Irinapolis
C’était une ville de béton. Nous l’appellerons Metropolis.
Les rues ressemblaient à des canyons creusés entre les gratte-ciels, artères rectilignes se coupant à angle droit, charriant des véhicules blindés aux vitres teintées. Rares étaient les piétons à s’aventurer sur les trottoirs étroits et défoncés, héritage d’une autre époque.
Des patrouilles chargées de maintenir l’ordre arpentaient la ville, elles traquaient les mendiants blottis dans les encoignures ou les pillards briseurs de vitrines et réprimaient sans pitié tout début de manifestation.
Un smog permanent cachait les montagnes environnantes. Plus rien ne poussait dans les quelques squares épargnés par la spéculation immobilière, les pelouses étaient de vieux paillassons où personne ne se risquait, si ce n’est des vagabonds ou des dealers qui avaient échappé aux drones et aux caméras de surveillance.
Une nuit sans lune, rasant les murs, déjouant les contrôles, une vingtaine de femmes se mirent à sortir de la ville. Enveloppées de voiles noirs, le visage couvert, elles empruntèrent des cheminements oubliés, des passages secrets qu’elles avaient trouvés sur de vieux plans et repérés depuis des mois. Elles savaient qu’elles risquaient leur vie et celle des enfants qu’elles portaient sur le dos ou dans les bras, ou qui trottinaient à leur côté. Elles n’avaient pris que leurs filles et seulement les garçons qui avaient moins de sept ans. Celles qui ne portaient pas d’enfants avaient entassé dans de gros sacs à dos des vivres et des sacs de couchage, sans oublier les trousses de secours, les allumettes et les doudous.
C’était des femmes en colère, elles n’en pouvaient plus d’avoir peur, peur des coups de couteau aveugles assénés par des gens devenus à demi fous, peur des barbelés surgis un peu partout, des camions fonçant dans la foule avec leurs pare-chocs assassins. Elles ne supportaient plus tout ce qui coupe, griffe, lacère et déchire, ni la brutalité des forces de l’ordre, ni les hurlements des sirènes.
Alors, au plus profond de la nuit, elles ont atteint les limites de la ville, là où commencent la forêt et la montagne, elles ont posé leurs enfants endormis au creux d’un vallon et ont attendu l’aube.
Aux premières lueurs, elles se sont mises en route. Pour la première fois de leur vie, elles éprouvaient un immense sentiment de liberté. Seules les grand-mères avaient connu l’ivresse de marcher à leur guise, de fouler les aiguilles de pin, de respirer à pleins poumons. L’une d’entre elles, Irina, la plus âgée, qui avait connu toutes les crises du début du siècle, avait retrouvé au fond d’une valise des cartes au 1/25.000e. Renouant avec l’enthousiasme de ses vingt ans, entourée de sa fille Mona, de ses petits-enfants, Lily et Tom, elle guidait la troupe sur des chemins désertés depuis la Crise Ultime, celle qui avait jeté en prison ou exécuté les opposants, les marginaux, les non conformes. Les dictateurs avaient vidé les campagnes et concentré les populations, de gré ou de force, dans la grande ville, où ils pouvaient mieux les contrôler.
Les femmes franchirent la montagne par un col herbeux, elles marchèrent vers le sud, vers la chaleur et la lumière. Elles ne rencontraient âme qui vive, traversaient parfois un hameau en ruines dont les habitants avaient été déportés vers Metropolis. C’était le début de l’automne, de vieux pommiers, de vieux figuiers offraient leurs fruits. Les décombres recelaient parfois des trésors, un carton de sucre en morceaux, un pot de miel, du miel râpeux au parfum puissant, comme les jeunes n’en avaient jamais mangé, une bouteille d’un vin âpre qu’elles burent au goulot en grimaçant, un livre illustré, Ernest et Célestine, qu’elles emportèrent religieusement. Il n’y avait pas de livres à Metropolis. Ni de smartphones ni d’accès à l’Internet. Les seuls loisirs étaient la gymnastique obligatoire, les spectacles organisés par l’État, les programmes de l’État à la télévision, les fêtes de l’État.
