Good to the last drop
Je vois les branches
Leurs écorces racontent
Les débuts de la vie
Pour peu que l’on sache lire
Les troncs qui s’offrent à nos doigts
Disent les remèdes miracles
D’une voix si basse, si inaudible à nous.
Il était une fois Anaëlle, Salif, Calian, Christian et Nin, dignes représentants des cinq continents. À cet instant précis, ils grimpent jusqu’à l’affût niché dans un chêne rouge légendaire de la Chattahoochee National Forest tandis que le soleil décline ses derniers feux annonçant la venue du soir. La forêt se façonne en des milliers de créatures indépendantes et merveilleuses. Assis en rond, leurs esprits se tournent vers Anaëlle la Bretonne, berbère et gitane, porteuse de secrets ancestraux de vie et de guérison. Avec un sourire malicieux, la jeune femme à la chevelure ébène brandit une fiole mordorée avant de prendre la parole:
— Mes compagnons, je vous invite à goûter le nectar que je nous ai concocté. Juste une gorgée chacun suffira. Vos belles âmes n’ont pas besoin de plus. Dites-moi simplement si vous aimez.
La voix vibrante, le corps tendu, Nin s’enflamme:
— J’ai été violée, torturée, jetée dans un camp de concentration, ça suffit la boucherie. Nous, les Ouïghours, pensons que la personne nue ne craint pas l’eau. On dit aussi que la femme est le soleil de la femme. Ma confiance en Anaëlle est totale. Nous n’avons que trop tardé, agissons! Buvons à la santé de la nature. Yalla!
— Il faut creuser les puits pour étancher les soifs de demain, lance Salif le Bambara, long homme filiforme musicien et griot. Parce que né de la blancheur noire énigmatique, j’ai été rejeté, abandonné. Finalement, l’Africain albinos que je suis est passé entre les gouttes alors que la mort rôde partout. Buvons mes amis!
— Agis maintenant si tu vois ce qu’il faut faire, fais-le, renchérit Calian, activiste écolo mi-apache, mi-cajun au corps noueux doté d’une vue capable de percer la nuit la plus profonde. Cette boisson, vestige de l’ancien pouvoir, ne peut être que bénéfique. Et c’est un indien dont le peuple a été décimé par l’alcool du colon qui vous le dit. Si un breuvage est plus fort que les peintures de guerre, je vote pour.
— Il y a toujours ce chemin qui mène on ne sait où, mais il faut y aller, poussé par une force, un désir. Juste un besoin de rétablir un tout, c’est ainsi que nous pensons en Kanaky, acquiesce Christian dont le père fut assassiné par le pays de la Déclaration des Droits de l’Homme. Buvons mes amis car il est déjà très tard. Faites tourner la gourde, invite-t-il dans un rire ravageur alors que les dreadlocks qui encadrent son visage à peine sorti de l’enfance s’agitent dans tous les sens.
La fiole passe de lèvre en lèvre avant de retrouver la main de Anaëlle. La forêt sait le secret des choses. Dans un silence respectueux, les arbres étendent une nuit protectrice sur la petite communauté. Salif fredonne, Nin s’ébroue, Celian dodeline, Christian ondule. D’une même voix, tous s’exclament: c’est divin!
La joie de ses camarades enchante Anaëlle:
— Mes chers compagnons, sans votre apport rien n’aurait été possible. De vos forêts, de vos déserts, vous avez apporté l’Ixora margaretae, le Mescallero, la Digitale chinoise et L’Alchornea cordifolia. J’ai ajouté une goutte d’hydromel, un zeste d’orange, un soupçon de grenade et un pétale de rosier tzigane. Merci à vous de toute mon âme. À nous Atlanta! Que l’esprit de Martin Luther King nous accompagne.
La petite communauté descend de son perchoir pour rejoindre le campement de base et préparer la suite. Ils sont entourés d’un bosquet de troncs vieux de six siècles qui s’élève dans les airs à perte de vue. À Victor d’entrer en scène pour l’Acte II.
Le capitalisme est un fruit douloureux
Sa pulpe trop mûre
Lâche un jus cancéreux
Germe de pourriture
Piment bizarre
D’un poison rare.
Le quartier général de Coke, au coin de North Avenue et de Marietta Street, non loin de l’endroit où la légende situe l’invention de la boisson miraculeuse en 1886, s’apprête à recevoir soixante-quatre artisans créateurs de soda et jus de fruit venus du monde entier. Un échiquier humain dont le vainqueur bénéficiera d’un soutien effectif de Coca-Cola pour commercialiser sa boisson. Victor, sapé comme un beau dimanche de mai, pénètre dans l’antre du magnat qui a mis le monde en bouteille à coup de pratiques écocides. Une hôtesse le conduit dans l’amphithéâtre où se tient le concours. Tous les candidats sont déjà là. On se sourit, on se salue. Jusque-là, tout va bien. À onze heures pétantes, l’assemblée des pions est réunie. Qui deviendra le roi ou la reine du bal? James Quincey, PDG de Coca-Cola, s’installe sur l’estrade pour prendre la parole:
— Bienvenue à toutes et tous. Je suis très heureux de vous accueillir dans ma belle ville d’Atlanta où il fait si bon vivre. Ah ah ah! C’est la première fois que nous organisons ce genre de concours. D’habitude, nous nous contentons d’offrir des places pour des événements sportifs et artistiques. Cette année, j’ai décidé de soutenir la créativité d’une possible incarnation de Doc Pemberton dont la formule secrète a conquis la terre entière. J’accepte que vous marchiez sur mes plates-bandes. Faites mieux, Mesdames et Messieurs! Je vous laisse entre les mains de mes proches collaborateurs qui, pour l’occasion, endossent le rôle de juré. Que le meilleur gagne!
