Habemus Papam
Maxime Breitschwanz est un vieillard squelettique de taille moyenne à l’abondante toison grise. L’été, il vient à mon cabinet médical vêtu d’un marcel rouge et d’un pantalon crème. L’hiver, il nous arrive emmitouflé dans une somptueuse canadienne de cuir doublée d’une peau de mouton. Il est coiffé d’une chapka d’ondatra qu’il refuse d’ôter pendant les auscultations.
— Je portais ça il y a soixante ans dans les aéroports de l’URSS sous Khrouchtchef! lança-t-il un jour.
Nous avons appris qu’en tant qu’expatrié d’une compagnie belge il avait, après l’Expo 58, vécu quatre ans en Moscovie.
En plus de BPCO, Max souffre d’une neuropathie axonale des membres inférieurs, d’une prostate surdimensionnée, d’un début de DMA, de calculs dans la vésicule biliaire, d’épididymite et j’en passe. Lydia, ma secrétaire et ma compagne, crie à tout vent que nous avons là le principal client de la pharmacie du rez-de-chaussée de notre immeuble situé avenue de Mazargues, non loin de l’O. M. Je pense, sans le répéter à Lydia, que si Breitschwanz, doyen de mes patients, est encore “des nôtres”, c’est plus redevable à l’incroyable énergie du bonhomme pratiquant plusieurs sports qu’à la pharmacie. Je suis persuadée que Maxime se contrefiche de mes ordonnances. Il vient au cabinet, curieux, pour sobrement évoquer son état de santé et pour échanger avec moi. Jamais il n’aura couru les officines avec mes prescriptions.
Je suis une passionnée de l’histoire du vingtième siècle, des monarchies européennes… Par dizaines, les illustrés comme Historia, Historama, Notre Siècle, Des Rois, des Reines, Le Club des historiens sont offerts dans les présentoirs de ma salle d’attente.
Je me souviens encore de Maxime Breitchwanz lors de sa première consultation. Il était tellement bouleversé par sa lecture qu’il n’avait pas entendu mon appel.
— Personne suivante, s’il vous plaît?
Sans broncher, le vieillard avait passé son tour. Il dévorait l’article d’un ancien Match sur S.M. la Reine Elisabeth de Belgique.
— J’ai assisté à un formidable scoop à l’Ambassade belge de Moscou, année 1962, m’a-t-il confié. La Reine Elisabeth était officiellement reçue par l’Ambassadeur Mr Cools et son épouse cette année-là. C’est à souligner, car d’autres séjours de la Reine ont eu lieu en URSS. Les diplomates, les représentants de compagnie aérienne, les trois autres Belges résidant à Moscou, nous recevions alors de Bruxelles l’interdiction absolue de nous manifester car la Reine-mère avait, sans l’aval du Ministère des Affaires étrangères et contre la politique du Palais Royal, décidé de filer en URSS… Cette année-là, nous étions tous à l’Ambassade de Belgique pour saluer Sa Majesté à la queue leu leu, après lui avoir été présentés par le Conseiller. Les dames, c’était le protocole, d’une légère flexion; les hommes par l’ébauche d’un baise-main. Il y avait à l’époque, tandis qu’en France on lisait le formidable Michel Tatu correspondant en Russie du Monde, un seul journaliste belge à Moscou: Henri Laurent du Drapeau Rouge. Vous imaginez la lente procession de notre diplomatique file indienne. Arrive le moment où ma femme parvient à la hauteur du Conseiller qui lance: “Majesté! Voici Mme Breitschwanz, épouse espagnole de l’Assistant du Représentant de notre compagnie aérienne.” La Reine sourit. Je lui trouve la même expression, les mêmes traits, la même couleur de peau que Marlène Dietrich qui séjourne dans une demi-suite à côté de notre Agence de l’hôtel Métropole. Mais la Reine était d’un quart de siècle moins jeune que Marlène. Son visage exprimait une rare vivacité pour une dame de son âge. S’accrochant à la main de mon épouse, voilà qu’elle lance