Une fin d’après-midi, à l’heure où les ombres s’allongent, elles sortirent d’une pinède, s’arrêtèrent et se figèrent : un cercle de dunes aux croupes accueillantes s’étalait à leur pied. Au centre du cercle, telle une oasis, jaillissait un foisonnement de verdure. « C’est là, dirent-elles d’un commun accord, que nous construirons notre ville. Nous l’appellerons Irinapolis. »
Elles enlevèrent leurs chaussures et descendirent joyeusement la dune, pieds nus dans le sable chaud. Les enfants cabriolaient devant en poussant des cris de bonheur. Sans un mot, à pas de loup, elles se glissèrent dans la végétation luxuriante. Les maisons avaient été rasées par les autorités pour éviter que d’autres habitants ne s’y installent. Cela tombait bien, elles ne voulaient pas de constructions massives et solides, elles voulaient des huttes rondes et douillettes, qu’elles appelleraient leurs bulles. Elles mélangèrent de la paille, du sable, des plantes tendres et duveteuses, sans épines, pas de chardons, pas d’argousiers, pas d’oyats, et puis le duvet des plumes que les enfants ramenaient de leurs explorations. Elles liaient le tout avec de l’eau, qui ne manquait pas. Elles dégagèrent les puits, réparèrent les canaux d’irrigation. Elles tracèrent des sentiers courbes ondulant entre les bulles. Au centre, elles créèrent une place en forme d’œuf pour les jeux, les échanges et les veillées.
La vie s’installait à Irinapolis, douce et apaisée. Les enfants se plaignaient parfois de ne manger que des fruits et des légumes. Les femmes capturèrent dans la forêt des chèvres sauvages descendantes de celles qui avaient survécu à la destruction de la ville. À Metropolis, les seuls animaux étaient les chiens policiers des forces de l’ordre. Les volailles et le bétail étaient invisibles, enfermés dans de gigantesques hangars d’où ils ne sortaient que sous forme de saucisses ou de hamburgers. Tous les autres animaux étaient interdits. Les femmes apprivoisèrent les chèvres. Elles en tiraient du lait dont elles faisaient des fromages. Avec les crottes de biques, elles se chauffaient quand les nuits étaient fraiches.
« De la viande ! De la viande ! » scandaient les enfants. « Pas question », répondait le groupe des grand-mères, aimées et respectées de tous. Les grand-mères à qui avait été confiée la garde de tout ce qui coupe, blesse et tue, les couteaux, les scies, les marteaux et les armes trouvés dans les décombres de la ville. Elles les avaient cachés dans un lieu secret et ne les prêtaient que si c’était indispensable. Du haut de ses seize ans, Lily la rebelle protestait, « Et si j’ai envie de me couper les cheveux, j’ai besoin d’avoir des ciseaux sous la main, tout de suite, sans demander, et si je rencontre une bête dangereuse, il me faut une arme. » Les autres adolescentes approuvaient, « C’est vrai, pourquoi ce sont les vieilles qui décident de tout ? » Et les petits garçons, emmenés par Tom, trépignaient, « Et si on veut tailler des bâtons ? Et si on veut jouer à la guerre ? »
Irina, qui avait connu dans sa jeunesse tant de crises et de conflits, s’est croisé les bras, attendant que les jeunes se taisent. Elle leur a demandé : « Vous voulez retourner à Metropolis ? Habiter dans des boîtes empilées les unes sur les autres, ne plus jouer dehors, ne plus voir le soleil, être obligés d’assister aux défilés, avoir tout le temps peur ? »
À la veillée, sous les étoiles, Lily s’est serrée contre Irina et lui a soufflé, « Tu as raison, grand-mère, on est bien ici. Mais mon père, mon grand-père et mes frères me manquent. » Et elle a ajouté encore plus bas, « Jamais je ne trouverai d’amoureux dans ce trou perdu. » Irina a soupiré. Les femmes sont heureuses dans les nids moelleux qu’elles ont construits, le temps coule sans heurts, elles ont l’impression de renaître. Mais elles savent toutes que cela ne peut durer éternellement.
