Grâce
Tombe-t-on amoureux d’un prénom?
J’aimais Grâce.
Il me semblait que celui-ci — dont la prononciation anglo-saxonne Grace ne rendait pas compte aussi bien — convenait tellement à une Africaine ou à une Afro-Américaine (je devrais dire Africaine-Américaine: pour ne pas rogner le premier terme qui, dit-on, le déconsidérerait).
Mais Grâce était rwandaise.
Outre la grâce particulière de sa démarche chaloupée aux airs indolents et qui me troublait tant, j’y entendais le mot grasse — qui m’évoquait l’ampleur de ses formes plantureuses et sensuelles où j’aimais me perdre et me retrouver. Cette beauté que ne connaissent plus assez les femmes blanches, matraquées sèchement et, pour certaines, anorexiées par la propagande publicitaire.
J’avais toujours aimé, moi qui ne suis pas si épais, les femmes amples. Sans doute cela me rassurait-il, ou leurs volumes me donnaient-ils davantage matière à aimer.
Grâce portait avec tant d’élégance le balancement de ses galbes opulents et fastueux! Ô qu’elle était belle, dévêtue; comme Grâce était belle davantage, nue!
Parlant de la glorieuse identité noire, Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor ou Chinua Achebe revendiquaient le terme négritude. Moi, Grâce, ma glorieuse amour, je l’appelais ma négresse. Le mot, saturé d’un sens horriblement connoté, pouvait traduire un racisme odieux. Il n’y avait assurément de ma part rien de ces relents nauséabonds. Il n’y avait qu’amour, presque une dévotion.
Négresse: ce beau mot ne laissait-il pas entendre la beauté fastueuse des femmes d’Afrique, cette plénitude charnelle, cette graissesi richement enveloppante et suave, si chaudement bienfaisante?
Grâce, pour une négresse, n’était-ce pas le plus ajusté des prénoms?
Bien sûr, je ne parlais que de mon amour, il n’y avait pas lieu de généraliser. Mais comment dire autrement que je succombais à sa peau noire, à sa matière ferme et texture souple, à son parfum capiteux d’épices? Ou à son corps d’ébène, ses seins grappes fruitées, ses hanches vastes vasques, ses cuisses troncs apaisants, ses lèvres à me damner.
Et sa croupe, ô mes amis, sa croupe qui m’embarquait dans de si profondes houles!
Devant elle, je demandais grâce.
Ou dire que je m’émerveillais tant de son rire de gorge? Autant que de sa manière de bouger, de ses façons de vivre la vie, de ses manières de penser, de sa présence, simplement?
Son front, son front têtu sublimement bombé — derrière: ni noir ni blanc, seule la matière grise.
Elle nous était commune.
Tous ne la possédaient pas, semblait-il.
On m’entendit un jour la nommer amoureusement ainsi, ma négresse, on prit cela pour une incorrection raciste.
La correction m’arriva le lendemain.
Grâce me retrouva étendu, plein trottoir devant la maison: mes deux yeux beurrés ressemblaient à la couleur de sa peau.
*
Je suis ta négresse, me disait-elle. Enfourchée sur mon sexe tendu, me dominant de toute sa prodigue générosité, elle riait dans la jouissance qui lui montait à travers le corps, les yeux bientôt révulsés. Elle disait négresse, et il n’y avait aucune arrière-pensée, la joie uniquement d’être aimée pour qui elle était, et la joie d’aimer de tout son être — juste ce mot comme une couronne de gloire.
Et moi, j’éprouvais la fierté de générer sa jouissance radieuse: elle la traversait de part en part.
Grâce, je l’ai dit rwandaise parce qu’elle y est née, au Rwanda. Mais sa mère était burundaise. Père hutu, mère tutsi, cette mixité de deux ethnies, on connaît les événements des années 1990, les horreurs au nom de la pureté raciale — la pureté, ce vitriol de l’âme. Des parents massacrés à la machette, elle rescapée miraculeusement avec son frère, recueillis in extremis et convoyés en Belgique — l’ancien colon devenu protecteur. Elle n’était jamais plus retournée là-bas que trente ans plus tard. Elle avait grandi chez les Blancs, y avait été accueillie et entourée. D’un petit pays à un autre. “Tu ne dois pas m’appeler ebony, mais bounty”, me disait-elle parfois en riant toujours. Bounty: la friandise noir chocolat dehors, blanc coco dedans.
Se rendait-elle compte qu’elle usait des termes condescendants et méprisants de l’ancien colon blanc? Lui qui ne pouvait alors accepter le Noir que s’il avait subi cette sorte de dépigmentation intérieure, lavage javélisé ou opération de blanchiment de tout ce que la noirceur de l’âme pouvait avoir de frauduleux et de mauvais? Donc bounty, je ne le lui servais pas — tandis qu’avec négresse il me semblait la restituer complètement à elle-même, dans toute sa plénitude et intimité, dans toute sa négritude.
