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Good life

Que se passait-il à Oxselles-la Ferrière*? Le petit peuple des sans noms pourtant bien considéré, subissait depuis la régression tant attendue de l’épidémie virale, le SARS-coV-2, une autre agression, fort différente, mais sans précédent.

Les habitants d’Oxselles en ce mois d’avril clair, pur, limpide, et particulièrement ceux qui logeaient au dernier étage dans leur duplex, mansarde, studio ou garçonnière, commençaient à entrouvrir les fenêtres pour renouveler, ravis, l’air dans leur habitation et laisser le soin au chat de décider lui-même quand il voulait sortir et se promener sur la plate-forme, la gouttière ou les toits environnants. Mais les chats ne s’éloignaient pas de leur place favorite, appui de fenêtre, fauteuil, divan ou canapé; contrairement aux années précédentes, ils préféraient demeurer à l’intérieur et, s’ils s’aventuraient tout de même au-dehors ils ne s’attardaient guère et très vite, comme perdus, dérangés, ils regagnaient les quatre murs entre lesquels déjà ils s’étaient confinés tout l’hiver. Il se passait qu’un bruit fort et continu se répandait dans l’un des intérieurs d’îlots du quartier Saint Patrick, celui où, justement, habitait Hermias, calme, posé, courtois habituellement, lequel imaginait qu’un tel vacarme ne pouvait être dû qu’à des travaux passagers comme il est quelquefois nécessaire, en ville, de les subir.

Il avait fort bien perçu durant l’hiver le ronflement sournois d’une machine non identifiée et ses voisins dans l’immeuble s’en plaignaient à mi-mots. Cela cesserait, c’est sûr, et le soir tous parvenaient plus ou moins à s’endormir grâce à des bouchons d’oreille. Les bouchons en mousse, peu chers, s’avéraient peu fiables, en silicone et sur mesure avec filtres acoustiques, trop onéreux et la plupart, dont Hermias, s’habituaient dès lors aux bouchons en cire naturelle, certes déjà coûteux, mais qui garantissaient une nuit à peu près confortable et des moments d’accalmie, le jour, lorsque vraiment, on ne pouvait pas s’en passer.

Hermias, pour envisager l’avenir, devait se concentrer. Il étudiait en ligne la langue de Dante avec application, bien qu’il se révélât, il l’avouait lui-même, un élève plus travailleur qu’intelligent (più laborioso che intelligente). Cette belle langue italienne, si harmonieuse, il devait la maîtriser, c’était impératif, car un projet d’accueil des migrants qui s’échouaient au large des côtes siciliennes l’attendait dans la région d’Agrigente, où la vallée des temples n’était pas seule à faire l’actualité. Ici, à Oxselles, il travaillait dans le secteur des soins de santé pour “Médecins d’Europe”, mais son contrat s’achevait le 31 août 2025 et l’ONG lui avait offert l’occasion de rejoindre le 1er septembre de la même année leur antenne en Sicile. Cette opportunité, il ne pouvait pas la manquer. Y renoncer, humainement et matériellement, n’était pas possible. Si tout s’agençait comme prévu, il rejoindrait Rome dans deux ans et, de la capitale italienne, il lui suffirait de prendre le train de nuit jusqu’à Villa San Giovanni tout au bout du Mezzogiorno, l’Italie du Sud. Là, le train s’embarquait sur un ferry-boat qui rejoint le port de Messine. Hermias avait reçu ces informations auprès de Manuella, sa dynamique, dévouée et si efficace collègue d’origine italienne, toujours en mouvement, échevelée, rapide, vive comme un écureuil. La seconde raison pour laquelle son attention se trouvait fort sollicitée provenait de la rédaction d’un petit ouvrage sur les interventions éducatives auquel collaboraient aussi la jolie Claude, philosophe, et l’anthropologue Michel. Sa participation à ce travail s’avérait lente, guère satisfaisante, à cause du bourdonnement constant qui parvenait à ses oreilles, même protégées par des boules de cire souple. Il espérait beaucoup de ce travail, sa pertinence surtout, et puis la vente du livre et les recettes perçues lors des quelques conférences qui suivraient sa parution, car il avait besoin d’un petit capital pour assurer les frais de son futur logement, là-bas, sur la grande île triangulaire, la Sicile.