À la fin de l’automne, un jour où tout le monde était dehors pour profiter d’un peu de pluie et admirer un arc-en-ciel, elles furent surprises par des bêlements déchirants. Les chèvres s’agitaient dans leur enclos, essayaient de s’échapper. Le premier réflexe fut de scruter le ciel, un drone, un avion survolait-il la ville ? « Taisez-vous, dit Tom qui avait l’oreille fine, j’entends des aboiements. » La vieille peur leur glaça les sangs. Cela ne pouvait être que des chiens policiers, ces chiens féroces dressés pour débusquer les coupables, les fuyards. « Venez, dit Irina, réfugions-nous dans la cachette des objets interdits. » Suivies des chèvres qu’elles avaient libérées et qui se collaient contre elles, les grand-mères guidèrent les femmes et les enfants vers une anfractuosité dans la barrière rocheuse au sud de la ville. « Tiens, on peut maintenant ! » s’exclama Lily d’une voix suraiguë.
Elles n’eurent pas le temps d’y arriver. Les aboiements se rapprochaient. Sans s’arrêter de marcher, elles jetèrent un regard derrière elles. Un chien accourait, précédant une vingtaine d’hommes. L’un d’eux siffla, rappela le chien, « Aux pieds, Max, bravo, tu les as trouvées. » Irina reconnut la voix de Théo, son fils, recruté de force dans la police dès son plus jeune âge. À présent, les deux groupes se faisaient face, séparés d’une cinquantaine de mètres.
Des pensées contradictoires se bousculaient dans la tête des femmes. Elles avaient envie d’embrasser les fils, les maris, les pères, de les serrer dans les bras. Elles avaient peur de retrouver les affrontements épuisants, le combat ordinaire, de perdre la sérénité durement conquise. Ils les aideraient pour les travaux plus lourds, les défendraient en cas de danger, mais à quel prix ? Où habiteraient-ils ? Certaines se sentaient prêtes à les accueillir dans leur bulle, dans leur lit, d’autres voulaient y aller progressivement, le temps que ces hommes venus de la ville brutale s’imprègnent de la paix d’Irinapolis, et elles imaginaient de construire une annexe à leur bulle ou même une deuxième ville accolée à la leur.
Les petits garçons s’élancèrent les premiers. Se dégageant de l’étreinte maternelle, ils se ruèrent vers les pères, les frères, les grands-pères, les oncles. Les petites filles les imitèrent après avoir quêté l’approbation des femmes. Les adolescentes se retenaient de courir, elles avançaient dignement, cachaient leur émotion. Lily demanda à son père, « Comment as-tu fait pour nous retrouver ? Comment as-tu osé trahir la police ? Et en plus, t’emparer de leur chien ? »
Les femmes s’approchèrent, dévorées de curiosité. Théo répondit que d’abord, ce n’était pas le chien de la police ni de l’État, que c’était son chien attitré, qui n’obéissait qu’à lui. Il a dit que là-bas, beaucoup d’hommes n’en pouvaient plus de la violence, de cette dictature cruelle et injuste. « Nous aussi, nous avions peur, même les policiers. Et puis, ajouta-t-il avec un sourire, nous avions besoin de vous, de notre famille. » Pendant des semaines, il avait fait renifler à Max des vêtements de sa femme, Mona, et de ses enfants, Lily et Tom. Eux aussi étaient partis par une nuit sans lune. Dans le vallon où les femmes avaient bivouaqué, Max avait humé les traces et filé sur le sentier qui monte vers le col.