joyeusement: « Une Espagnole? Mais l’épouse de mon petit-fils aussi est espagnole!” Celle qui était alors ma femme pas plus que moi-même n’avons sur le coup appréhendé que la Reine-mère de Belgique venait de citer la Reine Fabiola. Je m’approche timidement, me préparant à me prosterner à mon tour. Henri Laurent avait été, par le Conseiller, placé à mes côtés, quand j’entends la voix de la Reine qui descend — on aurait dit du Paradis — et qui lance, euphorique, la face de Sa Majesté éclairée par une royale risette: “Tu es là Henri? Quelle joie de te revoir! Viens ici!” Et Henri Laurent, vétéran de la résistance, vieil activiste reconnu de bien des démarches du P.C de Belgique, voire du Komintern, fidèle correspondant du Drapeau Rouge, s’agenouillant, engage à la vue de tous les diplomates qui affichent une grimace, un formidable échange de gentillesses avec la rayonnante Reine-Mère qui le tutoie et veut que cela s’entende. Je reconnais que le dialogue entre la Reine et le journaliste fera que je me suis senti autorisé à me faufiler dans notre file indienne sans proposer mon baise-main. Mon patron, Lucien, un célibataire endurci, arrivait. Il représenta dignement notre compagnie. J’ai conservé intact ce souvenir jusqu’à nos jours, Docteur. J’éprouverai toujours un énorme respect pour cette Reine des Belges et son indépendance provocatrice.
La péroraison de Maxime Breitschwanz avait duré plus que les quinze minutes normalement réservées à chaque patient. J’ai encaissé le prix de la consultation en lui demandant s’il avait beaucoup d’autres histoires à dévider.
— Des dizaines d’aventures de même acabit! Je reviendrai vous les raconter, Docteur!
À chaque rencontre, j’ai empoché, je le reconnais, le prix de la consultation. La Sécurité sociale, la Mutuelle, vu l’âge troglodytique du patient, n’y verront que du feu.
*
Après cet été caniculaire pendant lequel le Cabinet ne désemplissait pas, il nous fut annoncé que le Pape était attendu à Marseille les 23, 24 septembre. La presse régionale nous informa que des rues entières seraient bouclées et interdites à la circulation ou au stationnement. Avenue de Mazargues, à 300 mètres du stade où aurait lieu la Messe et sur la route qui mène vers la Bonne Mère quand on vient des calanques, nous étions en première ligne. Je décidai que, du 16 septembre à la fin du mois, ma compagne et moi partirions en congé.
— Peu me chaut la vision du défilé de l’Argentin en papamobile sur l’Avenue du Prado, gloussa Lydia, toute à la joie de notre séjour à deux sur une île espagnole qu’elle courut réserver à l’agence voisine du Club Med”.
Maxime Breitschwanz était l’un des derniers patients.
— C’est l’agenouillement de cette ville devant le Pape qui me rend malade, lança-t-il pendant qu’il refermait la porte de l’antichambre où Lydia semblait bouder.
Mes deux derniers patients de la journée, qui somnolaient dans l’attente de leur tour, sursautèrent.
— Vous êtes dans un pays de catholiques. Vous allez vous faire mal voir, l’ai-je prévenu en l’invitant à s’asseoir. Voici les résultats de votre électromyogramme. Ce n’est pas brillant…
— Quand votre neurologue m’a fait passer cet examen, j’ai eu l’impression d’être assis sur la chaise électrique des époux Rosenberg, rétorqua Max.
Le prenant un peu de haut, il m’énervait. Je n’ai pas hésité à lui lancer que la neuropathie axonale des membres inférieurs était une sale histoire contre laquelle il n’y avait pas de traitement valable. Nous n’avions que des antidouleurs du genre “prégabaline” à proposer.
— Il est dit que l’origine de cette maladie est souvent imputable à un lointain passé de dipsomane. Avez-vous été alcoolique, Monsieur Breitschwanz?
