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Jo

L’homme avançait à pas lents sur la place du marché. Il était huit heures. Les commerçants terminaient d’installer leurs étals, lui tirait une petite carriole contenant une table pliante, un tabouret, des seaux remplis de fleurs.

Après avoir fait le tour du marché, il hésita, puis installa son matériel à côté d’un fromager. Pourquoi là précisément ? Parce que la tête du fromager lui revenait plus que celle du boucher, du vendeur de salades ou encore que celle de la bouquiniste. Son installation terminée, il s’approcha du fromager et lui demanda à voix basse :

— Auriez-vous l’amabilité de jeter un œil sur mes petites affaires ? Je dois me rendre au café pour une affaire de la plus haute importance.

Le fromager n’hésita pas une seconde. Il y avait dans le ton de l’homme (ce chuchotement plein de mystère) quelque chose qui excita sa curiosité. Et si l’affaire était importante, il ne pouvait dire non.

— Mais bien sûr que je vais les garder tes affaires, mon pote, dit-il. File à ton rencard et prends ton temps.

Il en était toujours ainsi lorsque Jo, tel était son nom ou en tout cas celui duquel il se faisait appeler, sollicitait une faveur d’un étranger, car tout en lui respirait le secret et l’importance, tant et si bien que son interlocuteur (ici, le fromager) se sentait flatté d’être ainsi sollicité par un étranger dont il émanait quelque chose qu’on aurait pu qualifier d’énigmatique (s’exprimer à voix basse jouait toujours en faveur de Jo), quelque chose qui le plaçait au-dessus du commun des mortels (un rendez-vous de la plus haute importance ! imaginez donc !) et qui transportait son interlocuteur dans un monde énigmatique, voire même aristocratique.

Jo fit le tour de la place, et lorsqu’il trouva un bistro qu’il jugea digne de lui, il commanda un café. Déguster l’exquis breuvage, voilà qui était une affaire de la plus haute importance… quelqu’un pouvait bien se charger de veiller à son matériel…

Lorsqu’il revint, il était 9 h 15. Le marché de Deauville battait son plein. Un dimanche d’août, dans une station balnéaire… aucun doute, il allait faire des affaires. Il enfila son tablier, arrangea les seaux sur la table, se racla la gorge… Sa voix de stentor résonna sur tout le marché :

— Culpabilité ! Culpabilité ! Qui en veut de mes Culpabilités ! Elles sont bonnes ! Elles sont fraîches ! Venez découvrir mes Culpabilités !

Sa voix était si bien placée et produisait un si bel effet, qu’on aurait pu croire qu’il chantait plus qu’il ne haranguait le chaland. Les fleurs, qui jusque-là ressemblaient à de quelconques fleurs des champs, ou au mieux à des fleurs d’un quelconque jardin, se dressèrent sur leur tige comme ensorcelées par la voix du marchand. D’éclatantes couleurs se saisirent des pétales. Des pétales qui semblèrent se transformer en pierres précieuses, des pierres comme on en avait vu autrefois couvrir la couronne des tsars, des rois de France, et de nos jours celle d’Elizabeth II. Bientôt, ces fleurs royales et scintillantes dansèrent dans les seaux.


Une vieille dame à la mise coquette – tailleur en lin bleu lavande, chapeau de paille et chaussures impeccables – s’approcha, intriguée par la mélopée de cet homme qu’elle n’avait encore jamais vu sur le marché. Lorsqu’il l’aperçut, et cela parce qu’il connaissait l’importance de la première cliente, et surtout s’il s’agissait d’une petite vieille (car d’autres suivraient immanquablement…), il renchérit de plus belle :

— Madame, admirez mes petites Culpabilités. Elles ont traversé les plaines de Sibérie, l’Ukraine, la Pologne et ont été acheminées d’Allemagne dans un camion frigorifié. Oui, madame, ces fleurs arrivent de la Toundra. Elles ont y été créées par mon aïeul, Ivan Fedorovitch Stradivariuski ! Un homme qui a connu Raspoutine, les Archiducs, la Duse, Lou Andréas-Salomé et même Bakounine ! Regardez-les, ces petites Culpabilités – ainsi les nomma-t-il ! —, elles sont le fruit d’un songe (lui-même fruit d’un amour !) qui a abouti à l’hybridation d’une rose royale, d’un myosotis et d’une fleur chinoise appelée la « Fleur sans nom ». Regardez-les danser ! Admirez cette grâce…

La vieille dame se pencha sur les fleurs.