Cependant les jours défilaient. Déjà, juin s’installait. La chaleur dans les appartements sous les toits grimpait, les fenêtres s’ouvraient cette fois toutes grandes, jour et nuit, pour résister aux températures élevées imputées au réchauffement climatique dont l’impact à moyen terme allait s’avérer terrible en perturbations météorologiques et pas uniquement pour les Oxsellois, bien sûr, mais sur la terre entière, comme le prédisait le groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat.

Le bruit persistait et s’installait, durablement, les sept jours et les sept nuits de la semaine. Hermias ne pouvait plus, comme il en avait pris l’habitude, écouter “La Cinquième” sur son poste de radio portatif entre onze heures du soir et minuit, station qui diffusait de la musique classique, celle qui l’apaisait et qui lui garantissait quelques heures de sommeil. Impossible de l’écouter sans que ne soient recouverts, comme les sombres nuages noircissent le ciel, le violoncelle et la viole de gambe dont les sons graves le transportaient dans un ailleurs réconfortant. Le bruit couvrait la musique; Hermias n’avait plus à présent la capacité, le ressort, de se détendre un petit peu.

Dorénavant, le vrombissement de la machine occupait tout l’espace et polluait l’îlot entier de son souffle et de ses crachotements. Plus aucun chant d’oiseau ne parvenait aux oreilles des riverains qui observaient, sur les arbres (deux érables et un tilleul argenté) leurs feuilles nouvelles bouger, bruisser, mais sans les entendre.

Les jours suivants, la chaleur se fit encore plus accablante. Les fenêtres restées ouvertes et protégées par un rideau humide laissaient passer un semblant d’air mais sans rafraîchir les pièces. Le thermomètre indiquait trente — six degrés et le plus éprouvant n’était pas la chaleur, mais le bruit, cette sorte de vrombissement, généré, Hermias le savait à présent, par un extracteur d’air. Car oui, n’en pouvant plus il avait enjambé l’appui de fenêtre, s’était ensuite prudemment avancé sur la plate-forme recouverte du bitume brûlant, la pente du toit l’empêchant de progresser davantage; mais il avait découvert l’appareil, un extracteur d’air industriel placé sur le toit du 82 rue de la Marguerite et qui tournait, tournait, sans discontinuer. Ce bruit, c’était comme un vrombissement d’usine, comme le bourdonnement d’un million d’abeilles, un incroyable chambardement.

Face à cette agression qui perdurait, Hermias, un matin ensoleillé, se demanda ce qu’il allait devenir. Tout semblait s’écrouler. Sa vie tout entière, ses efforts pour apprendre l’italien et ceux nécessaires aussi pour rédiger, plancher, comme disait Claude, sur les interventions éducatives. Il n’y arriverait pas, il n’y arrivait plus, en vain il s’épuisait, pris de migraines.

Depuis combien d’années résidait-il rue Pierre Christus? Vingt ans, vingt-et-un, vingt-deux, il ne savait plus au juste, mais durant tout ce temps il avait supporté le bruit ambiant sans broncher. Il se rappela n’avoir pas été convaincu par l’installation à deux pas de chez lui, d’une bulle à verre, bien qu’il triât scrupuleusement ses déchets et déposât lui aussi ses bouteilles en verre blanc dans la bulle de droite et en verre coloré dans celle de gauche. Mais s’il fallait féliciter tous ces lanceurs de bouteilles respectueux de l’environnement, celles-ci, dans la cuve qui les réceptionnait, s’entrechoquaient; il s’en suivait un tintamarre, un concert de musique cacophonique récurrent qui parvenait pour ainsi dire aux confins de l’exploration harmonique et du bruitisme expérimental. Ce n’est qu’après plusieurs écoutes, avançaient les spécialistes, qu’on pouvait percevoir toutes les nuances de ce genre de composition, mais pour Hermias, vraiment, une seule suffisait.

