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Histoire d'amour

Vous me posez, comme tous les autres, la question du tableau qui a fait scandale. C’était du pain bénit pour les journalistes: Stanislas Duval avait peint, sans ironie, la joie apolitique des téléspectateurs du Mondial au Qatar! Et il avait appelé ça Amour! Quasiment amoral pour un gay…

Je ne crois pas que l’artiste doive s’expliquer sur le sens de son œuvre, mais aujourd’hui on est sommé de prendre position en permanence. Vous m’avez dit que j’aurais le temps de répondre et je vais le faire. Mais je dois vous mettre en garde, cette histoire n’est pas de celles qui font vendre. Le monde n’a que rarement envie de savoir la vérité, d’ordinaire décevante. Quand on les regarde de près, il n’y a pas toujours de démarcation nette entre les êtres qu’on pense pouvoir, au premier abord, opposer. C’est quelque chose qu’on doit accepter lorsqu’on peint. Mais vous le savez aussi, parce que vous faites bien votre métier.

C’est au mois de juillet que j’ai commencé à fréquenter l’Ahorita, un petit café resté dans son jus, sur un coin de rue à Ixelles. Kenisman, un bourlingueur patenté revenu poser ses valises à Bruxelles, l’avait récemment rebaptisé. À Cuba, ahorita signifie “dans un petit moment”, sans qu’on puisse garantir le délai d’attente: il faut être patient, m’avait-il expliqué, et quand on a arrêté d’espérer, quelque chose se produit; ce qu’on attendait, ou parfois, autre chose.


Cela faisait alors six mois que je n’avais plus touché un pinceau. Mon acte de bravoure quotidien, loin des préoccupations esthétiques, consistait à me lever, ce qui prenait plusieurs heures. Après quoi je marchais jusqu’à un bar, où je buvais une bière. Et d’autres. À l’Ahorita, ça n’intéressait personne de savoir si je peignais, quand j’exposerais: personne ne savait qui j’étais. Au comptoir de Nadia, Rui avait des démêlés avec la caisse de retraite et Luc parlait de foot. Deux employés communaux venaient prendre un café avec leur sandwich à midi; Jean-Paul les appelait les Dupont. Kenisman arrivait en fin d’après-midi; il mettait de la musique latino et, jusqu’à la fermeture, racontait d’improbables histoires de ses années en Amérique du Sud. Calé au fond du bar, je participais du bout des yeux et, tard, je rentrais.

Un jour de beau temps, les habitués avaient déserté et, à cause d’une ombre, j’ai commencé en esprit ce tableau. D’abord j’ai posé la lumière d’été sur la table, et mon verre de bière au milieu, comme un cadran solaire comptant les heures. J’ai fait courir les lambris le long des murs, placé les tables de deux, de quatre, en ponctuation, et derrière les larges fenêtres j’ai précisé la masse des plantes fatiguées. Le soleil à travers les vitres écrasait tout dans un contraste violent. Si j’avais voulu poser un personnage, on n’aurait pu distinguer ses traits. C’était un tableau de silence, au temps arrêté.

C’est étrange comme les choses se passent. On est rarement préparé, mais un jour l’aiguille se remet en route. Il suffit d’une phrase. La femme qui crochetait près de la fenêtre avait promis à un grand échalas de lui faire un bonnet pour le stade et ce jour-là, après lui avoir demandé si elle avait trouvé la laine — Attention, je veux le bleu et le jaune saint-gillois, tu comprends je veux les vraies couleurs —, il l’avait complimentée sur son ouvrage et elle avait eu cette phrase: Je vais où mon crochet me guide.

Je la savais, cette sensation d’être emporté. Devenir l’instrument de l’instrument, en équilibre sur une ligne de crête où, cessant de vouloir, on est guidé par quelque chose d’autre que soi. La justesse. Ç’a été un besoin immédiat, violent: tracer. Au dos d’un carton de bière j’ai esquissé, à contre-jour des fenêtres débordantes de soleil, le profil de Nadia. Devant le croquis, raté, le type au bonnet s’est émerveillé. C’est toi qui as fait ça? Un sourire de gosse. J’ai dit Il est à toi. Il n’en revenait pas: Je te paie une bière. Moi c’est Luc. — Stan. Enchanté.

