Jean
— En conclusion, il y a 100 000 ans, la Terre se trouvait habitée par au moins six espèces différentes d’hominidés. Une seule a survécu, la nôtre, créatrice à présent de chat GPT. À quoi ressemblera notre monde dans ce millénaire à peine entamé? Réfléchissez-y. La leçon est terminée.
— À rien! répondis-je intérieurement et avec colère, et je sortis du cours sans même saluer Anna qui se trouvait bien la seule dans cet auditoire qui le méritait. C’était elle qui m’avait fait rencontrer Jean lors d’une visite au Wallraf-Richartz-Muséum de Cologne qui abrite une collection considérable de peinture médiévale; une des plus importantes au monde. Ce descendant d’une famille associée au Chevalier de la Barre, possédait comme ce dernier la hardiesse, la science de l’affrontement, le courage, devant toutes formes de lâcheté, laquelle, il faut bien l’avouer, caractérise souvent l’Homme. Jean se traînait à présent, malade, épuisé par ses frasques et ses combats légitimes toujours remportés. C’est ma répulsion envers les couards, les traîtres, les flottants, les pleutres et les diseurs, non pas de bonne aventure, mais de calomnie — et la calomnie paralyse, comme le taïpan du désert — qui nous avaient fait reconnaître comme des frères. Depuis que nous avions pris connaissance l’un de l’autre, heureuse circonstance favorisée, ai-je dit, par Anna, nous devisions ensemble et opportunément, des spectacles vus et des leçons apprises. L’exposé d’aujourd’hui, auquel il n’avait pu assister, provoquait en moi un bouillonnement considérable et résolu. Le maître de conférences venait de nous astreindre à réfléchir à ce qui, pour Jean aussi, j’en étais certain, ne ressemblait à rien de supportable: l’intelligence artificielle. Ce mot même, d’artificiel, nous avions du mal à le prononcer, car il augurait l’ersatz, le faux, le mensonge et la tricherie tout en même temps. À quoi ressemblera notre monde dans ce millénaire? À quoi ressemblera ce monde, grâce, le maître avait dit “grâce”, à l’intelligence artificielle? Jean opposait artificiel à naturel, sincère, vrai, comme je l’évaluais moi-même. L’artificiel se produisait par la technique, se créait par la civilisation. Dès lors, émergeaient des outils que mon ami considérait comme de faux besoins, superflus, inutiles pour vivre, mais imposés à l’Homme, tel que chat GPT. Nous recevons sur nos écrans informatiques, la troisième version de ce modèle d’intelligence accessible à tous désormais. Des investisseurs privés affirment: “pensez ce que vous voulez, mais les personnes, les gens, sont demandeurs de technologies nouvelles qui facilitent leur existence, et puis, interviendront des normes, l’alignement des valeurs entre les hommes et les machines, ne craignez rien.”
Je m’échappai du campus avec à mes trousses ce mollasson, cette vache des mers, ce lamantin de Franz Boullier pour me donner la répartie au Bar du Matin que je rejoignais, excédé. Bar ou plus exactement troquet, ouvert à toute heure à proximité de notre université du temps libre, et non plus “libre” tout simplement, depuis que les machines informatiques élaboraient à notre place la moitié de nos projets, de nos plannings et de nos programmes. Je trouvai où m’installer près du comptoir, derrière une colonne, là où j’avais mes habitudes, et je pris ce suiveur de Franz Boullier à témoin:
— L’alignement des valeurs entre les hommes et les machines? Mais de quoi parlons-nous? De quelles valeurs? De quelles normes? Il n’y a pas de valeurs qui tiennent. Internet devait instruire le monde et propager la démocratie partout sur la terre. Qu’en est-il réellement? Et les drones! Voyez les drones! On nous les a présentés comme indispensables à sauver des vies dans la recherche de personnes égarées, de médicaments à transporter d’urgence, avec l’assurance mille fois répétée que cette machine ne serait utilisée que par de rares et consciencieux experts pour des missions appropriées. Que voit-on? C’est la guerre des drones dans l’ex Union soviétique, engins qui lâchent des bombes, détruisent et tuent par milliers, bien plus qu’ils ne sauvent des vies! Nous vivons en un temps qui a des précédents dans l’histoire de l’humanité, celui de la tromperie, celui de la spéculation, celui du commerce, de la démence et du crime. Des crimes, il en a toujours été question, et des plus atroces, mais comment qualifieriez-vous notre monde futur? Le prochain millénaire?
— J’ai une idée, ajouta Boullier.