N’empêche, elle se lavait au savon lait de coco, et ce parfum lui donnait des airs plus suaves encore, et comme juteux, qui me mettaient les sens à l’envers.
Qu’est-ce que l’amour? Il y avait l’attrait de son corps somptueux. Ses manières d’occuper l’espace tout en faisant place pour autrui, avec calme et sûreté. Nos rires partagés, nos bonheurs à vivre l’un à côté de l’autre dans un quotidien souvent si stupidement décrié, à s’appliquer aux tâches partagées, sans qu’il nous faille toujours tant de mots pour nous comprendre et nous sentir au diapason. Je m’étais mis à cuisiner africain, les patates douces, le taro, les bananes plantain, le manioc, poisson séché, haricots et pâte d’arachides, j’adorais ça, et elle s’amusait de me voir faire.
Je sais, pour l’avoir appris, que rien n’est jamais blanc ou noir, mais mélangé, c’est-à-dire complexe et nuancé — gris donc, couleur de la réflexion.
La sincérité de l’amour n’exclut pas, derrière, de plus troubles motivations — confort, peur de la solitude, petits arrangements, que sais-je? Sans doute est-ce le cas de tous les amours. Est-ce qu’il entrait dans le mien une envie d’exotisme pour me fuir moi-même? Ou une forme de remords, comme le désir obscur d’un rachat, celui de l’ancien peuple tortionnaire? Qui saura dire avec certitude?
Ce qui est certain, c’est que l’évocation des douleurs profondes de son peuple (je n’avais pas manqué de visionner certains documentaires sur les tragiques “massacres interethniques”, comme on avait un moment tergiversé à nommer ce génocide, mais que Grâce avait toujours refusé de regarder), le rappel des violences subies par sa famille, la brutalité épouvantable des luttes fratricides et de leurs horreurs sanglantes me bouleversait au plus profond et me donnait l’envie ardente de l’aimer davantage: une infinie pitié pour les souffrances vécues que je reportais sur Grâce et que, dans toute la naïveté de mes sentiments, je voulais peut-être — je ne peux l’exclure — soigner ou réparer. Peut-on aimer pleinement quelqu’un sans en assumer l’histoire?
Ô ma Grâce chérie.
Heureusement, tu as été sauvée.
Et je peux te tenir dans mes bras.
*
Était-ce l’époque, l’air du temps? Mon tabassage a dû opérer en elle une transformation. Comme la conscience neuve que, quelles que fussent au fond mes pieuses déclarations, ce mot négresse fût offensant. Le témoignage d’un racisme persistant, une haine dont je n’étais pas même conscient. Quelques semaines après cet incident, Grâce m’a déclaré s’être conscientisée. C’est-à-dire éveillée aux ressorts racistes (et d’ailleurs sexistes) du monde blanc privilégié et dominant. Elle s’est dit même victime intersectionnelle: à la croisée de trois oppressions, étant femme, noire et grasse, comme je disais.
Entre nous, cela a commencé à tourner au vinaigre. Ce mot bounty, comment avait-elle pu se le servir en riant, disait-elle? Une volonté d’échapper à son identité noire, une trahison d’elle-même et de sa race! Voilà ce que le monde blanc avait fait d’elle: une Noire inauthentique, toujours esclave de l’Occidental, au fond, rampant devant lui, couchant, l’épousant même pour en escompter, en vraie putassière, avantages et privilèges quelconques, cherchant à fuir, lâche et honteuse, sa condition de Noire; ou moi-même qui, en l’épousant, restais empreint, quoi que je veuille, du vieux désir de soumettre, le désir du prédateur pour sa proie; ou qui me vengeais d’une colonisation interrompue, ou qui l’assimilais en lui retirant sa qualité de Noire, moi qui la niais dans son essence et son identité, qui l’invisibilisais, la fantômisais! Moi encore qui, prétextant l’amour, m’appropriais ses souffrances imprimées de manière indélébile dans sa chair mentale, me les accaparant et niant son traumatisme pour me dédouaner sans doute d’une culpabilité inavouée, celle qu’éprouvaient irrémédiablement tous les mâles blancs inévitablement biberonné au colonialisme!
On entendait invectiver à travers elle ce militantisme éveillé.
J’aurais aimé me moquer: comment veux-tu être invisibilisée, ma chérie, toi qui occupes si bien l’espace de tes formes magnifiques? Et les fantômes ne sont-ils pas toujours blancs? Je me suis retenu, l’heure était, je le comprenais aussi, au sentiment d’être offensé.
Ou lui dire: notre identité, ma Grâce chérie, c’est notre amour, elle est dans le cœur. Ce que nous sommes, c’est l’amour, seulement cette force d’aimer.