— Très jeune, oui! fit-il. La seule manière, reconnue par les résidents occidentaux de Moscou pour échanger quoi que ce soit avec les Popofs dans nos années Khrouchtcheff, c’était de les soûler et de nous soûler. Facile… Aussi avec les petites dames russes qui nous séduisaient, téléguidées par leurs services secrets.
Il voulait surtout évoquer la visite du Saint-Père dans notre ville. Lydia et moi, quoique baptisées, vivions dans l’agnosticisme absolu. Mises à part les difficultés comme la fermeture de nos quartiers ou la mainmise prévue par l’arrivée de milliers de pèlerins sur nos bonnes tables et nos transports publics, la présence du Saint-Père et de ses nombreuses créatures ne nous importait pas plus que l’annonce d’une compétition cycliste qui vampiriserait le Vieux-Port.
— Je n’accepte pas l’accueil bon enfant réservé par cette ville à ce Pape péroniste, grogna Max. Ce gros type n’a fait qu’amnistier le haut clergé coincé dans les scandales de mœurs. Il est profondément anti-LGBT. Cela doit vous interpeller, vous, Docteur… personnellement je n’ai, ma vie durant, encaissé que des crochepieds de la part de calotins, souffla-t-il en tremblant de nervosité.
Je décidai de rentrer, moi qui suis docteur généraliste, dans un rôle de “psy”. Je lui tendis un bloc-notes.
— Veuillez vous recueillir, cher Maxime, sur les divers accrochages que vous avez pu, dans votre passionnant passé, souffrir du catholicisme et de ses adeptes, et les inventorier. Je comprendrai mieux votre révolte. S’exciter verbalement à votre âge est mauvais pour le cœur. Je vous lirai, promis.
*
Le séjour à Ibiza fut paradisiaque. La haute saison des disc-jockeys était terminée. L’île était redevenue passionnante à visiter. La mer était chaude. Les plages partiellement débarrassées du tourisme de masse nous parurent accueillantes car les méduses étaient reparties au large. Nous découvrîmes les joies du jet-ski. Dans une boutique spécialisée de la citadelle, Lydia acheta un instrument de conception révolutionnaire. Notre union fut plus totale que jamais. Lydia retourna à la citadelle pour acheter un autre exemplaire de cet accessoire, mais le vendeur ne l’avait plus en stock.
Dans l’avion de Ryan qui nous ramenait, j’ouvris le carnet de Maxime Breitschwanz.
(1) 1942. En France, le Sud-Est, où nous resterons 5 ans. Face à l’immeuble où nous emménageons: le Clos Sainte-Marie, Collège de jeunes filles catholiques. Mes parents “échangent” avec ses concierges, réfugiés du Nord. On me fait connaître Albert, leur fils, grand adolescent de 16 ans, de haute taille, lunetté. Il souffre d’une “petite main”: son bras gauche pendouille, inerte. Il jongle avec talent de sa main droite quand il marque des paniers au basket. Il m’invite à jouer avec lui dans la cour intérieure réservée à la loge. Il y a, outre le panier de basket, une table de pingpong. Je suis âgé de 8 ans. Je ne parviens pas à grand-chose ni au pingpong ni au basket. Albert condescend à me laisser quelques balles. Un jour, il m’invite à monter à l’échelle jusqu’au premier étage d’une soupente où le collège entrepose des bottes de foin, produit de la prairie attenante à l’établissement. Il retire ses lunettes, son pantalon. Me demande de me déculotter, de me coucher dans le foin. Ce n’est qu’un nouveau jeu, dit-il. Puis il s’allonge sur moi et se frotte bizarrement. À 8 ans, je ne connais absolument rien du sexe. Je ne sais même pas qu’il y a des différences anatomiques entre les hommes et les femmes. Je ne comprends rien à ce jeu que nous réitèrerons, me promet Albert. Quelques jours plus tard, mon père s’inquiète du fait que je n’ai pas de copains. Nous sommes arrivés dans ce quartier pendant les grandes vacances. Les nouveaux copains, je les connaîtrai à la rentrée. Mon paternel me demande où je vais ce matin. “Chez Albert!” ai-je répondu. En toute innocence je lui explique le nouveau “jeu” d’Albert… Mon père devient rouge. “Tu ne verras plus jamais ce type!”, lance-t-il avant de filer au Collège de jeunes filles d’où il m’est revenu le visage terriblement fermé. Pendant l’été 1944, la milice s’est mise à “tourner” dans le quartier. J’ai été l’objet d’une inspection du prépuce. Des policiers qui venaient de rejoindre les maquis informèrent mes parents que cela risquait de “mal tourner” pour nous. Sans hésiter, nous sommes partis nous cacher dans une grange à la campagne jusqu’à la Libération. J’ai toujours soupçonné que la famille d’Albert-le-monte-en-l’air, comme mon père l’a surnommé, nous avait dénoncés.