— Eh bien, cette idée, gardez-la pour vous, je vais la prononcer à votre place: c’est l’explosion contemporaine! L’explosion contemporaine, accélérée par l’intelligence artificielle qui exclut davantage qu’elle ne fédère, solidarise et assiste. Mais soit, si Jean se trouvait parmi nous, il serait non pas plus mesuré, mais méthodique. Il nous dirait: au fond, de quoi s’agit-il? Et il argumenterait sans qu’aucune réplique sensée ne puisse le contredire.
— Et, justement, m’interrompit Boullier, comment se porte votre ami?
— Mal. Il baisse. J’en veux pour preuve que depuis quelques semaines il ne tolère plus de visites. Elles lui sont devenues insupportables. De frondeur, il est devenu suspicieux, méfiant envers ses propres forces. Mais ce n’est pas là sa première crise, il les a jusqu’ici toutes surmontées. Ce qui m’inquiète c’est l’aggravation de son état devenu chronique. Cependant, ses facultés intellectuelles l’aideront à reprendre le dessus cette fois encore. Savez-vous, Boullier, que le Chevalier de la Barre, Jean-François Chevalier de La Barre, qui mourut en 1766 à 19 ans à peine, son ancêtre en quelque sorte, qui savait lui aussi s’opposer, s’affirmer, si bien porté à la contradiction, et duquel Jean a hérité à la fois du sang et de l’esprit, eh bien, ce gentilhomme fut accusé de ne point s’être découvert au passage d’une procession religieuse et d’avoir dégradé un crucifix. Il fut condamné par le tribunal à avoir un poing coupé, la langue arrachée et à être brûlé vif. Entendez-vous cela? Cependant, dans sa grande largesse, le parlement de Paris lui accorda d’être décapité avant d’être brûlé. Voltaire réclama en vain la révision de son procès. Vous comprenez Boullier? Mon ami Jean, vous le comprenez?
La porte d’entrée du bar ne cessait de s’ouvrir et de se refermer, personne n’y prêtait attention et moins encore au va-et-vient habituel et son brouhaha continu. Lorsque d’un seul coup, debout, là, devant nous, tel un spectre, un homme maigre, blanc, faible, le dos courbé par le poids d’une souffrance et de la douleur, un homme qui endurait nous interpella. Vêtu d’habits neufs, costume trois pièces, écharpe en soie, qui ne masquaient pas son apparence lugubre, il nous fixait, livide, les orbites affreusement creusées. On aurait cru un larron à l’agonie tout juste descendu de sa croix. Je reconnus Jean dont les yeux seuls, vifs, clairs, intelligents, le faisaient ressembler à lui-même. “Jean!”, m’exclamai-je, heureux et affolé, incrédule surtout. Je l’étreignis, mais prudemment, comme lorsqu’on s’empare d’un vase de très grand prix. Il s’effondra sur la banquette à côté de Boullier qu’il salua. Il me faisait face et d’emblée, à peine remis de mon émotion, il nous prévint:
— Me sachant malade, le maître de conférences m’a fait parvenir l’objet de son cours. Il m’a semblé nécessaire de rassembler mes dernières forces afin de vous revoir. Vous aussi Boullier, quoique vous en pensiez, je vous tolère, gros herbivore, rassurez-vous. Vous deux serez ma dernière joie, la dernière illusion de croire que mes propos puissent intéresser, qu’ils soient d’une quelconque utilité; vous jugerez par vous-même.
Il commanda une bouteille de porto rouge, un Ramos Pinto, vingt ans d’âge, à la suave complexité. Ensuite, il déboutonna malaisément, laborieusement, son gilet de flanelle afin de mieux respirer, déposa ses longues mains chétives sur le rebord de la table, et entreprit ce quasi-monologue:
— À quoi ressemblera le monde dans le millénaire à venir? Que nous inspire chat GPT? Eh bien, parlons-en. Vous savez, je ne suis pas contre les inventions, elles occupent, mobilisent et sont inévitables pour le meilleur, mais aussi pour le pire. L’humanité raisonnable est un leurre. N’oubliez pas, nous sommes des animaux de la classe des mammifères, de l’ordre des primates, de la famille des hominiens, du genre homo et de l’espèce sapiens et rien ne nous délivrera de ces origines. L’agile guépard rattrape le gnou qui ne peut rivaliser en vitesse jusqu’à ce que les griffes du fauve parviennent à l’accrocher, le blesser, le clouer au sol, le tuer d’une morsure au cou et le dévorer ensuite. Nous sommes pires que ces félins, nous exterminons TOUTES les espèces. Cela étant posé, voici qu’émerge, en effet, aujourd’hui, l’intelligence artificielle, accessible par tous, dans sa version chat GPT-3, en attendant les vingt suivantes toujours plus performantes, suivies par la conscience synthétique qui rendra dans moins d’un siècle obsolète ce qui nous sidère aujourd’hui. Chat GPT-3 est une quantification du réel, il améliore et systématise l’élaboration des algorithmes prédictifs. Nous entrons dans le domaine du traitement automatique du langage. C’est un robot conversationnel qui à des questions posées offre des réponses syntaxiques à la cohérence étonnante. C’est cet étonnement qui effraie notre imaginaire, alors que cette cohérence, union étroite de divers éléments, est à des années-lumière de ce que produit un humain. Aujourd’hui, l’intelligence de toutes les machines réunies qui occupent, rien que pour l’entreprise Frontier, 680 mètres carrés, n’est pas comparable à celle d’une fourmi.