Après, ils voulaient tous poser. Comme quand j’étais enfant, je dessinais bien. C’était léger. À force de portraits minute et d’enthousiasmes faciles, vers la mi-août, j’ai dépoussiéré l’atelier. Le tableau que j’avais dans la tête, j’ai commencé à le peindre. Ce n’était déjà plus le lieu muet que j’avais rêvé. L’espace rapidement s’est peuplé de présences. Nadia d’abord. Puis Luc. Mary, la femme au crochet, Kenisman, et les autres. J’ai baissé la lumière aux fenêtres, pour qu’on distingue les visages, et les touches colorées sur la tireuse, et la mosaïque du carrelage.

C’était un tableau tout à fait à part. À côté, j’ai repris mon sujet de prédilection: les foules. Ça m’a toujours fasciné. Quelque chose circule, et se répand, pour le meilleur et pour le pire, quand les hommes se rassemblent. Le centre-ville, la plage, la fête nationale. Le stade. Le procès. La récréation. La messe. On dit que mes séries aplanissent tout, qu’il y a un geste de désacralisation. Mais cet été-là mes yeux ne voyaient que la joie des attroupements. La foule, longtemps séparée par les interdictions sanitaires, me semblait assoiffée d’elle-même. On ne voit peut-être que ce qu’on désire.


Maryse m’a proposé d’exposer ces foules joyeuses à la fin de l’année, et par la force des choses je traînais moins à l’Ahorita. Un soir que j’étais passé, accueilli désormais par un On ne te voit plus, Kenisman est arrivé avec un écran géant. Tu fais pas le boycott? s’est gaussé Luc; mais l’autre, après s’être tu un bon moment: Tu vas aller le voir ailleurs, ton Mondial, si je mets pas d’écran? — Je vais pas m’enlever le seul plaisir qui me reste! — Tu as ta réponse. Je suis revenu d’Argentine pendant le Covid: je dois faire un peu de chiffre. Luc a mis les compteurs à zéro: De toute façon, qui a choisi le Qatar? C’est pas toi. C’est pas moi non plus. C’est personne ici. — Le jour où on pourra décider quelque chose, a conclu Rui.

Et ç’a été fini. De toute façon, c’était pareil partout. Ce silence. La presse parlait d’engouement populaire, de magie du sport. Le foot devait être porteur de valeurs, mais sans faire de politique. Moi, j’imaginais ma vie si j’étais né au Qatar. Dans le tableau, j’ai fait tomber la nuit aux fenêtres et les ombres ont envahi le bar. Il valait mieux que je ne participe pas aux conversations.

De nous deux, c’était Daniel qui l’ouvrait. Qu’aurait-il dit, lui, l’avocat? Aurait-il fait remarquer que l’exception promise aux visiteurs étrangers confirmait l’interdiction, pour les nationaux, d’aimer qui bon leur semblait? J’adorais l’écouter faire. Il trouvait la faille dans l’esprit de son interlocuteur, y plantait le doute — et le laissait finir de se convaincre. En ce qui me concerne, vivre au milieu des autres en restant moi-même m’avait toujours semblé une bataille suffisante. À l’école, quand le prof de dessin soulignait ma grande sensibilité ou quand j’étais distingué pour l’originalité du point de vue d’une rédaction, ça attirait les sifflements narquois. Et puis il y avait le foot. Si j’avais joué le jeu de la virilité, si j’avais caché mes manières… Mais j’ai su très tôt qui j’étais, et je n’étais pas prêt à transiger. Je me suis fait rosser quelques fois pour avoir voulu m’imposer. Je n’avais pas peur de frapper — au contraire, j’ai découvert dans ces circonstances toute la violence que je portais, comme eux, en moi. Mais ça ne servait à rien de les affronter, seul contre dix. Et si un pion s’en mêlait, c’était pour me prier de ne pas provoquer le groupe.