(2) En 1947, Le curé de Nismes qui, gouailleur, m’envoie à travers son village chercher le “croche-nœuds”, l’outil qui, dans son imaginaire, est le bistouri utilisé par le “mohel”, le circonciseur. Ce n’est paraît-il qu’une farce de bienvenue à un nouveau “Nismois”.
(3) En 1962, le Curé de Villabona, en Espagne, qui le 22 avril, sensé me marier avec Mademoiselle Etchagarray, hurle que je suis de la race du peuple tueur de Dieu! Hors de la Maison du Seigneur!! Dix ans de malheur suivront.
(4) En 1975, Le propriétaire de la société qui m’emploie à Barcelone, don J., est un important correspondant régional de l’Opus Dei. Au cours d’un déplacement professionnel le 26 juin vers Douvres, je découvre que ce quinquagénaire ventru demande sans gêne, comme si c’était la routine, à un inférieur hiérarchique, pourtant père de famille, de le peloter dans sa couchette… Il vient d’apprendre le décès de Mgr Escriva Balaguer. En transit depuis une gare SNCF, il a envoyé un télégramme de condoléances à Rome. Je ne saurai jamais si son attitude est commune à une majorité des dignitaires non ordonnés, prêtres de ce puissant Ordre franquiste.
J’ai prêté le carnet de monsieur Max à ma compagne qui, souvent, dort dans les avions. Mais déjà Ryan s’apprête à atterrir. Lydia me dit que ce qu’elle a acheté à Ibiza se trouve sur internet. Elle me demande si je suis d’accord pour faire livrer à l’adresse de l’avenue de Mazargues.
*
Breitschwanz a pris rendez-vous à la réouverture de notre cabinet médical. Il dit qu’il a fui la ville pendant les journées du “Habemus Papam”. Logé dans un hôtel d’Aix, il a rencontré, alors qu’il effectuait son mille mètres à la piscine olympique, un couple d’Aixois russes orthodoxes qui pratiquent le style “razmachka”, nom de la double coupe de l’école russe de natation. Maxime est resté subjugué par cette nage. Les orthodoxes russes ont été peu visibles pendant les manifestations du “Habemus Papam”. Il n’y en avait que pour “la fraternisation des musulmans et des catholiques”, pour les amitiés “judéo-chrétiennes”, les amabilités avec les protestants, etc… Peu ou pas de mention de rencontres avec des orthodoxes. Ce sont des Grecs qui avant d'être orthodoxes ont bâti Phocée. Max est devenu un passionné de ce culte où les popes sont des hommes mariés. Il vient de leur demander le baptême… Il me dit être en contact suivi avec le Recteur d’une église russe de notre ville. Les chœurs sont tellement beaux, les dames choristes tellement belles, aimables, talentueuses, désirables qu’il en roucoule d’émotion. Le problème c’est l’immersion, obligatoire dans le baptême orthodoxe. Le pope ne se contente pas comme les curés, d’un arrosage symbolique de l’adulte. Le baptisé, chez les orthodoxes, doit par trois fois être entièrement immergé dans l’eau.
Max est à la recherche d’un fût qui servirait de piscine baptismale…