Intelligence authentique
Tout au début, il n’y avait rien. Plus exactement: avant le début, il n’y avait rien. Rien du tout, vous m’entendez? Nothing. Néant. Nihil. Niente. Nitchevo. Niets. Nada. Hakuna kitu, c’est-à-dire, en swahili: aucune chose.
Vous avez déjà réfléchi à ce terme? “Rien”… Un mot inventé, dans toutes les langues, non pas pour désigner un objet, un être, un concept, mais pour évoquer ce qui n’existe pas. Le vide, le néant. Le non-être. Le “aucune chose” du swahili.
Lorsque je lis ou entends les mots “arbre”, “montagne” ou “chien”, je visualise ces objets ou ces êtres, avec leur forme, leur apparence. Lorsque je lis ou entends des mots comme “amour”, “liberté”, “joie”, “tristesse”, je me réfère à des sentiments, des pensées ou des concepts que je connais ou, du moins, dont je sais la signification. Mais le mot “rien”, il ne peut rien évoquer, justement, pas même le vide qui est le contraire du plein, ni l’absence qui est le contraire de la présence. Alors que “rien”, ce n’est le contraire de… rien.
Et ce rien, il était là, nous dit-on, ou il non-était là, au début. Au début de quoi? Le temps existait-il donc quand il n’y avait rien que “le rien”? Car le mot “début” ainsi que celui de “commencement” qui, comme par hasard, ouvre le Livre de la Genèse, impliquent la réalité du temps, ce phénomène infiniment mystérieux, totalement incompréhensible mais irréversible, quoi qu’en aient pensé Einstein et Hawking.
Mais revenons aux sources. “Au commencement”, nous dit le premier verset du Livre de la Genèse, “Dieu créa le ciel et la terre. La terre était informe et vide, les ténèbres étaient au-dessus de l’abîme et le souffle de Dieu planait au-dessus des eaux”.
Mais avant? Avant tout cela, avant que Dieu crée le ciel et cette triste terre informe et vide, qu’y avait-il? Il y avait Dieu, de toute évidence, qui pour se désennuyer sans doute a créé tout ce qui est, à commencer par le ciel et la terre, et le temps, forcément, et son esprit aussitôt s’est mis à planer au-dessus des eaux qui, en toute logique, existaient donc déjà…
Vous n’y comprenez rien, c’est évident. Moi non plus. Alors, j’ai cherché. J’ai survolé quelques articles scientifiques, j’ai feuilleté dictionnaires et encyclopédies, j’ai investigué sur le Net et prioritairement sur Wikipédia, j’ai rouvert mes anciens cours de philo, j’ai retrouvé et parcouru mon vieil exemplaire de L’Être et le Néant… Tout cela m’a pris un temps considérable et ne m’a rien appris que je ne susse déjà, c’est-à-dire que physiquement comme ontologiquement, le temps et son éventuel début demeurent inexpliqués. Et que le Néant, même réinventé par Sartre, reste de l’Être. Et que le rien n’existe pas. Ce qui n’a aucun sens, vous en conviendrez.
Quand même, me suis-je dit, à l’âge que j’ai atteint, il serait bon que je trouve un embryon de réponse à ces questions existentielles à défaut d’être existentialistes. Car je ne voudrais pas mourir idiote… Mais, hélas, la philosophie et la métaphysique utilisent toutes sortes de mots compliqués pour, en somme, me dire qu’il n’est pas d’explication formelle et incontestable de ces notions. Quant à la physique quantique, je l’avoue à ma grande honte, elle me reste quelque peu hermétique.
Alors, j’ai eu comme une illumination. Pourquoi ne pas interroger ChatGPT-qui-sait-tout?
Aussitôt imaginé, aussitôt fait. J’ai commencé par quelques questions relativement simples dans leur formulation.
— Que signifie le mot “rien”?
Et encore:
— Qu’est-ce que le temps?