— Et je ne vous ai pas tout dit, Madame, reprit-il.

Il se pencha vers elle, son chant se fit suave :

— Ces culpabilités ne fleurissent qu’une fois l’an, entre le 1er et le 15 août. Et ça n’est pas tout, chère madame ! En effet, si l’on s’y prend avec délicatesse au moment de la coupe, oui, oui, oui, si l’on sait se saisir de cet instant où la fleur penche délicatement du côté droit, et bien, oui, oui, oui, ma chère dame, cette fleur saisie et coupée à l’instant précis ou d’aucuns pourraient croire qu’elle va mourir de sa belle mort, et bien cette fleur, cette dite Culpabilité, vivra une année… Une année entière, chère madame.

Elle l’écoutait, les yeux écarquillés.

— Oh ! je vois votre air étonné, Madame, mais sachez que je ne plaisante pas car voyez-vous, nul n’oserait plaisanter au sujet d’une fleur. Et regardez-les donc ces merveilles, chère madame, et voyez comme elles dansent et scintillent.

Cet homme est probablement fou mais il a une belle voix, se dit la vieille dame. On dirait Pavarotti. Madame Hermann, tel était son nom, avait un faible pour les ténors (tout particulièrement les ténors italiens), elle ouvrit donc son porte-monnaie :

— Et elles coûtent combien vos Culpabilités ? demanda-t-elle.

— Elles n’ont pas de prix, chère madame. Ou plutôt, il n’y a qu’un prix : celui dicté par votre grand cœur.

Oui, il est cinglé, pensa-t-elle. Mais quel charme ! Et ces fleurs qui dansent sont bien jolies. Tant pis si elles ne durent pas une année.

Elle jeta un œil à l’émeraude qu’elle portait à l’annulaire gauche. Celle-ci durait depuis cinquante ans. Mon dieu, que cette vie était longue… Dieu merci, elle avait enterré son mari depuis vingt ans déjà, et en avait bien profité depuis… Allez, ça n’était pas quelques fleurs qui allaient la ruiner. Elle lui tendit un billet de 20 euros.

— Mettez m’en cinq, dit-elle.

— Avec grand plaisir, ma chère madame.

Il emballa les fleurs dans un vieux journal.

— Tenez ! Regardez donc comme elles sont à leur aise. On croirait les entendre chanter.

Madame Hermann tendit l’oreille. Effectivement, les fleurs chantaient. Mais quel étrange chant. Une complainte peut-être ? Où avait-elle déjà entendu ce chant-là ? Soudain tout lui revint en mémoire. La maison, l’escalier, son mari… Un flot de souvenirs la submergea.

— Mais ces fleurs agonisent ! dit-elle.

Jo éclata de rire.

— La petite dame est bien perspicace, dit-il. Eh oui, ma chère dame, ces fleurs souffrent et agonisent, et c’est bien pour cela qu’elles scintillent de mille feux, dansent et chantent. C’est le triste sort de ces Culpabilités uniques au monde. Car voyez-vous, je ne vous ai pas tout dit…

Il prit une grande inspiration.

— Ces fleurs sont la création d’un homme qui massacra toute sa famille (Madame Hermann recula d’un pas). Oui, ma très chère madame, son père, sa mère, sa femme, ses enfants, tous y sont passés. Une fois la première tête coupée avec une serpe, il n’a plus pu s’arrêter. Lorsqu’on l’arrêta au petit matin, il n’avait qu’un mot à la bouche : colère. Ce mot, il le mâchait, le crachait, le rattrapait et le remâchait, et le recrachait, le reprenait et le remâchait, et ainsi de suite… Tant et si bien qu’on dut le bâillonner. Puis on le jugea, on le condamna et il fut expédié en Sibérie.