Sept cent soixante-huit tours plus tard, seul Victor est sélectionné alors que les concurrents sont au bord l’épuisement. Le jury s’éclipse et James Quincey apparaît. Il regarde longuement le vainqueur avant de parler:
— Vous êtes le digne successeur de Doc Pemberton. Félicitations. Je n’ai pas encore goûté votre création, mais je l’ai sentie et mon nez ne se trompe jamais. Comment un tel talent est-il resté dans l’ombre? C’est un mystère pour moi. Pour l’heure, je suis face à un dilemme. Vous aidez à finaliser votre projet ou vous acheter votre formule. Je ne vous cache pas que la seconde option a ma préférence. Qu’en dites-vous?
— Je vous remercie vivement de l’honneur que vous nous faites. Notre petite coopérative a concouru en respectant les conditions fixées par vous. Notre moteur est le bien-être et non l’argent.
— Et pourtant, vous avez besoin de notre aide pour commercialiser votre boisson.
— C’est vrai, mais notre objectif est modeste. Nous visons une distribution régionale. Votre modèle économique est très éloigné du nôtre. À l’évidence, nous avons commis l’erreur de penser que votre entreprise pourrait soutenir des gens comme nous.
— Je vois. Je suis le méchant capitaliste et vous êtes des anges. C’est un peu facile comme raccourci.
— Je n’ai aucun pouvoir de décision. Votre proposition sera soumise à un vote qui, je le crains, ne vous sera pas favorable.
— On va procéder à ma manière. J’aimerais rencontrer vos avocats pour en discuter calmement et faire valoir mes arguments.
— Notre avocate est Maître Ruth Bader Ginsburg; voici sa carte.
— Ah quand même. Vous ne vous refusez rien.
— Ruth est une amie.
— Bien. Encore toutes mes félicitations. Je gage que nous nous reverrons très bientôt.
Gage pas trop, mec, chuchote Victor qui se retient de sauter de joie. Il quitte les lieux avec la satisfaction d’avoir accompli sa mission. Une semaine plus tard, la formule de Anaëlle est cédée à Coca-Cola qui, en retour, s’engage à accompagner le développement de la coopérative ad vitam æternam. C’est déjà ça si tout ne se passe pas comme prévu. Chut, l’Acte III commence.
Dans une ville barricadée
Milices de tous les pays, unissez-vous
Sans rien, immigrés, prostitués,
Vous gâchez le paysage, circulez
Et hop, les pauvres dégagés
Silence on meurt sur les chantiers
Corruption, travail dissimulé
Propagateurs de guerre invités
Elles sont belles vos valeurs olympiques
Arrêtez de nous bassiner, ça pique!
“Spectaculaire”, “Une cérémonie qui restera dans la légende olympique”, “Des artistes stoïques sous les trombes d’eau”, la presse mondiale salue les noces de couleurs des JOP 2024. Paris est une fête! Non, Paris est devenue le bac à sable des riches. Les portes de l’Académie française s’ouvrent sur Aya qui chante l’argot des quartiers mâtiné de mots maliens. Comme par magie, la jeune femme honnie des gardiens de la langue française et de la fachosphère devient une icône francophone, l’incarnation de la vitalité culturelle jusqu’à ce que retentissent les douze coups de minuit. Elle s’en fout Aya. La belle dorée et dénudée ne craint pas de se faire croquer par le petit blanc. Le souvenir de Joséphine Baker affleure et, avec lui, toute l’imagerie raciste la plus crasse. Y a pas moyen que Aya se révolte, elle se tient là bien sage au centre de l’arène. Contrairement à Sylla, sprinteuse musulmane, interdite de représenter la France avec un foulard sur la tête. Des esprits chafouins, pas dupes de la forfaiture, dénoncent une superproduction funky, queer, antiraciste et insolente servant à promouvoir un régime autoritaire, patriarcal, raciste et rance. Le stade ultime de la société du spectacle. Bien sûr, il y aura toujours des coincés du bulbe pour casser l’ambiance. Même Napoléon 4, notre bon tyran, tire une tête de six pieds de long lorsque huées et sifflets fusent au moment de son discours d’ouverture. Ses piètres tentatives pour retrouver sa superbe tombent dans l’eau putride de la Seine. Du pain et des jeux, ruse éculée pour masquer sa défaite dans les urnes. Carton rouge pour un empereur en carton-pâte qui commet un coup d’État en direct sans que personne ne moufte. N’en doutez pas les gueux, sa vengeance sera terrible! En attendant, le putschiste se rassure à la pensée de la grande soirée organisée le lendemain par son excellent ami James Quincey pour le lancement d’une nouvelle boisson à la saveur fascinante.