Il trouva la parade en laissant fermées les fenêtres côté cour, le récital se prolongeant aussi la nuit accompagné en été par celui des musiciens de rue, lesquels chaque soir distillaient plus ou moins correctement les mêmes refrains. La chanson des partisans sur fond de bris de verre, qu’un accordéoniste s’entêtait à jouer devant la terrasse toute proche d’un estaminet, il la connaissait par cœur. Tout cela, on pouvait le supporter et tous les riverains faisaient comme Hermias, contre mauvaise fortune bon cœur. Mais le SARS-coV-2 s’épuisant, c’est côté jardin que la menace amplifiait, à cause des souffleries, des extracteurs d’air se multipliant. Car ils se présentaient à plusieurs, en nombre, sortant des murs comme des rats voraces et prolifiques rongeant les cerveaux (d’honnêtes citoyens, ou du moins reconnus comme tels). Toujours est-il qu’ils souffraient, ces citoyens modestes, discrets, sans revendications, qui enduraient toujours davantage et se sentaient abandonnés.

Ils n’avaient pas la chance de vivre aux abords des étangs d’Oxselles – était-ce une chance d’ailleurs d’y vivre engoncés, perdus dans de grands appartements, l’esprit ouvert seulement sur les mêmes canards atterrissant chaque jour sur une étendue d’eau identique et plane? – Soit.

Hermias n’habitait pas le quartier le plus aisé d’Oxselles-la-Ferrière, mais à vrai dire il s’en fichait. La vie se trouvait ici, dans le quartier Saint Patrick, avec en face le building qui abritait des logements sociaux, et ses voisins, c’était l’étudiante en médecine togolaise, la femme de ménage brésilienne qui élevait seule ses deux enfants et le coiffeur Mohib, un jeune Syrien, qui avait fui la guerre et qui accrochait en été deux cages sur sa façade avec dans chacune d’elle un canari. Et tous deux chantaient et partaient dans des trilles invraisemblables aux premiers rayons du soleil, trilles qu’on n’entendait plus. La réponse à la pollution sonore n’était pas la même dans les quartiers populaires et dans ceux dont la physionomie était autre. À Oxselles pourtant, le pouvoir politique s’attachait à réduire les différences de traitement entre les citoyens. L’habitant humble, modeste, le quidam, le simple quidam, jouissait sur le territoire d’Oxselles-la-Ferrière du droit de cité au même titre que les autres mais se savait comme eux astreint aux devoirs correspondants, et c’est là qu’étaient tapis l’injustice et le drame des extracteurs d’air, ces monstres rugissants sans foi ni loi. En ce qui les concernait, les devoirs variaient d’une classe à une autre.

À Saint Patrick, les habitants, cernés de toutes parts, ne pouvaient semblait-il que subir les nuisances sonores générées par une moyenne surface et un lieu d’amusement et, de détente, le Good Life, installés récemment. Ces deux commerces, louables chacun (le magasin vendait de bons produits bios), prêtaient étonnamment peu d’attentions à leurs voisins en ce qui concernait le bruit. Ceux-ci, au lieu de bénéficier de l’enseigne de proximité et d’un endroit de fêtes, n’en subissaient que les affres, la torture et les tourments. Oh, les clients de la salle de concert, un peu ivres ou chantant, s’égosillant et la musique avec ses basses qui traversaient les murs, depuis longtemps cela dérangeait, évidemment, mais on passait l’éponge, on les rangeait dans la catégorie des pénibles désagréments. Mais les souffleries, non, ces nuisibles vous tuaient à petit feu, de jour comme de nuit et sans répit comme le toxique mercure. Les miroitiers d’autrefois, ouvriers sacrifiés, n’étamaient leurs glaces qu’une dizaine d’années avant de mourir intoxiqués par l’amalgame vif-argent. Et eux, ici, maintenant, riverains assourdis, vivraient-ils encore dix ans?

Hermias, cet homme tranquille, cool, – “T’es cool toi”, lui répondait l’étudiante lorsqu’il lui permettait d’utiliser sa connexion internet –, Hermias donc, cool, le front déjà dégarni, les cheveux mi-longs, un peu artiste, un peu replet, un petit ventre qu’il cachait sous d’amples chemises, claudiquant suite à un accident dans sa prime jeunesse, Hermias décida, affaibli, éteint, perdu, effondré, de faire appel au médiateur local de la commune. Et ce médiateur, monsieur Appelmans, Loïc Appelmans, le reçut dans son bureau de la rue des Joncs.