Madame Herrmann voulut l’interrompre, changea d’avis, réfléchit un instant, et dit :

— Mais ne m’avez-vous pas dit que cette fleur était une création de votre aïeul ? Or si cet homme a massacré toute sa famille, comment peut-il être votre aïeul ?

Un bref instant, Monsieur Jo parut décontenancé par la question, mais il se reprit vite :

— Eh bien voyez-vous, après vingt ans de Sibérie, il a épousé une des gardiennes de la prison. Une certaine Olga Ivanovitch Lektorovskaïa. Une brave femme qui aimait follement les fleurs. Il lui a fait des enfants, dont ma grand-mère, et, en son honneur a créé la sus-nommée fleur !

— On peut donc se marier et créer des fleurs dans une prison russe ? demanda-t-elle.

Il y va un peu fort, pensa-t-elle.

Jo s’agaça :

— On peut créer beaucoup de choses, chère madame, dans une prison russe.

Mme Hermann recula d’un pas. Avait-elle rêvé ? Devenait-il menaçant ? Elle reprit, mutine :

— Ah oui, et quoi donc ?

Faisant fi de la question, Jo reprit sa rengaine :

— Culpabilité ! Culpabilité ! Qui en veut de mes culpabilités ! Elles sont fraîches ! Arrivage direct de Sibérie !

Une jeune femme s’approcha de l’étal.

— Quelles belles fleurs, dit-elle. On dirait qu’elles dansent. D’où viennent-elles ?

— De Sibérie, ma chère demoiselle, dit Jo.

La vieille dame toussota pour lui signifier qu’elle n’en avait pas fini avec lui. Il l’ignora, et continua :

— Elles ont fait une longue route pour trouver refuge dans vos bien jolies mains, chère mademoiselle. Les fleurs de Sibérie ont un penchant pour la jeunesse et la beauté…

La jeune fille gloussa.

— Ma chère demoiselle, mes Culpabilités, car c’est ainsi qu’on les appelle, ne sauraient résister à l’appel de la jeunesse.

— Culpabilité ? s’étonna la jeune fille. C’est leur nom ? Comme c’est étrange…

Madame Hermann ne put se retenir :

— Oh oui ! Bizarre… et si j’étais vous, j’y réfléchirais à deux fois avant d’en acheter car elles sont nées dans un bain de sang ! dit-elle sèchement.

Monsieur Jo la toisa.

— Madame divague, dit-il à la jeune fille. Ces culpabilités sont le fruit d’un grand amour. Un amour sibérien ! Imaginez le plus grand des amours, celui qui défie le froid, les éléments, et l’exil forcé…

Madame Hermann le coupa :

— Quand on massacre sa famille, on a ce qu’on mérite, dit-elle. Le froid, et tout le tralala !

— Je vois que Madame s’y connait en crime ! répliqua Jo, piqué au vif. Madame a certainement fréquenté d’éminents criminels ? Ou plus prosaïquement, Madame a-t-elle quelque chose à se reprocher ?

Quel toupet ! pensa-t-elle. Comment osait-il ? Certes son mari était tombé la tête la première dans l’escalier… certes elle avait bien encaustiqué le palier, et certes elle y avait déposé un tapis de laine qui ne pouvait que glisser sur un parquet si bien ciré… mais tout cela n’était qu’un accident, oui, un malheureux accident. Elle n’avait tué personne à coups de serpe, elle. Elle avait juste un peu aidé le destin.

— Vous m’en direz tant, dit-elle.

Elle posa les fleurs sur la table.

— Et qu’est-ce qu’une vieille dame comme moi, qui fait gentiment ses courses tous les dimanches sur ce marché, aurait à se reprocher ?

