J’y étais
Omar Khayyam craignait, en marchant sur la route, de fouler aux pieds la cendre de ses ancêtres. Vos pieds enfoncent jusqu’aux chevilles dans la nôtre, mes frères, et cela ne vous fait pas peur. La cendre de vos ancêtres était froide et apaisée; la nôtre est chaude et hurle sa colère. Ils avaient la sagesse de la vieillesse et l’apaisement d’une juste mort; nous n’avons que la fougue fauchée de notre jeunesse et la rancœur de l’humiliation. Comment ne brûlez-vous pas vifs dans vos quatre cent vingt-six mille deux cent trente et un sièges de plastique? Comment le sable mêlé de nos cendres ne s’ouvre-t-il pas pour engloutir vos tribunes sanglantes? Quatre cent vingt-six mille deux cent trente et un trépignements à chaque minute de soixante-quatre rencontres. N’y a-t-il pas de quoi lézarder la voûte des enfers? Hélas combien de pas perdus dans le sable sont passés sur elle sans la faire frémir. Marchez, mes frères, marchez, vous remporterez chez vous un peu de notre cendre collée à vos chaussures.
Les prêtres du Tibet taillaient des flûtes dans les fémurs des morts. Chacun de vos chants, chacune de vos clameurs et jusqu’au plus infime de vos soupirs sont soufflés dans nos os. L’air que vous inhalez frais a brûlé nos poumons. Respirer n’est pour vous qu’un réflexe; c’était pour nous un supplice de chaque instant. Comment les évaporateurs et les condenseurs de vos climatiseurs n’ont-ils pas, de remords, inversé leurs effets? Quatre cent vingt-six mille deux cent trente et un inspirs toutes les dix secondes pendant un mois. Hélas ils nous manquaient dans l’air suffocant du désert. Respirez, mes frères, rafraîchissez les orgues de vos poumons dans les flûtes de nos morts. Vous rentrerez dans vos pays avec, au fond de vos bronches, un peu de la fournaise que nous avons connue.
Les tribus d’Amazonie, dit-on, mangeaient leurs morts pour assimiler leur force. Vous avez mangé votre terre, et c’est comme si vous aviez dépecé votre mère. Vous, peuples du lointain repus de vos propres richesses, peuples obèses et insatiables, voilà que vous rêvez de transformer notre monde en un reflet du vôtre. Voilà que vous dévorez le désert après avoir digéré les terres, les fleuves et les océans. Mais nous, les peuples sacrifiés à votre voracité, vous ne nous mangerez pas. Nos os ont été rongés par le soleil, notre sang a désaltéré le sable, nos viscères momifiés de notre vivant ne tentent même plus les vautours. Vous rentrerez dans votre pays avec la faim dans vos bagages et dans votre gorge, une soif inextinguible, car rien désormais ne suffira à vous rassasier.
Il est un peuple, hélas, et c’est le vôtre, pour qui les morts n’ont pas plus d’épaisseur qu’un acte de décès, qui ne laisse en friche que ses tombes et dont les souvenirs n’encombrent que les mémoires mortes ensevelies sous la banquise. Il est un peuple pour qui le scandale se chiffre, comme si un seul mort dans l’arène de vos plaisirs ne suffisait à crier sa colère à la face de l’univers. Alors écoutez-moi, peuple sans plus de conscience que de mémoire: lorsque votre nom et celui de vos héros d’un jour ne sera plus qu’une poignée de bits dans les téraoctets de vos datacenters, un seul de nos cris déchirera encore les oreilles des enfants de vos enfants. “De ce jour et de ce lieu date une ère nouvelle de l’histoire du monde et vous pourrez dire: j’y étais”, s’enorgueillissait le jeune Goethe. Vous y étiez, et vous aurez honte.