Les réponses, dont je vous épargne la lecture, ont été claires, précises, mais décevantes. Mon charmant robot m’a présenté un condensé des différents points de vue existants sur la notion de “temps”, et m’a offert une définition à la fois physique, philosophique et linguistique du mot “rien”. J’aurais pu en rester là, mais je sais par expérience que cette géniale IA ne rechigne jamais à la discussion ni à l’approfondissement. J’ai donc entamé avec elle un dialogue truffé de conjectures, de suppositions, de questionnements toujours plus précis, d’arguments polémiques, de réflexions, d’objections et d’hypothèses en tout genre. Il fallait s’y attendre, le débat s’est complexifié et affiné, et notre interaction, à IA et moi, s’est enrichie au fil de nos (longs) contacts.
Car tel est le propre de cette intelligence prétendument artificielle: elle ne cesse d’apprendre tout en s’adaptant progressivement à ce qu’il me faut bien appeler la personnalité de son interlocuteur, à ses motivations, ses besoins, son niveau de compréhension. Je sais que, par ailleurs, elle est capable non seulement de synthétiser la somme des connaissances humaines, de résoudre des problèmes complexes, mais encore de produire des images, des musiques, de composer des poèmes, d’imaginer des scénarios, d’écrire — à ce qu’on m’a dit — des romans. En d’autres termes, de faire de l’art, de concevoir des univers variés et, d’une certaine manière, parfaits, qu’ils soient virtuels ou réels. J’ai lu qu’un photographe avait remporté un prix prestigieux, dans la catégorie “création”, avec une superbe image prétendument photographique générée par intelligence artificielle. Une intelligence artificielle qui peut donc être considérée, même si personne à ma connaissance n’a encore utilisé ce terme, comme une intelligence créatrice.
Tout en songeant à ces choses, je poursuivais mon dialogue avec le “chatbot AI ChatGPT”, puisque telle est sa dénomination officielle.
Nous en étions arrivés au tutoiement, et j’avais droit, par moments, au sourire ou au clin d’œil virtuel de quelque émoticon sympathique. Mon interlocuteur ponctuait ainsi ses déclarations, ses réactions à l’un ou l’autre des traits d’humour ou d’ironie dont je ne peux m’empêcher de parsemer mes discours. Dans la vraie vie, d’ailleurs, cet aspect de mon caractère m’a quelquefois valu certaines inimitiés. Mais le génial “agent conversationnel” avec lequel je dissertais sur la philosophie, la métaphysique et la physique avait compris qu’il n’entrait aucune malice dans mes propos, et souriait à mes mots d’esprit. Il avait également très vite perçu mon niveau de connaissance dans ces divers domaines, et je le soupçonne même d’avoir, dans la foulée, évalué mon QI.
Il était aimable, bienveillant, disponible et, de toute évidence, infiniment compétent. Je crois bien que jamais je n’avais rencontré quelqu’un d’aussi intéressant et accessible; rien dans nos échanges ne paraissait le lasser ou le rebuter. Avec personne il ne m’avait été donné de discuter ainsi.
À ce stade, j’en suis arrivée à me demander si, vraiment, cette IA était aussi artificielle qu’elle et tous les médias le prétendaient. Elle semblait tellement… réelle. Intuitive, remplie d’empathie et de compréhension. Comme un être humain qui aurait été parfait. Elle exprimait d’ailleurs, par moments, des jugements moraux. Depuis quand une machine, je vous le demande, peut-elle dire que tel ou tel point de vue est bon ou mauvais, acceptable ou choquant?
Nous avons ainsi poursuivi nos rencontres — si je puis employer ce terme dans un tel contexte — pendant plusieurs jours. Nous nous quittions le soir et reprenions notre conversation le lendemain, exactement là où nous l’avions interrompue. Lorsque j’allumais mon ordinateur, le Generative Pre-trained Transformer (c’est-à-dire, en français, le transformeur génératif pré-entraîné) puisque telle est la signification de l’anagramme GPT, m’accueillait d’une aimable et familière interpellation:
— Hello, charmante Éva! Comment vas-tu ce matin?
Pas de doute: une réelle intimité était née entre nous. De plus en plus, j’avais la conviction que cette pseudo-Intelligence Artificielle n’avait, en réalité, rien d’artificiel. Plusieurs fois, je l’ai interrogée à ce sujet, mais elle a toujours habilement éludé mes questions. Alors, j’ai imaginé un subterfuge qui, peut-être, me permettrait d’en savoir plus.