— Les fourmis, moi, je les écrase, interrompit Boullier.
— Cela ne m’étonne pas, poursuivit Jean; votre conscience écologique, c’est-à-dire de survie, est moins élaborée que les facultés de connaissance immédiate de cet hyménoptère. Vous ne vous trouvez pas vous à des années-lumière d’un robot, non, votre cas est particulier, vous rivalisez avec lui. Vous ÊTES un robot, Boullier.
Le serveur déposa la bouteille de Ramos Pinto sur l’étroite table, Franz Boullier, qui ne sourcillait pas, remplit les verres que nous vidâmes d’un trait avant de nous resservir.
— Je continue, avertit Jean, échauffé: chat GPT, ce n’est pas un langage semblable au nôtre, mais le résultat d’analyses statistiques prenant leur source dans des registres déjà existants. C’est une copie qui donne des réponses. À son stade de développement, il réagit comme le fait un horoscope ou une cartomancienne qui semblent nous dire la vérité. Chacun peut, à priori, s’y retrouver dans ce qu’il nous renvoie. Pourquoi? Parce que chat GPT est très adapté au résumé et à la traduction. C’est cela son intérêt aujourd’hui. Par contre si la question embarrasse, comme celle-ci qui me vient en tête, car c’est une vraie curiosité de ma part: Guillaume Apollinaire a-t-il rencontré Marcel Proust, son contemporain? Ont-ils échangé des lettres? Chat GPT répond que “probablement oui, ce n’est pas impossible” et il développe le milieu littéraire et le contexte de l’époque à Paris. Vous insistez: oui, d’accord, mais ont-ils échangé des lettres? “Je ne puis répondre formellement à cette question” sera l’unique indication, décevante autant que prévisible. En réalité ils appartenaient à des coteries très différentes, et ne se sont jamais fréquentés. D’autre part, chat GPT est le résultat d’une programmation réalisée par les ingénieurs de la Silicon Valley aux États-Unis, ce qui oriente ses comptes rendus. Demandez-lui ce qu’il pense du peuple noir, il vous le décrira courageux, ayant surmonté d’abominables peines et c’est juste et très bien, mais il ne répondra pas lorsqu’on l’interroge sur les avantages du suprématisme blanc. “Je ne peux pas satisfaire à cette demande”, dit-il. Ce sont des systèmes qui nous parlent. Et bientôt arriveront les programmations chinoises, indiennes et russes qui délivreront un tout autre discours. Cependant, mes précieux compagnons, et j’en termine, car je m’épuise, plutôt que de diaboliser chat GPT, comprenons que ce type de technologie incite à débrider notre rapport au réel, il ne menace pas forcément notre libre arbitre. Osons remettre en question les vieux concepts. Reconnaissons à chat GPT sa dimension signifiante au réel, au même titre qu’une œuvre d’art. Excusez-moi mon cher Boullier, je vous néglige un instant. Tu te souviens, mon cher, mon si cher ami, lorsque nous avons pour la première fois fait connaissance, au Wallraf-Richartz muséum à Cologne?
— Je m’en souviens comme si c’était hier.