Le sang de Jo ne fit qu’un tour. Elle le défiait ! Il savait que s’il entrait dans son jeu, il perdrait le contrôle de lui-même. Il les connaissait bien, ces petites vieilles acariâtres. Il en avait rencontré plus d’une. Au premier abord, on leur donnerait le bon dieu sans confession, et bien vite il s’avérait qu’elles étaient capables de tout… et du pire. À coup sûr, celle-ci aurait pu tuer son mari. Eh oui, le monde était plein de ces vieilles dames propres sur elles qui étaient des meurtrières en puissance. Oh non, il n’allait pas entrer dans son jeu. Elle le défiait, elle en aurait pour son argent. Il saisit une botte de fleurs, contourna la table, posa un genou à terre devant Mme Herrmann et, tel un chevalier faisant offrande à sa dame, déclama :

— Ma chère madame, la maison a l’honneur et le privilège de vous offrir cette botte de fleurs.

Épatée par le geste princier du fleuriste, la jeune fille ne put retenir un cri de joie et applaudit à tout rompre. Le fromager, qui n’avait pas perdu une miette de la discussion, en fit autant. Bientôt des applaudissements retentirent sur tout le marché. Un fleuriste s’était agenouillé devant une vieille dame pour lui offrir un bouquet. La foule s’extasiait : Quelle merveille ! Quel monde divin ! Quel bel été ! « Quel salaud, pensa la vieille dame. Il m’a bien eue ».

Elle s’attendait à une bonne rixe comme elle les aimait tant, et voilà qu’il la traitait comme une princesse. Elle ne pouvait qu’accepter le bouquet, sans quoi elle se ridiculiserait. Elle tendit gracieusement les bras, il y déposa les fleurs. Lorsqu’il se redressa tout fier de lui, elle lui glissa à l’oreille, fielleuse :

— Nous nous retrouverons, cher monsieur…

En réponse, Jo la prit dans ses bras et déposa sur ses joues deux baisers sonores. On applaudit de nouveau, et bien sûr, on s’extasia…

— Sont-ce là les dernières paroles adressées à votre défunt mari ? murmura-t-il à son oreille.

Il s’écarta, et tel un acteur salua l’assistance.

— À bientôt, ma chère madame. Ce fut un plaisir.

Il lui tourna le dos et adressa un grand sourire à la jeune fille :

— Et pour vous, ma jolie, ça sera quoi ?


Madame Herrmann s’en fut dignement. Bientôt elle quitta le marché et jeta rageusement les fleurs dans une poubelle.

Une heure plus tard, le stand de Jo avait été dévalisé.

— Dis donc, mon pote, tu sais t’y prendre avec les femmes, lui dit le fromager admiratif. Tu reviens dimanche prochain ?

— Je ne sais pas encore… Je vais où me porte le destin…

— T’es un drôle de gugussse, toi !

— Si on veut… Tenez, il me reste deux fleurs. C’est pour votre femme.

— Ah ma femme, dit le fromager en levant les yeux au ciel. Si tu savais…

Jo ne voulait rien savoir. Il lui tendit prestement la main.

— Merci, dit-il. Et à la prochaine.


***


La route du retour avait été longue. Harassé, il mit la clé dans la serrure. Un silence de mort régnait dans la maison.

Il s’accorda un petit remontant avant de décharger la camionnette. Il lui fallait ensuite vérifier le thermostat de la serre. On annonçait une baisse de température pour les jours à venir. Ces maudites fleurs ne supportaient pas le changement.

Lorsqu’enfin il eut terminé, il prit la clé dissimulée dans la boîte à café, ouvrit la porte de la cave, descendit l’escalier, alluma. Les corps étaient là, allongés, les uns à côté des autres : son père, sa mère, sa femme et les trois enfants. À côté du plus jeune des enfants, la serpe.

Il s’assit sur une marche et poussa un soupir. Quelle journée !

Jo

?
France
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