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Kasàlà Slam

Elle ferme doucement les yeux, se laisse bercer par la musicalité d’une voix qui énonce et scande. Les paroles, elle ne les comprend pas. Trop rapides, trop précises, trop incisives; elles se chevauchent, se bousculent et lui donnent le tournis. Repli de son corps altéré par les aléas de la vie. Juste le temps de digérer les intonations, d’incorporer les mots, de se souvenir d’où elle vient et se demander ce qu’elle fait là, au juste. Elle est entrée, un peu par hasard, dans cette maison semblant abandonnée, attirée par une petite affiche placardée sur la façade décrépie: “I.C.I.ON.SLAM”. Une petite porte dérobée, un froid couloir obscur mais, tout au fond, une lumière tamisée, quelques ombres immobiles, d’autres agitées.

— Eh, toi là-bas, salut, n’aie pas peur, viens, présente-toi. À ton aise…

La vieille se déplace lentement, ses pieds, las, peinent à avancer mais elle tient bon, malgré le trac. Elle a la rage, encore à son âge, elle veut transmettre.

— Je m’appelle Okuna – comme cette combattante tetela en révolte contre l’occupant – mais aussi Marguerite – d’après mon baptême chrétien. Oui (sourire), une jolie fleur aux ligules blanches plantées dans le cœur étoilé de la Mère patrie. Nos pères, nos mères, éduqués par la religion et le fouet en colonies scolaires, moi, chez les Sœurs de la Charité. Petite inculte qui apprend à s’acculturer loin de ses terres racinaires, fertilisée par une langue millénaire, fait du roi, du juge et du fonctionnaire, langue de la force et du pouvoir contraint sur nos savoirs et nos âmes. Oublier peu à peu les principaux idiomes – lingala, tshiluba, bakongo, kiswahili – et nos si nombreux dialectes locaux, pour n’écouter, n’entendre que la voix monocorde de la maîtresse blanche. Apprendre à converser dans un français poli et policé, respectueux des règles qui n’expriment qu’une aigreur ne nourrissant ni le cœur ni les envies.

— Puis l’exil à Bruxelles, après l’arrestation de Lumumba – mon père un “évolué”, proche du leader charismatique, risquait gros. Le ciel terne, même en été, la verticalité des immeubles vitrés, le lycée huppé. Je côtoie princesses et petite noblesse. Rien ne m’affecte plus que de m’exprimer dans cette langue commune qui ne me renvoie pas le reflet de mes souvenirs du pays. Pourtant, je résiste; ma peau est tamponnée à l’ébène et je fais le buzz parmi ces agglomérats de chaires ivoirines. Il me faut me faire remarquer, montrer ma singularité exotique pour, ensuite, me faire accepter, me fondre dans la masse, devenir membre des clans, m’immiscer dans le groupe des élues.

— Une dispute avec deux filles bouleverse pourtant mon projet. Mon cartable est vidé, mes affaires éparpillées au sol et à tout vent. Les quolibets entaillent avec douleur mon cœur caparaçonné. Je n’ose pas rentrer chez moi, me perds dans les rues de la capitale, fuyant les regards méfiants ou grimaçants. Tête baissée, fatiguée, je manque de me faire happer par un tram. J’en perds mes mots, mon identité. Qui suis-je? Noire ici, pas de retour possible là-bas. Mon père m’avait averti: “Ne ramène pas un Belge à la maison”. J’y retourne pourtant, subissant ses foudres.

Ses yeux sont emplis de larmes. On lui offre un siège en cuir racorni et lui tend un verre. Elle respire lentement, regarde, embrouillée, ce groupe de jeunes squatteurs qui l’entoure, et se sent digne d’attention. Exclue, comme eux, d’une société normée, rigide, en périphérie des territoires à catégories binaires. Eux, ils revendiquent l’occupation illicite comme acte de résistance et d’expressions politiques, sociales et artistiques. Elle, elle a choisi l’autonomie contre l’emprise, contre les dissonances et la fragmentation imbécile du monde.

— Vous savez, c’est pourtant votre langue qui m’a sauvée, qui m’a libérée de mes carcans, m’a unifiée. Isolée comme un animal blessé, je me suis réfugiée dans les livres que j’empruntais à la bibliothèque du quartier. J’ai découvert l’ampleur et la richesse d’une littérature francophone que j’ignorais. En lisant, toujours plus, toujours mieux, mon moi-fantôme a peu à peu repris de sa substance en découvrant que mon début de parcours brisé s’affranchissait des contraintes imposées et s’émancipait au contact d’une langue qui m’offrait la liberté d’explorer l’immensité des possibles, en d’autres temps et lieux. Cette langue exigeante, mais opulente, romanesque, politique, je me la suis appropriée comme une créolisation qui l’a rendue souple, malléable, mêlée à la puissance poétique de l’oralité pratiquée par mes pères et les pères de mes pères. Cette langue m’a rendu ma fierté et mon pouvoir de femme africaine. Depuis ce temps, je n’ai cessé d’écrire en français, pour moi-même ou pour d’autres, mes mains émues par des confidences crayonnées au gré des rencontres. Plutôt que de dissimuler les blessures, j’ai souligné les mots réparateurs au pinceau doré – l’esprit kintsugi – et composé des odes et louanges à la manière du kasàlà. C’est comme du slam, mais insufflé par l’esprit de mes ancêtres communs, qui sont aussi les vôtres…

Elle se lève, calme et sereine, nourrie d’une énergie insoupçonnée. Elle scande à son tour, d’une voix qui impose l’humilité:


Je suis Okuna,

Femme-guerrière-du feu-qui s’embrase

Je suis Leucanthemum vulgare

Fleur-d’ambre-au-destin-troublé

Hybride d’ici et d’ailleurs

Ai-je encore le temps?

Ceci est testament

Lanceuse de sons à travers l’éther

Ma voix porte l’indicible

Qui se tait

De ma bouche assoiffée

Goûter le sel, le cracher

Revenir au miel qui apaise

Langue universelle qui soigne

Trépidante, inventive

Enfantement métissé

D’espaces libres

Pour ne plus jamais se taire.


Posément, ses pas l’éloignent de cette scène improvisée. Elle ne se retourne pas. Son cœur, son corps sont déjà là-bas, sans frontière.

Kasàlà Slam

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Belgique
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