Hermias présenta à cet homme sa requête, laquelle fut on ne peut plus simple: rencontrer avec son aide le garant du bail emphytéotique (c’est ainsi qu’on le désignait) du collectif Good Life.

L’entretien fut courtois, franc et sans complaisance, il ne s’agissait pas pour monsieur Appelmans de prendre position mais de rapprocher les parties, en l’occurrence ici Hermias et Monsieur Meadow, Peter-John Meadow, le garant de la salle de concert située rue Marguerite et sur le toit de laquelle avait surgi un extracteur d’air de type industriel calé par un échafaudage.

Le médiateur prit contact avec monsieur Meadow et lui proposa de rencontrer Hermias afin de trouver une solution au problème. Peter-John Meadow ne l’entendit pas de cette oreille; au mieux, il recevrait Hermias, non pas chez lui, car il habitait en dehors de la ville, mais au Good Life rue Marguerite. Hermias, une fois informé, regretta une entrevue sans médiateur, laquelle s’apparenterait trop facilement à un rapport de force, mais il pensa que monsieur Meadow pouvait tout aussi bien se révéler un homme très bien, inconscient des nuisances que son établissement provoquait. C’était cela ou rien et la rencontre eut lieu. Assis l’un en face de l’autre dans une atmosphère de bistrot, en face du bar, séparés seulement par une étroite table de café, Hermias accepta le verre d’eau qu’on lui proposait et se présenta rapidement comme employé du secteur de la santé résidant à deux pas, rue Christus. Monsieur Meadow quant à lui, quoique pensionné, restait actif dans le milieu politique et sa formation était celle de juriste. Il semblait un fringant retraité, vert encore comme son pantalon vert pomme, le torse couvert d’une chemise à motifs fleuris. Il avait vécu vingt ans à Tuvalu, ancienne colonie britannique où il s’était trouvé fort bien, jusqu’à ce que la montée du niveau des mers envahisse en partie le petit archipel du Pacifique. Peter-John Meadow gérait là-bas un club de jazz ouvert aux musiques du monde tout en se préoccupant d’alerter, à son échelle, les autorités, sur la catastrophe à venir, c’est-à-dire rien de moins que la disparition de l’île. Il comptait donc parmi les très nombreux réfugiés climatiques qui avaient fui la région et c’est dans la capitale de l’Europe qu’il avait trouvé refuge. Il avait ouvert le Good Life voici quelques mois et fondé un nouveau collectif chargé de défendre à distance la cause de Tuvalu et de sa population restée sur l’archipel. Le Good Life servait de base militante et de scène musicale: jazz et musique du monde. Bref, il reproduisait ici ce qu’il avait construit là-bas.

En réalité, Peter-John Meadow avait conseillé à certains habitants du bord de mer à Tuvalu de ne pas immigrer, et cela pour obliger le gouvernement à agir. Lui se chargeait de défendre leurs intérêts, mais le réchauffement climatique et la force des éléments réunis avaient soufflé tous les barrages, physiques et intellectuels. Meadow avait été jugé responsable par ses promesses et son attentisme de la perte des biens que certains habitants n’avaient plus eu le temps de protéger, habitants qui avaient signifié à Meadow qu’il n’était plus le bienvenu.

Hermias expliqua les nuisances, le drame, la souffrance physique générée par ces dragons souffleurs, ces extracteurs atmosphériques, qui provoquaient des inflammations nerveuses et des maux de tête inouïs chez lui et chez d’autres aussi qui se taisaient, ne sachant guère comment se défendre, ces autres, les sans grade, ceux qui doivent toujours endurer.

Plus une seule minute de silence. Le silence à Oxselles, dans l’îlot Saint Patrick, n’existait plus.

Peter-John Meadow se montra serein, sûr de lui et ouvert à la possibilité d’installer un silencieux sur la machine infernale (laquelle n’était pas adaptée pour en recevoir), tout en ne voulant pas reconnaître que le vrombissement puissant qu’elle dégageait, fût désigné, catalogué, par ces deux mots depuis les années septante: pollution sonore.