Il faut croire que cela n’était plus devenu audible. Je devais être trop romantique. Notre amour même se faisait flinguer à boulets rouges, accuser d’arrière-pensées racistes, de structures inconscientes à déconstruire. “Moi, je me suis déconstruite, disait-elle, toi, pas encore — et j’espère que tu y parviendras.” Parce qu’en effet, pensait-elle désormais, elle n’avait pas pu ne pas être structurée en profondeur — estampillée au fer rouge — par le passé colonial de son peuple. Elle s’était déconstruite, moi pas. J’étais un travailleur social engagé depuis longtemps pour la diversité, je me croyais assurément antiraciste, un foutu universaliste ne voyant derrière les différences que la seule pâte commune, le grand universel humain, je me faisais accuser d’y diluer les particularismes, et donc de les nier.
Je n’ai pas dit que Grâce était, de son côté, enseignante à l’école primaire. Tandis qu’elle aurait tant souhaité des enfants, je ne pouvais lui en donner (stérilité par varicocèle décelée trop tardivement pour espérer un traitement). Et j’imagine d’ailleurs l’amour qu’il lui avait fallu pour outrepasser cette déconvenue et nouvelle douleur. De cette infertilité, c’est vrai, je n’étais jamais parvenu à ne pas me sentir contrit et coupable.
Mais elle avait fini par trouver auprès des petites têtes blondes (et d’autres couleurs) une compensation. Soudain aussi une raison de revanche: enseigner aux petits Blancs les horreurs que leur civilisation avait commises, qu’ils en ressentent de la douleur ou de la honte afin que jamais plus cela ne se passe. Et puis, ma fameuse compassion apitoyée pour les souffrances de son peuple: ce n’était pas à un Blanc non racisé et issu d’une caste privilégiée de dire ni même de ressentir ce que pouvaient souffrir des Noirs.
Je ne reconnaissais plus ma Grâce. Elle qui riait et jouait de la couleur de sa peau, à présent, grave et sentencieuse, se piquait de se sentir offensée, susceptible des moindres connotations prétendument racisantes dans le langage et les gestes de tous les jours. Si je ne voyais pas la Noire en elle, j’étais fautif de déracisation et d’oppression inconsciente; si je voyais la Noire en elle, j’étais coupable de racisation et d’oppression consciente. Il n’y avait pas d’issue. Peut-être qu’il eût fallu être aveugle: voir sans voir — et mon tabassage aurait alors tenté d’atteindre cet objectif, me pocher les yeux.
La matière grise de son cerveau me semblait devenir de plus en plus foncée.
Allait-elle me reprocher finalement de l’aimer, elle, une Noire? Incriminer des prétendus sous-jacents néocolonialistes toutes les fois où je l’avais nommée ma négresse d’amour? Ou que ce serait l’impuissance à en aimer une de ma race blanche, me rabattant sur l’ancienne engeance opprimée, jouant du vieil ascendant de colon pour séduire et opprimer davantage encore? Me reprocher même son prénom Grâce (où s’entendait l’horrible mot race), comme une empreinte indélébile, un rappel ineffaçable qu’elle n’aurait dû son identité et son nom qu’à la grâce du colon européen et de son christianisme? Me dirait-elle qu’il vaudrait mieux désormais rester chacun chez soi, demeurer entre soi, nier toute forme de mixité, de pluralisme, d’entente finalement? Qu’il n’était pas possible d’aimer un humain pour lui-même, en faisant fi de la couleur de son épiderme — que celui-ci ne pouvait être aimé et caressé que par son semblable? Que la grâce gratuite de l’amour était un leurre, un mensonge, une foutaise?
“Pourquoi m’aimes-tu?”, lui demandais-je parfois auparavant, comme tous les amants émerveillés d’être chéris par celle qu’ils tiennent, encore incrédules, entre leurs bras, et inquiets de la durée de vie de cette fragile merveille. Elle répondait “Je ne sais pas” en gloussant et me passant la main sur la joue. Si cette incertitude avait pu m’affoler, je me rendais compte aussi qu’il n’était pas de plus honnête et juste réponse. Imaginait-on l’amour réduit à l’une ou l’autre qualité, à l’une ou l’autre raison, sans en insulter la sublime grandeur? L’amour qui peut être défini et circonscrit est-il encore de l’amour? Oui, l’amour était une grâce sans raison.
Je lui disais: ma caution noire pour t’aimer, c’est d’être, comme chaque frère humain, héritier de la négritude africaine. Depuis des millénaires. Et davantage.
*
Grâce ne m’a pas quitté. Son éveil l’a simplement rendue incapable, désormais, de me faire l’amour. D’accepter l’intrusion de ma virilité blanche dans son intimité noire.
Je la regardais comme on admire une œuvre d’art inaccessible. La paix de son allure, son port de majesté, son ampleur charnelle: une reine avec, pour tiare, le front bombé de sa détermination.
Mais elle avait cessé de rire.
Et moi aussi — d’abord et surtout moi.