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L’Accent grave

En cette période politique troublée, la cérémonie d’ouverture des Jeux mondiaux de la Francecophonie a distrait hier, le temps d’une soirée, la morosité ambiante. Pour rappel, c’est entre les deux tours des récentes élections législatives que le président français avait lancé l’idée de ces jeux linguistiques, dans une tirade où la célébration de la langue de Molière le disputait à la politique migratoire. Si l’on avait cru alors à une boutade, la manifestation a été organisée en un temps record grâce au concours gracieux de chômeurs longue durée dans le cadre de la récente loi TSR (Travaille Sinon Rien). Devenus réalité, les Jeux de la Francecophonie rassembleront pendant 21 jours à Paris quelque 3000 athlètes de la parole venus du monde entier — linguistes et locuteurs éclairés, polyglottes et monomaniaques francecophiles. À l’heure où le président se trouve toujours démuni de premier ministre, la tenue des JMF lui promet un nouveau sursis: il y a fort à parier que la compétition prolonge, dans une sorte d’été indien, l’effet pacificateur des jeux estivaux, olympiques puis paralympiques, qui ont jusqu’à la semaine dernière occupé les esprits et les écrans. Les sommes colossales injectées dans la cérémonie d’ouverture d’hier soir ont déjà permis de marquer les esprits, en particulier avec l’interprétation, en maxi-version symphonique, du classique Douce France par les Chœurs de la Langue de France, accompagnés d’un orchestre de musiciens issus des 88 pays francecophones et mettant en lumière les voix successives de 12 solistes ambassadeurs des DOM-TOM. Seul incident à déplorer, un groupe d’activistes anticolonialistes a fait irruption sur le podium principal pendant l’entracte. Masqués de bâillons noirs, les protestataires brandissaient des pancartes “Francecophonie = France-Aphonie?” Une manifestation qui a pris de court les agents du service d’ordre: ne pouvant réduire les contestataires au silence, ils ont dû se contenter de les évacuer dans le calme.


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Première journée des Jeux francecophones. Les athlètes grecs, très attendus sur l’épreuve unique d’étymologie à la corde tirée, ont déçu, enfermés dans un jeu très classique. Les Égyptiens, champions en titre de traction indo-européenne, se sont imposés avec une extraction décisive de racines irakiennes sur le mot mousseline, offrant un moment de gloire à la ville de Mossoul. Mahalia Zaki, capitaine de l’équipe, a déclaré: Dès ses premiers moments, la compétition rend compte des emprunts du français au monde entier. Aux abords du stade, une manifestation contre l’étymologie transculturelle et en défense des familles de langue traditionnelles a eu lieu. Des contre-manifestants translangue ont été interpellés.


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Série de matches très disputés ce lundi sur le court central des Jeux francecophones pour l’épreuve de néologie. Seule discipline ouverte aux athlètes de moins de dix-huit ans, la néologie se joue sur terre battue, surface qui permet à l’inventivité de la jeunesse des rebonds plus importants que le gazon. La véritable star du tournoi, engagé depuis trois jours, est d’évidence la plasticité de la langue française elle-même. Des jeunes du monde entier se sont renvoyé le lexique à la volée, usant de suffixations, d’hybridations, de permutations et d’inversions, croisant et fécondant les principes du verlan et du javanais pour la plus grande joie du public. Le concurrent finlandais Ossi Pärtütrëmä restera dans les mémoires pour ses propositions très longues de fond de court. En dépit de sa remarquable création pronominale anaphorique kikadisakiladicétékikadisa, exprimant un vif questionnement du locuteur sur le principe de composition agglutinante du finnois, il s’est incliné au tie-break face à son adversaire Maël Yamani, originaire de la région parisienne, qui l’a crucifié avec son smash allitéré fassiessdepeauliss, immédiatement repris en hashtag sur les réseaux sociaux par la jeunesse des banlieues. Dans la foulée, des débordements de joie scandant fièrement le mot nouveau ont dégénéré en affrontements aux abords du Stade de France. Accusés de provocation envers les forces de l’ordre, une quarantaine de jeunes ont été interpellés.