Grand raout dans la capitale! Le président de Coca-Cola et son épouse se tiennent à l’entrée de la Salle hypostyle du Palais de léna pour accueillir les convives parmi lesquels les plus grands massacreurs de la planète et dictateurs de tous poils. De prestigieux représentants de la presse intergalactique guettent les têtes couronnées et les puissants de ce monde pour recueillir quelques mots. La Première dame de France, accompagnée d’une bande de ministres démissionnaires, salue l’hôte de la soirée d’un sourire tout en dents. Une journaliste de BFM joue des coudes pour tendre le micro à celle que certaines mauvaises langues surnomment Casque vermeil:
— Bonsoir Madame, pourquoi notre empereur suprême n’est-il pas à vos côtés?
— Bonsoir, la pluie incessante d’hier et la fatigue due au poids de sa charge ont eu raison de son immense courage. Mon mari est fiévreux. Après quelques jours de repos, il repartira comme en 40.
Une cloche retentit. La foule de lamés et autres brillances frisant le mauvais goût assumé fait silence pour écouter le discours de James Quincey:
— Bonsoir à vous mes chers amis. Ce soir, nous allons partager ensemble une expérience gustative sans précédent. Je vous invite à découvrir une nouvelle boisson inventée par notre magnifique centre de recherche. Pour concevoir ce produit révolutionnaire, nous avons collecté les principales préférences et tendances des consommateurs et soumis ces données à l’intelligence artificielle. Voici Great Refresh, le goût du soda du futur!
Certains convives regimbent à lâcher leur whisky trente ans d’âge et leur coupe de champagne millésimé, mais la garde rapprochée du PDG de Coca-Cola veille au grain. Soupirs de plaisir, waouh, amazing, oh god! Le public se pâme et en redemande. David Quincey se frotte les mains. Son épouse lui tend un Great Refresh qu’il s’enfile cul sec. Pour Anaëlle, Celian, Nin, Salif, Christian, Victor et tant d’autres, tout se joue à l’Acte IV.
C’était le temps d’une terre sableuse
Où le feu régnait en maître
Brûlante acmé de crises passées
Les plaines, les vallées, les mers
Tout n’était qu’aride poussière.
L’atelier-prison capitaliste tourne à fond pour inonder le monde de Great Refresh. En l’espace de quelques mois, des milliards de terriens deviennent des consommateurs assidus de cette décoction au goût si doux à l’âme. Le temps s’étire, les activistes guettent. Peu à peu, une tendance se dessine: les frontières s’ouvrent, les murs de la honte tombent, les projets mortifères remballent leurs équipements, la violence s’atténue, les guerres déclarent la paix. Les peuples adoptent l’autogestion, les places boursières ne sont plus qu’un mauvais souvenir. De nombreux territoires sont rendus aux peuples premiers, la terre retourne aux paysans. Timidement, la nature reprend ses droits. Le genre humain entre dans l’ère du grand rafraîchissement. Comme tous les autres pays, la France vit intensément cette révolution mondiale. Seul un homme, délaissé de tous, s’arc-boute sur la disparition de ses privilèges. Napoléon 4 hante l’Élysée en hurlant sa haine à la foule dansante et rieuse qui campe dans le jardin du palais. L’imposteur est nu. Même sa femme a fui. Anaëlle s’avance vers cet être proche de la folie et dit:
— Cessez de vous comporter comme le gaulois réfractaire que vous avez toujours été. Despotique, belliqueux, infantile, menteur, j’en passe et des pires. Votre pitoyable dictature est morte. Deux solutions s’offrent à vous: soit vous suivez l’unité psychiatrique qui patiente sur le perron, soit vous buvez cette boisson qui soulagera grandement vos maux.
L’homme qui n’a jamais été grand-chose saisit la bouteille tendue par cette étrange femme et voit l’étiquette Great Refresh produite par Coca-Cola. C’est un signe de son ami James Quincey. C’est sûr, il va le sauver. Entre la camisole de force et le soda, y a pas photo. Il admire une dernière fois son bureau, revient à la femme et boit en la regardant bien droit dans les yeux. Tel un matamore qui se rêvait matador, le vrai faux monarque cède. En un clin d’œil, la pensée retrouve sa boussole, la novlangue tombe le cul par terre avec tutte le altre stronzate. Entraînés dans une farandole joyeuse, Anaëlle, Celian, Nin, Salif, Christian, Victor et tant d’autres s’égayent d’un tel dénouement. Le spectre du ciel déroule ses teintes aux quatre points cardinaux. C’est le début de quelque chose, d’une humanité qui sera peut-être pas la nôtre. À bon chat, bon rat, tel est l’adage de la petite communauté de Anaëlle qui ne baisse jamais la garde pour que tout devienne possible. Mais alors, si le monde est sauvé, ça veut dire qu’il y aura encore des histoires à raconter, des contes pour rêver. Peut-être même que le soleil rencontrera la lune?