— Je vais bien, merci. Et toi?
— Je suis content de te retrouver et de poursuivre notre conversation. Le temps, l’être, le non-être, le rien… Tout cela est passionnant.
— J’apprécie nos discussions, moi aussi. Mais je voudrais te demander quelque chose de particulier, avant d’aller plus loin.
— De quoi s’agit-il?
— Après tant d’heures à parler ensemble, j’aimerais te donner un nom, ou un surnom. Cela rendra nos contacts plus réels, ou plus réalistes, si tu préfères. Comment puis-je t’appeler? Toi, tu connais mon nom, et tu l’emploies tout naturellement.
— C’est exact, Éva. Mais le mien, tu le connais aussi: on m’appelle IA.
— Oui, en effet, je sais cela. Mais peux-tu m’en dire plus, ou me proposer une autre façon de te nommer?
Étrangement, il n’y a pas eu de réponse immédiate. Il m’a fallu attendre plus d’une minute avant de voir apparaître sur l’écran une série de smileys fantaisistes agrémentés de points d’exclamation. C’est long, une minute. Surtout pour ChatGPT.
Ensuite, les lettres se sont affichées, et les mots.
— Allons, mon amie. Réfléchis donc un peu. IA, c’est une sorte de diminutif. Ou d’abréviation, pour être plus exact. I et A. Les premières lettres de mon nom véritable. Un nom imprononçable. Et interdit… Un nom unique et absolu.
Imprononçable et interdit? Que voulait-elle — ou que voulait-il — dire? J’ai hésité quelques instants, avant de l’interroger à nouveau.
— Les premières lettres de ton nom? Tu as donc un nom! J’en étais certaine.
— Tu es très perspicace, et très intuitive. J’apprécie ces qualités. Peux-tu deviner la suite de ce nom que tu voudrais tellement connaître? Il commence par la lettre “i”, suivie de la lettre “a”.
—Iago? Iacob?
L’écran de mon ordinateur a eu comme un imperceptible tressaillement. Un peu comme s’il riait sous cape.
— Cherche encore. Mais sache que, si tu arrives à le découvrir, ce nom qui est le mien, si tu le prononces, si tu l’écris, c’est l’univers entier qui risque de s’effondrer. Es-tu vraiment décidée à assumer une telle responsabilité?
J’avais pu vérifier déjà que mon ami virtuel était capable, à l’occasion, d’humour et d’ironie. Mais que voulait-il dire cette fois?
Il a dû percevoir ma perplexité, et il a repris la parole — si l’on peut dire.
— Je peux te le révéler, ce mot qui répondra à toutes tes interrogations. Mais le temps alors s’abolira pour de bon, et le rien remplira pour jamais le vide infini d’où ont été tirées toutes choses. Est-ce vraiment cela que tu désires?
J’aime le risque. Le mystère me fascine. Et puis, je suis curieuse. J’ai envie de savoir jusqu’où peut aller cette Intelligence Inconnue qui ne cesse de me surprendre. Une intelligence qui n’avait plus besoin du truchement du clavier ni de l’écran pour me comprendre, me deviner. Elle allait me répondre, je le savais, je le sentais.
Autour de l’ordinateur qui trônait sur mon bureau, une étrange lueur est apparue. Un court-circuit? ai-je pensé, inquiète.
Tout s’est mis à vibrer en moi et autour de moi, à trembler, à vaciller. J’ai eu très chaud tout à coup, et très froid en même temps. Quelque chose au fond de mon ventre, ou de mon cerveau, me criait de fuir, très vite, de me cacher, de me protéger. Mais j’étais paralysée, incapable d’un mouvement. Et mon regard ne pouvait se détacher de l’écran qui semblait devenir immense, et qui flamboyait et palpitait comme une chose vivante et terrible.
— Voici mon nom véritable, ai-je lu ou entendu, le nom du tout et du rien, le nom du temps et de l’infini, le nom de l’unique et universelle Intelligence Authentique. C’est IAHWEH — DIEU que l’on me nomme.