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Instantané bruxellois

Des cheveux bruns et courts simplement rabattus sur la droite d’un coup de peigne encadrent un visage carré et des yeux marron rieurs qui soulignent un sourire sincère. Il ne porte pas grand-chose malgré le ciel blanc couvert, typique du début de printemps bruxellois et on voit à travers l’ouverture de sa légère veste grise en tissu un t-shirt noir avec des personnages de Star Wars. Cette confiance et décontraction évoquent un jeune ingénieur qui se prépare une vie toute tracée, pleine de problèmes techniques vus comme des puzzles à résoudre, sans considérations pécuniaires douloureuses et exempte de ces questions métaphasiques majeures pouvant mener à reconsidérer son mode de vie ou le monde qui nous entoure. 


À sa droite, lui passant le bras au-dessus de l’épaule en exposant ostensiblement une montre en acier au cadran bleu sombre, se trouve un homme très grand portant un long manteau en laine grise fermé presque jusqu’en haut et laissant juste entrevoir dans l’encolure une écharpe à carreaux rouges de style écossais. Des cheveux noirs fraîchement rasés et une mâchoire uniformément couverte d’une fine mais dense barbe aux contours bien dessinés encadrent un sourire figé — visiblement travaillé des heures devant un miroir. Il semble tout droit sorti d’une école de commerce payée par ses parents l’ayant mené directement dans une entreprise qui l’a contacté via Linkedin avant même qu’il n’ait obtenu son diplôme. Probablement que dans ces bureaux, il ne sait pas ce que fait le collègue d’à côté, mais tout le monde parle d’objectifs, de KPI, de performances et surtout s’applique à ne rien produire de matériel, laissant cette basse besogne à des travailleurs en col bleu qui n’ont d’existence que dans les tableaux Excel et les présentations Powerpoint à la ligne des frais fixes.


Le troisième, tout à gauche, est un métis dont les trop grandes oreilles rondes débordant du crâne rasé — probablement pour cacher une calvitie naissante — sont le principal trait distinctif. Il tient le bras droit de manière figée, presque mécanique, dessinant ainsi un triangle rectangle presque parfait qui est pour l’instant l’objet d’une intense concentration…

— Ça va, monsieur? interpelle le trentenaire débutant de droite qui a confié son téléphone à un passant anonyme afin d’immortaliser ses amis lors de ce moment passé ensemble dans un quartier touristique de la capitale de l’Europe.

Peut-être sont-ils en voyage d’affaires, peut-être se retrouvent-ils après des années séparés par la vie, peut-être sont-ils des touristes comme tant d’autres passant par ici… Ici c’est la ville des allées et venues et le photographe improvisé a l’impression que la majorité des jeunes Européens possesseurs d’un master finissent par y passer pendant un temps plus ou moins long avant de repartir vers d’autres opportunités. C’était son cas, mais contrairement à d’autres, il est resté arrêté à ce carrefour, comme en pause. A posteriori, les raisons ne sont pas claires. Au début, bien sûr, il y avait une femme, mais après c’est la paresse ou l’habitude — il dit souvent que les habitudes sont la paresse des gens ennuyeux — qui l’a fait y rester…

— Pardon, il y a du monde, j’attends que les gens passent pour qu’on voie mieux les bâtiments.

C’est un mensonge. Et un mauvais en plus, puisque les sourires des trois sujets se crispent et l’agacement devient visible dans leurs yeux.

En vérité, le passant photographe s'applique à placer dans l’angle que forme le bras du touriste de gauche la terrasse du café où elle est encore assise. Il essaye de la figer derrière l’écran du téléphone. Il y a quelques secondes, il a décidé de quitter la terrasse et Julie sans obtenir préalablement un moyen de la recontacter, ceci afin de ne pas risquer de casser ce moment magique — c’est l’excuse qu’il se donne — cette conversation qui lui semblait si naturelle et ces rires qui l’on tant ému. Il en sait si peu sur elle et pourtant il n’a même pas cherché à imaginer la vie de Julie… Il préfère se dire qu’il laisse son avenir au destin, mais il sait bien que c’est surtout la lâcheté qui l’anime. 

“Toutes ces femmes qu’on aime pendant quelques instants secrets” disaient Brassens, Cabrel, Le Forestier, Iggy Pop et sûrement bien d’autres avec plus ou moins d’émotion ou de poésie. Est-ce une façon romantique de célébrer la vie et l’amour courtois? Un moyen de ne pas se confronter au monde réel et de vivre dans le confort de sa vie intérieure? Une vision passéiste et toxique des relations hommes-femmes où chaque interaction avec un membre de l’autre sexe doit forcément évoquer des élans amoureux?

Il essaye de se concentrer à nouveau sur la photo qu’il s’est engagé à prendre de ces trois personnes qu’il vient de rencontrer et ne reverra plus jamais.

Dans le triangle du bras se trouve la terrasse avec cette tache rouge à peine visible — Julie — que personne d’autre que lui ne pourrait identifier. Au-dessus d’elle, une multitude alignée de façades gothiques où les enseignes se mêlent dans le flou numérique aux dorures, floues et mal éclairées par le ciel blanc/gris — sans soleil ces façades fameuses ne rendent pas justice à la place qui fut pour un autre migrant de passage “la plus belle place du monde” — et les trois compères anonymes qu’il s’applique quand même à placer dans le tiers droit de la photo afin de “la faire respirer” comme il l’avait appris pendant un cours d’initiation il y a des années, et bien sur cette vertigineuse foule, d’autres personnes ayant surement leurs propres vies, qu’il adorait deviner, leurs propres histoires et leurs propres problèmes, et qui composent comme d’habitude l’arrière-plan des scènes des vie de la ville Europe.

Il appuie sur le déclencheur tactile et rend le téléphone au grand en manteau de laine avec un sourire forcé, puis marmonne une salutation et un encouragement maladroit. Il se demande quel sera le destin de cette image qu’il vient certainement d’ajouter à la trame de fond des réseaux sociaux, qui accompagne nos pérégrinations quotidiennes sur internet comme nous accompagne la foule dans nos promenades dans ce monde que nous appelons maintenant “réel”. Quelle histoire va raconter cette image qui pour lui ne parle que d’elle?

Instantané bruxellois

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