Hermias invita son vis-à-vis à accomplir les quelques mètres qui les séparaient de son domicile. Celui-ci, d’abord hésitant, finit par accepter. L’immeuble d’apparence modeste bien que la porte d’entrée fût en moabi brun, presque rouge, bois exotique de très belle qualité, l’immeuble ne plut guère à Meadow qui faisait la grimace et soufflait dans les escaliers, faisant mine de peiner ou suffocant réellement sous l’effet de la chaleur. Il atteignit néanmoins le dernier étage où il découvrit le minuscule appartement de celui qui osait l’importuner. À la vue de l’unique pièce, hormis une salle de bain, le ton de Peter-John changea. Bien que le bruit de toute évidence s’imposait, il n’entendait rien de particulier, ou, oui, juste un murmure, mais qu’est-ce que cela pouvait bien faire? Il décréta, lui qui habitait la campagne, qu’on ne se plaignait pas du bruit lorsqu’on avait décidé d’habiter en ville (Hermias l’avait-il décidé?) et qu’il y avait une solution pour les oreilles trop tendres: installer des bouches d’aération dans tel mur et dans telle porte (il désigna un mur et la porte d’entrée).

— Vous laissez, ajouta-t-il, vos fenêtres fermées et vous verrez que de l’air vous parviendra et que vous n’aurez plus jamais à les ouvrir.

Ainsi, cet homme préconisait à Hermias de vivre enfermé chez lui, comme un prisonnier, sans chants d’oiseaux ni bruissements de feuilles, dans la chaleur suffocante et sans les voix d’enfants qui jouaient deux rues plus loin dans la cour d’une école. Il prescrivait à Hermias une existence sans vie, que même une carmélite, une sœur clarisse ou des trappistines de stricte observance n’auraient pas supportée.

— Que voulez-vous à la place du Good Life? Un magasin de chaussure?!

Hermias ne souhaitait rien de tel, monsieur Meadow se méprenait. Ce qui se révélait invivable n’était pas le Good Life, Hermias aimait la musique (sans les basses), mais l’extracteur d’air et c’était tout.

Après cette rencontre, peu fructueuse, il interpella la semaine suivante le “Conseil de la Nuit”.

Ce service tout neuf se destinait à entendre les plaintes des Oxsellois et ceux-ci pouvaient communiquer leurs doléances par courriel à l’adresse indiquée dans le bulletin communal. Hermias, hagard désormais, mal en point, saisit néanmoins cette opportunité et formula sa plainte de la manière suivante:


Cher Conseil de la Nuit,

Merci d’exister. Forcé et contraint, je signale qu’un bel endroit de divertissement à Oxselles, sis 82 rue Marguerite, le Good Life, dispense depuis son toit un bruit constant et terriblement éprouvant et cela, depuis qu’un extracteur d’air…


Àce courrier, résumé de sa douleur, était jointe une photo de l’engin incriminé.

Très vite il apprit qu’aucune demande de permis n’avait été introduite au sujet de cette machine et qu’en conséquence le service de l’urbanisme se chargerait du suivi du dossier.

Les jours s’égrenaient sans que l’extracteur ne baisse la garde. Hermias, complètement désarçonné, commença des recherches afin de déménager. Le prix des loyers flambait et il devrait se contenter d’une chambre d’étudiant mal orientée, vétuste, dans un quartier qu’il n’aimait pas. C’est après une visite d’appartement infructueuse, qu’il croisa la dame brésilienne du rez-de-chaussée. Elle l’interpella au sujet du “bruit”. Ils décidèrent d’envoyer une pétition à l’urbanisme et au collège échevinal d’Oxselles-la-Ferrière.

Il ne fallut qu’une heure pour enregistrer des signatures car chaque personne interpellée donna son accord, même le petit retraité colombien d’en face, qui ne savait ni lire ni écrire et qui signa d’une croix. Le coiffeur Mohib, la dame brésilienne, l’étudiante togolaise, le retraité colombien, l’épicier au coin de la rue, tous avaient signé.

Une fois remise aux autorités cette réclamation d’intérêt général, l’aménagement du territoire, Cellule Contrôle, leur indiqua:


Nous avons pris en compte votre pétition concernant l’extracteur d’air installé sur le toit de l’immeuble de la rue marguerite 82. Cet extracteur n’est pas en conformité au permis 1981/11-292/28, donc en infraction. Nous avons donné la consigne à monsieur Meadow de mettre à l’arrêt l’extracteur de façon immédiate et de procéder au démontage de celui-ci.