C’est le même mot qu’a utilisé le président de la FIFA dans l’affaire du brassard “One Love”. La provocation n’est pas le bon chemin. L’amour est une force plus puissante qu’on ne le croit: si forte qu’il faut l’empêcher d’irradier, la menacer de carton jaune. J’étais dans le bar ce jour-là; pour une raison que je n’ai comprise que plus tard, j’étais arrivé tôt et j’enquillais les bières. Ça venait de se passer, sept fédérations nationales avaient renoncé à porter l’arc-en-ciel sur le terrain. Les joueurs de la Mannschaft sont arrivés pour la photo d’équipe et ils ont eu ce geste, tous ensemble, de se couvrir la bouche avec leur main. Kenisman a dit: Ils se sont couchés devant la FIFA et la conversation est partie sur la corruption, le pouvoir — pas l’amour. Moi, je venais de regarder mon silence dans un miroir. Pourquoi je ne disais rien?

Quand le match a commencé, j’en tenais déjà une bonne. Très vite les Allemands ont dominé les Japonais et l’atmosphère du bar s’est saturée d’une euphorie violente, non dénuée d’une forme de beauté sulfureuse. Ces yeux voyeurs rivés sur les corps en sueur, tendus et désirants des adversaires, qui sur l’écran se cherchaient, s’affrontaient, se heurtaient, ou se lançaient entre coéquipiers des œillades complices, passaient la main dans les cheveux les uns des autres; ces cris de presque bête résonnant dans la salle, ce plaisir à peine dissimulé pris dans des regards coulés sur les mollets puissants, les maillots collés aux torses, les corps engagés dans l’orgie du jeu. Troublé par ce spectacle, je n’écoutais pas les conversations, mais Luc a répété tant de fois le mot que j’ai fini par l’entendre. Le Japonais qui avait commis une faute sur un attaquant allemand, stoppant l’offensive, n’était qu’un pédé — un gros pédé. Sur les visages la lumière tombait maintenant en masques lapidaires. Les clairs et les foncés se distribuaient découpés, agressifs, les joues blafardes sortant de l’ombre dans un contraste maximum. J’ai dit pour tout le monde, à travers le bar, Tu sais qui c’est le gros pédé? C’est moi! Un silence hésitant est tombé. Je suis un gros pédé et je t’emmerde! Comme dans un cauchemar où on crie et personne n’entend, les conversations ont repris. Quoi, ça te fait pas rire? Mais si, pédé c’est une insulte pour rire! Les pédés ça existe pas! Ça existe tellement pas qu’on doit rééduquer les gens, là, dans ce pays, au cas où ils voudraient devenir quelque chose qu’existe pas! Puis j’ai sorti les insultes. Fachos, collabos. Tournée vers l’écran, la foule ignorait son ivrogne, son fou. Mais Luc s’est détaché de la masse pour venir vers moi. Stan, je savais pas… Fais pas ça, allez… Allez viens je te paie un verre — et quand j’y pense c’était la dernière chose dont j’avais besoin, plus d’alcool, et pourtant, c’était la seule chose dont j’avais vraiment besoin — qu’on m’offre une bière.

Mais je suis parti. Ivre, je me suis perdu dans les petites rues. Derrière les portes d’autres bars j’entendais des éclats de joie, des cris de déception. Je tanguais naufragé sur le pont d’un monde indécent.


Le lendemain, je me suis réveillé avec une terrible gueule de bois. La veille, en rentrant, j’avais recouvert en partie les personnages du tableau et peint des bêtes. Dans leurs yeux jaunis, exorbités, les veinules éclatées de l’excitation s’insinuaient cramoisies, et de leurs bouches s’exhalait le noir du silence. Dans la lumière j’avais mis le rouge du crime climatique, dans les ombres, des fumées corrompues, et sur l’écran, le sang vermeil éclaboussait la pelouse du stade. Je savais que je ne retournerais pas à l’Ahorita.


