiodor Zoubof. Il y avait partout des piles de livres en équilibre. Il gardera le souvenir d’une femme qui exerçait comme traductrice depuis le russe dans les bureaux genevois de la Croix Rouge Internationale. Elle était d’un calme olympien. Elle ne réagissait nullement aux tentatives du narrateur pour amener un angle érotique à la rencontre de leurs corps. Finalement, le narrateur se retrouva embarrassé par une impressionnante érection. Il pénétra la partenaire, toujours passive.

— Enfin, j’ai sa semence,  murmura-t-elle le moment venu.

Elle répéta cette phrase en russe. Le narrateur comprit que la dame évoquait une transmission de la semence de Vlad. Il n’aura pas la cruauté de dévoiler à la traductrice que Vlad n’était nullement son géniteur à lui. « Transmission que dalle ! » pensa-t-il en s’habillant.

Il ne gardera aucun souvenir de ses derniers moments en compagnie de cette partenaire anonyme mais, en la quittant, il vit une toque d’astrakan pendue à un clou. Cela correspond à mon nom de famille, estima-t-il ; et, sans demander quoi que ce soit à la jeune dame dont il ne saura jamais rien, Cristobal Breitschwanz décrocha la chapka de karakul et l’installa sur sa tête. En plein mois de juillet, un soir de canicule, les quelques passants rencontrés le prirent pour un fou.

L'Astrakan

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