Juanita
(Eduard Almashe, Tel Aviv)
Se prénommer Juanita, quitter la promenade du bord de mer à Tel Aviv, par une fin de soirée venteuse et pluvieuse de mars, et pousser la porte-tambour de l’hôtel Maxim. Être vêtue d’une tenue polaire comme pour une expédition dans l’Antarctique, sortir du tourniquet et débouler dans un hall “design”, assez luxueux et quasi désert, mis à part un réceptionniste et deux belges.
C et A. Deux écrivains qui ne vendent pas de livres ou si peu, mais qui apprécient le bol de soupe de la Happy Hour. Le grand bouquet de fleurs sur la table du salon. L’œuvre atypique d’Eduard Almashe, un grand tableau fait de vis colorées, de circuits imprimés et de composants électroniques, un ensemble qui donne l’illusion d’une mégapole vue du ciel. Et le vieux piano fondu dans le décor, comme abandonné à son sort.
S’appeler Juanita Cohen-Eilat, être black peut-être octogénaire et pousser la voix. Entonner une chanson dans ce hall quasi désert. Plus près de la pocharde égarée que de Nina Simone? Va-t-elle tendre sa chapka pour ramasser quelques shekels?
Juanita termine son entrée sur scène. A lui sourit, interpellé à la fois par le timbre de cette voix et par ce qu’il y a en lecture sur le visage de cette vieille dame égarée un peu courbée.
En anglais, elle s’adresse à C pour lui confier que son ami A est joli garçon. La suite est décousue. Juanita viendrait de Manhattan, N.Y. Les deux amis hésitent encore entre l’ivrogne, la mythomane, mais apprécient la situation, jouent le jeu. Une conversation s’engage autour du jazz. C qui a écrit un roman évoquant le pianiste Mal Waldron, interroge l’air de rien Juanita. Mais cette dernière renvoie la balle, elle connaît le parcours de Waldron. Rappelons pour les non-initiés que cette figure du “free jazz”, proche de Thelonious Monk, collaborera avec Billie Holiday, Charles Mingus et tant d’autres. Suite à un accident cérébral il fut contraint de réapprendre à jouer à partir de ses propres enregistrements Rien que ça.
Juanita se défait d’une partie de son scaphandre polaire et s’installe devant le vieux piano. Elle échauffe ses doigts en jouant un thème de George Gershwin. C filme la pianiste avec son smartphone. Fin du morceau, applaudissements.
A dans un nouveau sourire, demande à Juanita de lui jouer Smile, de Charlie Chaplin. Grande risette approbatrice de Juanita qui chante d’abord un extrait de la chanson (le thème du film Les Temps modernes). Puis elle s’assied et l’interprète au piano, les doigts enfin réchauffés, elle part dans une brillante interprétation ornementée d’improvisations personnelles.
À la fin, Juanita referme soigneusement le couvercle du clavier et se dirige vers la réception. Sur le piano A et C remarquent la plaquette commémorative: l’instrument est un don de Juanita en mémoire de son père Léopold Ferdinand Cohen-Eilat. Est-ce que l’hôtel appartient à sa famille? Toujours est-il que le réceptionniste s’adresse familièrement à Juanita, en hébreu, en lui remettant la carte de sa chambre, une clé numérique.
A rejoint Juanita pour un aurevoir. Elle le remercie pour ce moment de convivialité et d’écoute. En réponse, il pose la paume de sa main sur la joue de Juanita: C’est nous qui vous remercions, madame. Les larmes montent aux yeux de Juanita. Voilà l’une des images que je retiendrai de ce séjour, se dit A, en rejoignant son ami C face à l’ascenseur. Soleil intérieur et sel de mer lacrymale. Toujours mieux que l’acide cynique des bestiaux à demi apprivoisés que les humains peuvent incarner…