À la fin de la semaine, Maryse m’a appelé. J’ai pensé à toi ces derniers jours. Ça ne doit pas être facile en cette période. Je l’ai remerciée sans bien comprendre et on a pris nos agendas pour finaliser l’expo. Et là, devant les dates, j’ai réalisé. Pour nos dix-sept ans, avec Daniel, on aurait pu regarder Allemagne-Japon. Il aurait adoré ça. À la place, j’étais allé me mettre une cuite pour ne pas y penser.

Quand il est mort, on ne tremblait plus à cause du COVID et on avait oublié toutes les autres raisons de mourir. Il n’avait que cinquante-quatre ans. Apparemment, son manque d’entraînement pendant la pandémie a pu jouer. Ce n’était pourtant qu’une course banale. Certains reçoivent un avertissement avec un premier infarctus; il n’a pas eu cette chance.

Je l’avais rencontré à la galerie. Il était venu avec une amie. Il n’y connaissait rien à la peinture, ne savait rien de mon succès naisssant. Son visage était si ouvert; il était adorable dans ses émerveillements. Un jour, il avait réussi à me traîner dans un bar pour voir un match des Diables rouges, et contre toute attente ça m’avait plu. Sa passion du sport, je ne la comprenais pas, mais son enthousiasme, je pouvais l’aimer. Au fond de moi, sans doute, le soir du clash à l’Ahorita, je savais la date; mais je n’avais pas pu faire face. Jeu défensif.

Je ne voulais pas devenir con à force d’être triste. J’y suis retourné. Il pleuvait et le café était blindé pour Belgique-Croatie. Ils étaient au fond. Ah, c’est toi a entamé Kenisman avec ironie, T’as décuvé? — Je suis désolé. J’ai pas l’habitude de parler de ça et j’étais dans un mauvais jour. Avec un reste de reproche, Rui a dit Allez tu t’es mis dans un état — Non mais attends a coupé Luc, il était bourré, OK, mais c’est lui qui a raison. Puis le nez dans sa bière: Tu sais Stan moi j’ai rien contre les — d’ailleurs mon frère — mais tu sais il m’engueule tout le temps, “tu dois pas parler comme ça, c’est insultant” mais moi c’est l’habitude, c’est pas contre – c’est pour déconner, enfin… J’ai souri. Un de ces jours, je leur parlerais de Daniel. Le match commençait. Bon qu’est-ce qu’on boit j’ai dit, C’est ma tournée.

Du bar je voyais toute la salle, les corps tournés vers l’écran. Il y avait le rouge des maillots de supporter avec les écussons d’or et les épaules noires; les écharpes noir-jaune-rouge, les perruques jaune paille et des fleurs tricolores au cou de Mary; il y avait, sortie de l’ombre du fût, la bière, sa rivière ambrée miroitant au col des verres; il y avait le drapeau belge accroché au comptoir, et sur le rouge des joues de Luc le tranchant noir de ses cheveux, et le rouge aux lèvres de Nadia. Tandis que je tendais les bières à tous ceux qui avaient recueilli ma tristesse sans me poser de questions depuis l’été, j’ai senti nettement en moi, au centre même de mon aversion pour les certitudes et la férocité de la foule, la chaleur d’une flamme émanant non pas de l’écran mais du café lui-même; un feu de joie qui tenait chaud et faisait fondre en moi la neige noire du deuil. Je suis entré dans le tableau, à pas prudents. Tournant le dos à l’écran géant, je me suis mis de trois-quarts, offrant mon sourire aux humains rassemblés. J’ai posé mon pinceau, à la place j’ai dessiné une pinte, et je l’ai levée en réponse à Luc, de l’autre côté du bar.


Quand j’ai quitté l’Ahorita, la pluie avait cessé; un arc-en-ciel barrait le bleu. J’ai pensé un instant à le faire entrer dans mon tableau, pour venger l’affaire du brassard. J’aimais cette idée. Et puis ça aurait plu certainement, ça aurait arrangé tout le monde: un artiste gay qui peint le drapeau LGBT, c’est ce qu’on attend. Mais j’étais allé où mon pinceau me guidait, et partout sur la toile il était déjà là, dans le bar: mêlé, confus, inexplicable; noir jaune rouge pour un soir; inconditionnel et inattendu, plein de mots et de silences: l’amour.

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