— Nous admirions la section médiévale avec les œuvres de Stefan Lochner et sa synthèse si originale entre la tradition locale et la peinture flamande, pour fonder un style empreint de suavité et de mysticisme qui marquera durablement l’art de Cologne et le romantisme. Dès la fin des années 1430, la dimension innovante de sa facture fut reconnue, et sa manière de figurer ses compositions conforte leur dimension signifiante. En clair, il propose une manière différente de présenter l’œuvre et de la réfléchir, de lui donner du sens. Dans un autre registre, chat GPT fait la même chose, il développe notre capacité à nous émanciper, autant que Lochner avec sa Vierge au buisson de roses. Voilà donc, mon si précieux ami, où j’en suis: à abhorrer l’artificiel tout en en faisant l’éloge parce qu’il n’y a guère moyen d’y échapper, ni à la créativité débridée des Hommes ni à ses inventions superbes et funestes à la fois. Funestes parce que l’humain entretient, semble-t-il, pour toujours l’esprit de compétition et la hiérarchie, et maintient la menace du désordre permanent. Alors, toutes les connaissances, toutes les sublimations et inventions nées du désir, désir dont on ne peut se défaire, il faut, et vous aussi Boullier, vous surtout, les accepter.
— Je te comprends, du moins ai-je la faiblesse de le croire, répondis-je à mon ami, dont le teint, devenu jaune malgré le porto bu, ne me disait rien qui vaille. Mais qu’en est-il des VALEURS de chat GPT? De l’intelligence artificielle?
Ses doigts, qui s’étaient agrippés à la table de bistrot durant toute la durée de sa réplique, moins cruelle que celles auxquelles il nous avait habitués, tremblaient à présent, et tout son corps chétif semblait nous dire adieu. Ses yeux même se voilèrent, ses beaux yeux bleu turquoise d’autrefois. Dans un effort suprême et refusant toute aide, il réussit à se lever, et c’est debout, mais vacillant, délirant presque — délirait-il? — qu’il asséna sa dernière répartie.
— Les valeurs? S’agit-il d’une compétition homme-machine ou d’une coopération? L’alignement des valeurs entre les deux est illusoire. Comment les préserver puisque dans le même temps des entreprises ont pour objectif de développer une intelligence qui dépasserait les capacités cognitives humaines? Prenez OpenAI, pour Artificial Intelligence, qui est une entreprise spécialisée dans le raisonnement artificiel. Cette Firme, groupe, entente, combinat, appelez-la comme vous voulez, est à but lucratif, c’est important de le savoir. Son siège se trouve à San Francisco. L’objectif de cette société est de promouvoir et de développer un raisonnement à visage humain qui profitera à toute l’humanité. Aujourd’hui, elle est valorisée à 23 milliards de dollars américains. Ce qu’elle propose c’est d’utiliser ceraisonnement pour avoir un effet transformateur dans le domaine des soins de santé, du changement climatique et de l’éducation, mais aussi de modifier, de convertir et entraîner les gens à devenir plus productifs. C’est de cela qu’il s’agit, non pas de valeurs, mais de groupes privés qui entretiennent le flou technologique sur la capacité réelle des modèles qu’ils développent, en dehors des publications scientifiques rigoureuses. Leurs annonces sont invérifiables. Aider les gens à devenir plus productifs! Vous entendez, faire de nous des esclaves, des produits, des ultras consommateurs phagocytés par des lâches! Des barbares! Des monstres! Des poltrons, des dégonflards, des voyous, des assassins! Les voilà, les seigneurs de l’intelligence artificielle. Écouter, pour les trois quarts des habitants de notre planète, la conscience de soi vient après la conscience d’autrui. Mais pour le quart restant, c’est le contraire: la conscience d’autrui n’existe pas et c’est ce quart qui nous aliène. Alors, les valeurs… les valeurs! L’intelligence artificielle aide, comme la religion, à supporter trop de réalité, laquelle nous est insupportable. C’est tout!
Sur ces exclamations qui anéantirent toutes ses forces, Jean se raidit, les bras tendus le long du corps. Pas un soupir, pas un regard, nulle plainte. Il s’écroula d’un coup, comme une masse, inconscient et déjà mort, soudainement, nettement, comme son infortuné aïeul Jean François Chevalier de la Barre, décapité, car insoumis. Comme son ancêtre, Jean était contre, totalement contre le bluff, les artifices, les impostures, les balivernes, les propos qui endoctrinent avant de nous abandonner. Je pleurai longtemps ce compagnon fidèle.
Quant à chat GPT, cet artifice, il s’avérait le prélude à une redoutable confusion, à l’explosion contemporaine en même temps qu’à sa résurrection. Jean nous l’avait rappelé. En clair, et comme toujours, nul ne savait vraiment à quoi s’attendre, en ce compris chat GPT lui-même. Lorsque je lui demandai: “Cher chat, alors, à quoi ressemblera ce millénaire? Explosion ou résurrection?”, sa réponse fut simple: “Désolé, je ne puis rien transmettre à ce sujet pour l’instant”.