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JEUX DE LA FRANCECOPHONIE. La première phase du très attendu concours d’accent s’est ouverte aujourd’hui au Stade de France avec la prestation de l’Écossais Greg O’Gairlin McTwelvin. Son torrent de r roulés, inspiré du grasseyement observé dans le français de Bourgogne dès le XVIIe siècle, n’a pas convaincu. Rappelons que le concours d’accent, véritable fil rouge des Jeux, vise à élire la variété la plus désirable de prononciation du français au sein de toutes les richesses francecophones. Pour le public du pays organisateur, les prestations suisse et québécoise des prochains jours figurent parmi les plus attendues. Aujourd’hui, l’épreuve a été marquée par la disqualification d’un athlète de Quimper, qui avait défié le jury en présentant une traduction en breton du texte imposé.


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Uniques en leur genre, les Jeux entendent donner une image moderne et conquérante du patrimoine culturel français. Ainsi, la septième journée des Jeux a permis au monde entier de découvrir la discipline francecophone de lutte libre contre les anglicismes (combat à mains nues). La surprise a été au rendez-vous, avec un podium exclusivement anglophone. Nul n’est prophète en son pays, a déclaré l’Anglais John Smith en brandissant la médaille d’or. Fait marquant, la finale avait été interrompue pendant de longues minutes suite à l’irruption sur la pelouse d’un homme nu. Le streaker, d’origine lyonnaise, avait inscrit CALL sur ses fesses, et comme en réponse, on pouvait lire sur son torse fièrement bombé le mot APPEL. Ingénieur en arrêt suite à un burn-out, l’homme entendait dénoncer la novlanguedu monde du travail. Entraîné à la course, il a réalisé un tour de stade presque complet avant d’être interpellé par la sécurité. Considéré comme dangereux, le déséquilibré a été interné à l’hôpital Sainte-Anne.


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PARIS. Hier soir, une polémique a éclaté dans le Village francecophone international. La signalétique du village, rédigée exclusivement en anglais, a fait l’objet de critiques de la part d’une poignée d’athlètes français ultra conservateurs, qui auraient subtilisé durant la nuit l’ensemble des panneaux menant aux installations sanitaires en signe de protestation. Water Closet, ça ne veut rien dire, peut-on lire dans la pétition en ligne “Les francecophones n’iront pas au WC” qui promeut la pédagogie immersive. La société événementielle FrenchFun, responsable de la bévue linguistique, évoque une “prise en otage” des occupants du village, tout en promettant qu’elle répondra très vite au besoin pressant de nouveaux panneaux.


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EN BREF. Une flashmob identitaire s’est déroulée cet après-midi au centre commercial Gallin’AC, situé aux abords du Stade de France. Suite à la disqualification du candidat breton au concours d’accent, les participants, se déshabillant au son du biniou, ont révélé des maillots rayés noir et blanc avant d’engager la conversation dans leur idiome celtique avec une clientèle à la fois médusée et curieuse. Le shopping du samedi a pu se poursuivre sans plus de distractions après l’éviction des fauteurs de trouble par les vigiles.


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Journée tendue ce lundi sur le terrain de saut à la perche poétique. Une polémique interne à la délégation belge unifiée, qui déchirait apparemment l’équipe depuis plusieurs jours, a fini par éclater publiquement quand une athlète néerlandophone, ayant pourtant effectué toutes ses primaires en français, a subitement remis en cause sa participation à l’épreuve créative d’improvisation en vers. Je ne subirai plus les pressions. Je refuse de slammer encore en français. Je ne serai pas la continuatrice des Verhaeren, des Rodenbach, des Maeterlinck! a-t-elle martelé en conférence de presse dans la langue de Vondel. C’est lors d’un repas apparemment bien arrosé, samedi dernier, qu’une querelle aurait éclaté entre Jos Vandenplas, entraîneur passionné d’histoire et de sylviculture romaine, et Jeanine Demonjaux, philologue et perchiste, sur l’origine de la frontière linguistique traversant le petit Etat fédéral — sujet ô combien épineux. Selon certaines sources, le conflit aurait été provoqué artificiellement afin de torpiller la belle aventure d’une équipe belge francecophone unifiée: une machination qui pourrait — le conditionnel étant de rigueur — servir des intérêts privés du monde sportif flamand.