Ils n’en crurent tout d’abord ni leurs yeux ni leurs oreilles; mais la bête s’était arrêtée d’émettre et, deux jours plus tard, elle disparut.

Hélas, une autre, plus insidieuse encore, qui émettait par intermittence, prit quelques semaines plus tard le relais. Monsieur Meadow, interpellé à ce sujet, rétorqua qu’il branchait à présent l’ancien extracteur d’air, celui qu’utilisait le propriétaire précédent. Peut-être, mais jamais on n’avait entendu un tel vacarme sortir de ce tuyau, pas même un marmonnement, et voilà qu’il déversait tout son fiel.

L’étudiante togolaise dit à Hermias:

— Je pense que ce monsieur ne sait rien. Il croit qu’il faut qu’un shampoing mousse beaucoup pour être efficace, mais c’est faux. C’est la même chose avec sa machine qui n’a pas besoin de souffler sans cesse et si fort.

Sans doute. Avait-elle raison? Hermias ne savait plus. Ce qu’il savait par contre c’est que le silence est un droit et que l’être humain en a besoin pour se sentir bien psychiquement et physiquement. Le silence était reconnu comme une ressource cognitive vitale. Il était nécessaire de pouvoir, le plus souvent possible, en bénéficier.

Cette nouvelle attaque entraîna certains, dont Hermias, à prendre des anxiolytiques, des calmants et des somnifères. Les bouchons d’oreilles ne suffisaient plus depuis longtemps. À cela s’ajoutait l’aide psychologique d’un professionnel et cet ensemble de remèdes qui ne résolvait rien, ou si peu, nécessitait beaucoup de frais.


***


Noyé dans un bourdonnement sournois, essaim au souffle métallique, mû par une cohorte diabolique d’infernaux expulseurs d’air, Hermias se trouvait sur un banc, semblable à celui des accusés, dans le bureau de Loïc Appelmans, le médiateur local. Le conciliateur se tenait, debout, entre lui et Peter-John Meadow, lequel, agrippé au dossier d’une chaise, rouge de colère éructait. Hermias abattu, effaré, pâle, livide, disait sa détresse et l’envie d’en finir. Meadow se leva d’un coup comme un tigre se lance sur sa proie et hurla:

— Chantage au suicide! Chantage au suicide! Enfermez-le!

L’enterrement eut lieu le quinze septembre, les lettres rouges d’un immense calendrier le rappelaient, dans la plus stricte intimité. Le curé, au cimetière d’Oxselles, ne se souvenait pas d’un tel dénuement. Seul un vieux chien, jaune et malade, trempé de pluie, oreilles pendantes, suivait le cercueil en carton. Mais ce chien, ce n’est pas Hermias qu’il suivait, c’était son maître, le fossoyeur, qui le devançait une pelle à la main.


Il y eut un cri, affreux, épouvantable. Hermias s’éveilla, en sueur, tremblant, décomposé, assis sur le bord de son lit. Avait-il oui ou non poussé ce cri? Il ne pouvait pas le dire mais de ce cauchemar, Meadow éructant, il se souvint longtemps.

La fin de l’automne et puis l’hiver, fenêtres et portes verrouillées, boules de cires dans les oreilles, Hermias, après avoir avalé ses anxiolytiques, achevait sans conviction son devoir d’italien. La veille il s’était promené jusqu’à l’abbaye, monastère autrefois de moniales cisterciennes, avec ses beaux jardins étagés. Il y avait pris un bain de silence. Il faisait froid, seuls ses pas faisaient crisser la neige et quelques pépiements d’oiseaux sédentaires égayaient ses tympans. Il rêva, réfléchit, songea et de retour chez lui il transcrivit sa pensée dans un cahier. Une seule phrase: “Il y a tant de choses à écrire sur Oxselles que je n’envisage pas de déménager, ni dans la vie, ni dans les livres.”

Derrière la vitre, on entendait toujours le même entêtant et fou bourdonnement.



*Voir la nouvelle du même nom

Good life

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Belgique
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