« C’est très bien, tout cela, interviennent les grands-mères, mais si vous restez ici, vous nous donnez vos couteaux, vos armes, tout ce qui coupe, blesse et tue. Vous ne les utiliserez qu’à bon escient. »
Les hommes s’interrogent du regard. C’est dur, ce que leur demandent les femmes. Un grand-père, encore plus âgé qu’Irina, a connu comme elle des guerres et des attentats. Il prend la parole : « Écoutez ce qu’elles disent, c’est pour notre bien à tous. Et pour préserver l’honneur masculin, je propose que les grands-pères rejoignent les grands-mères comme gardiens de ce qui coupe, blesse et tue. »
« Rentrons les chèvres, proposent les femmes, et installons les arrivants, qu’ils puissent déposer leur barda et se reposer. Pour la suite, on avisera plus tard. »
Les chèvres regagnent sagement leur enclos, elles n’ont même pas eu l’idée de profiter de la situation pour se disperser dans la nature ; les enfants ne parlent plus d’en faire de la viande, ils ont donné un nom à chacune, ils ont appris à les traire.
Les hommes sont soulagés, les femmes vont leur faire de la place dans leur hutte qu’elles appellent bulle, au moins pour cette nuit. Ils devinent leurs craintes des disputes, celles qui émaillaient le quotidien à Metropolis, la lutte incessante pour le pouvoir, qui parlera le plus fort, qui aura le dernier mot, qui claquera la porte. Comprendront-elles que s’ils ont fui la ville, bravant mille dangers, c’est qu’ils ont changé ? Qu’eux aussi ont besoin de calme et de sécurité ?
En signe de bonne volonté, ils proposent de s’occuper du feu pendant que les femmes, aidées des enfants, préparent la nourriture. Cela rappelle aux grands-mères l’époque des barbecues : « Ils retrouvent leur rôle ancestral, ranimer le feu, cuire, rôtir, braiser, bientôt, ils voudront chasser ! » Elles ne peuvent s’empêcher de saliver à l’idée des gigots ou des entrecôtes de leur jeunesse. Irinapolis ne doit pas devenir une secte, pensent-elles, il faudra trouver un équilibre.
Après le repas, alors que la nouvelle lune se lève, les hommes s’affalent épuisés à la place qui leur a été assignée. Max dort d’un œil devant la hutte de son maître.
Mona n’a pas encore envie de dormir, les autres femmes non plus. Elles se rassemblent sur la place en forme d’œuf, elles ont besoin de se parler, de se rassurer. Rien n’est gagné. La paix est fragile, elles le savent. Une étincelle, et la violence reviendra, du sein de la communauté ou du monde extérieur. Le malheur peut fondre sur Irinapolis tel un aigle noir.
Lily s’est jointe au groupe des femmes. Au fond d’elle-même, un rêve prend forme : et s’il existait, au-delà de l’horizon, en continuant à descendre vers le sud, vers la mer, des villes comme celles d’avant, où les gens se promènent dans les parcs, discutent de politique dans les cafés, écoutent des concerts, caressent des chats. Depuis sa petite enfance, sa grand-mère lui raconte les marchés sur les places, l’odeur du pain frais, les balades à vélo, les bains de mer. Les filles et les garçons qui se croisent dans la rue, tombent amoureux, s’embrassent sous les porches.
Des oiseaux migrateurs venus du nord ont traversé le ciel au milieu de l’automne, « Ce sont des grues cendrées, a dit Irina, on entend leurs cris avant de les voir. » Il n’y avait pas d’oiseaux dans le ciel de Metropolis, il en tombait parfois, comme des pierres, tués par la pollution ou par des drones. Mais les oiseaux qui nous survolent, pense Lily, savent d’instinct que là où ils vont, la vie est possible et bonne. Alors, pourquoi pas pour les humains ?
Demain, elle exigera qu’une escouade parte en reconnaissance.