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CULTURE. Dimanche consacré à la musique aux Jeux de la Francecophonie. Lors des démonstrations matinales de chanson, le français Jean Collouche a proposé un hommage douteux à ce qu’il a qualifié en interview d’accent belge, interprétant une version de La bonne du curé qui a déclenché un tollé dans le public. Il est heureux de constater que la “vieille école” de la “blague belge” ne compte quasiment plus d’adeptes. L’après-midi, la délégation française a excellé lors des duels de danse de ventre, donnant raison en mondiovision aux tenants de l’idée que les Français se prennent pour “le nombril du monde”. Une contracture de l’abdomen a contraint le parisien Gérard Pierre, favori de l’épreuve, à l’abandon, et c’est l’outsider luxembourgeois Günter Günther qui a remporté l’or. Enfin, en soirée, l’équipe congolaise s’est illustrée avec ses ngoma (tambours), remportant la médaille d’or à l’épreuve de percussions francecophones; l’argent et le bronze sont allés au Sénégal et à Madagascar, respectivement. Protestant contre l’appropriation culturelle des musiques autochtones par la francecophonie et qualifiant l’épreuve d’alibi africain, un concert s’est tenu sans autorisation aux abords du stade de France. Les organisateurs ont été interpellés et les instruments, confisqués.


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En cette dernière semaine des Jeux de la Francecophonie, la phase finale du concours d’accent attire tous les regards. Après la prestation remarquée, hier, du russe Ivan “Sirkonflex” Petrovitch, plusieurs candidats ont aujourd’hui suivi la voie de la créativité. L’athlète à l’accent slave, qui est aussi un philosophe spécialiste du XVIIIe siècle, avait hier déclenché l’enthousiasme du public en affichant des cheveux séparés par une raie au milieu et plaqués sur le front en forme de chevrons. Aujourd’hui, les Québécois Jean Grandjean et Guillaume Tremblais ont dressé leurs cheveux en crête, l’un du côté aigu, l’autre du côté grave. Les photos de fans ayant adopté ces innovations capillaires se multiplient sur Instagram et les interprétations sont nombreuses: si certains parlent de linguistic punk, d’autres voient dans ces accents des signes de ralliement politique penchant plus ou moins vers les extrêmes gauche et droite.


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Sans qu’un lien formel avec le conflit interne à la délégation belgo-belge ait pu être établi, des dégradations ont été tristement constatées mercredi matin sur le symbole des Jeux à l’entrée du Stade de France, les cinq voyelles entrelacées de la Francecophonie ayant été repeintes en jaune et noir pendant la nuit. La police française a perquisitionné les quartiers belges du Village francecophone et saisi du matériel de peinture.


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Coup de théâtre lors de la finale du concours d’accent. Louis Blanc, l’outsider qui avait jusqu’ici créé la surprise, éclipsant tous ses concurrents par une proposition vocale inédite — des inflexions jamais entendues, un mélange d’influences où ne se laissait deviner aucune origine définie, un accent en quelque sorte universel où chacun pouvait retrouver un peu de sa parole — a été démasqué à la surprise générale par un athlète guatémaltèque qui a reconnu son compatriote en tombant nez à nez avec lui dans un couloir du stade. Par amour de la France, l’homme se faisait passer pour français depuis plusieurs mois grâce à de faux papiers et un usage confondant du e prépausal. Au moment où il recevait en direct la médaille d’or, Luis Blanco Ramirez a été arrêté par la police pour séjour illégal et expulsé du territoire en vertu de l’ordonnance EST (Expulser Sans Tarder), rédigée la veille et aussitôt adoptée par le fraîchement nommé premier ministre. Alors qu’il quittait le stade, Blanco a réussi à arracher son bâillon pour clamer son amour de la langue française, mais il n’a pas emporté le soutien de la foule, déçue de perdre son champion par sa propre faute. Heureusement, l’incident a été vite oublié et la joie de la cérémonie de clôture des Jeux n’a pas été ternie: à minuit, alors que la flamme francecophonique luttait courageusement contre l’obscurité, de spectaculaires feux d’artifice ont illuminé le ciel du stade, pour le bonheur des petits et des grands.

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