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IA et son contraire

Un con qui marche ira toujours plus loin que deux intellectuels assis

Michel Audiard, Un taxi pour Tobrouk



— Si nous sommes ici aujourd’hui, c’est parce que la conjecture s’avère encore plus grave que vous l’imaginez.

Tous les membres de la réunion échangèrent un regard résigné. Si le Maréchal Suprême avait décidé d’inviter les plus hauts responsables de ce qu’il restait de l’humanité, alors les nouvelles s’avéreraient catastrophiques. Mais, déjà, l’orateur reprenait la parole:

— Je résume à l’intention des personnes que nous n’avons pas l’habitude de convoquer à nos sommets…

Cette fois, les yeux des chefs d’État et des militaires convergèrent vers un petit groupe au fond de la salle.

— En quelques mots, lorsque nous avons confié la gestion de la planète entière, et en particulier la Défense, à la dernière génération d’Intelligence Artificielle, nous ne nous doutions pas que celle-ci estimerait que l’humain représente une espèce infantile et dangereuse, incapable de conduire la destinée de la Terre. Bien que ses concepteurs nous aient affirmé cette éventualité impossible (à ces mots, quelques personnes se ratatinèrent sur leur siège, essayant de se faire oublier), l’I.A. décida de prendre le pouvoir. Devant le refus des gouvernements de confier le destin de la planète à une… machine, celle-ci déclencha la guerre que nous subissons aujourd’hui, et que nous sommes en train de perdre.

Un projecteur holographique se mit en marche sur un signe du Maréchal, et le fond de la pièce disparut, laissant la place à des images d’archives:

— Nous sommes au XXIe siècle, et l’I.A. mène contre nous une guerre du XXIIIe! Et elle gagne à tous les coups!

Les films récents défilaient, montrant les batailles perdues par l’humanité sur tous les terrains, terre, air, mer. Le Maréchal reprit:

— Nous ne sommes pas défaits parce que notre matériel est moins bon, mais parce que nous sommes surpassés par la stratégie supérieure de notre adversaire. Nos meilleurs penseurs de la guerre ne parviennent pas à contrer les initiatives de notre ennemi électronique! Tout se passe comme si l’humanité jouait une partie d’échecs contre un grand maître qui aurait toujours deux coups d’avance. Nos stratèges restent impuissants, et nous reculons sur tous les fronts, faute de pouvoir rivaliser… Notre fin approche; c’est pourquoi j’ai décidé de convoquer à cette réunion de la dernière chance un échantillon de penseurs sans rapport avec l’art de la guerre: philosophes, artistes, écrivains. Je compte sur vous pour nous suggérer une nouvelle approche contre l’I.A.

La dizaine de personnes du fond de la salle se retrouva aussitôt la cible de l’attention de tous les dignitaires. Après quelques minutes d’un silence pesant, pendant lesquelles les “amateurs” firent de leur mieux pour avoir l’air de cogiter intensément, quelques suggestions fusèrent. Mais, à chacune d’elles, le Maréchal opposait un argument imparable: “Déjà essayé, en vain”, “trop facile”, etc.

Soudain, une voix timide s’éleva:

— Avez-vous pensé à la connerie?

Toute l’assistance se tourna vers le petit bout de femme coupable de cette énormité. Certains la reconnurent: une autrice de romans de science-fiction à succès, méprisée par la critique, mais influente parmi le public. Déjà, la concernée s’enhardissait:

— On m’a toujours appris qu’il ne sert à rien de lutter contre un ennemi supérieur avec les mêmes armes que lui… Alors, si on affronte une intelligence infinie, pourquoi ne pas lui opposer la stupidité la plus profonde? Ça ne pourrait que désorienter l’I.A., enfin, je crois…

Tous les membres présents éclatèrent d’un rire nerveux. Sauf le Maréchal, qui prit un air méditatif en attendant que le calme revienne.

— Voilà une option désespérée… Vous suggérez donc que nous confiions la conduite de la guerre au plus stupide d’entre nous; mais comment trouver cette perle rare?

Les dignitaires s’entre-regardèrent. Si le Maréchal suprême envisageait cette solution, peut-être n’était-elle pas si aberrante? Alors commença le grand débat pour trouver l’Élu. Comme souvent, les États-Unis d’Amérique prirent la tête du combat mondial en désignant leur président comme nouveau leader de ce qu’il restait des forces humaines. (Celui-ci ne participait pas à la réunion: il s’était blessé en essayant d’ouvrir la porte extérieure de son bunker sous les Rocheuses avec un tournevis, croyant qu’il s’agissait de celle des toilettes).

Le reste figure dans tous les livres d’histoire des années 2060: comment l’Intelligence Artificielle, déboussolée par les décisions ineptes, les contresens stratégiques et l’incompétence crasse du dirigeant de l’armée humaine finit par être vaincue, comment elle dut désactiver ses troupes robotisées, incapable qu’elle était de saisir la logique d’un adversaire qui n’en possédait aucune.

L’Humanité profita de la leçon, et interdit tout appareil susceptible de surpasser l’intellect humain. Elle ne s’en porta que mieux pendant des décennies.

Jusqu’à ce que, dans un garage californien, un jeune prodige commence à écrire les algorithmes d’un programme révolutionnaire qui pourrait avoir réponse à tout…

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