Gepetto
— Eh Billy! Bordel, tu peux m’dire à quel moment ça a commencé à déconner ?
Arnold se tenait debout devant le comptoir du dernier PMU encore ouvert du coin. Faut dire qu’il fallait avoir les reins solides bon Dieu, pour avoir l’audace d’ouvrir un bar à jeux quand tout se passait en ligne d’nos jours. Les reins d’Arnold eux, étaient archi flingués. L’enfoiré peinait à articuler trois phrases correctes, il valdinguait le long du comptoir en fouillant ses poches, alors qu’il savait aussi bien qu’moi qu’il était fauché jusqu’à l’os. Dans le passé, suite à un accident parce qu’il était beurré, il avait perdu l’usage de ses pieds. De ses dix orteils en partant jusqu’à ses deux chevilles, plus rien ne fonctionnait. Heureusement Saint Dieu le Père, question santé en France, il n’était pas question de verser un kopeck. Alors Arnold, au frais de la sécurité sociale, il avait pu se payer un incroyable exosquelette, à l’alliage en carbone des plus parfaits, et j’en arrivais même à l’envier certains jours, lorsque l’on était rond comme des queues pelles et qu’Arnold, malgré qu’il soit estropié, arrivait à rentrer chez lui à pied quand moi je chutais tous les deux mètres. Et là encore, je le voyais gigoter de gauche à droite en fouillant toutes ses affaires avec une régularité d’homme à jeun, alors que c’était peut-être le huitième verre à ballon descendu.
— Y a un moment qu’ça branle mal, Arnold! Regarde donc autour de toi! je lui avais dit en montrant la salle du bar derrière nous.
Même dans ce PMU miteux de fond de quartier, le propriétaire avait dû composer avec son époque, et aujourd’hui voulait qu’il n’y ait plus un papier qui traîne nulle part. Pas même un stylo. Seulement des machines. Juste des écrans. Il n’y avait plus que des ordinateurs partout et ceux-ci te causaient à propos des dernières nouvelles des champs de course, à la minute près, et ils te combinaient entre elles des statistiques vieilles de Mathusalem pour te donner des tuyaux incroyables. Plus personne n’achetait le turf, ni même y jetait un œil. C’était devenu le truc des vieux cons, des tocards, des pochtrons. Arnold, il avait regardé la salle comme si la jeunesse lui avait soudain roulé dessus. Pauvre vieux, j’avais pensé. Je m’étais dit qu’une bonne tournée le remettrait d’aplomb, sauf qu’avant de pouvoir commander quoi que soit, le malheureux s’était mis à brailler.
— J’vois pas ce que mon Gepetto vient faire dans ce que tu me montres, Billy! Bordel, tu sais bien qu’mes tuyaux à moi, il vienne de là dedans! qu’il m’avait dit en montrant sa caboche déconfite. Toutes ces machines Billy, t’sais bien que j’y mettrais jamais un pied devant!
— Gepetto? je lui avais demandé.
— Mon chat de course Billy!!
Il avait brandi un ticket du fin fond de sa poche et il l’avait envoyé valser sur le comptoir tout en écrasant son poing à côté de son verre vide. Au vu de sa réaction et comme je l’avais deviné, il n’y avait pas un sou dans les poches d’Arnold et même son ticket de pari était bon à foutre à la poubelle. Il grommelait des mots d’ivrognes incompréhensibles dans sa barbe mal taillée. J’entendais rien. Je comprenais que dalle à l’histoire de son chat Gepetto, si ce n’est quelques bribes de mots que j’arrivais à saisir, du style “ce maudit matou”, “tocard”, “sa faute!”, mais rien n’y faisait, je pipais pas un mot à ce que jacassait Arnold. J’ai donc fini par lui demander, quitte à passer pour un con.
— Qu’est ce que c’est un chat de course, Arnold? Bordel, je n’ai jamais entendu parler de ce genre de compétition.
— CHHHHHUT! qu’il m’avait fait, le doigt devant la bouche puis en courbant ses épaules et tout le reste de son corps vers le comptoir pour parler plus bas, comme si ce qu’il avait à me dire était de l’ordre du secret d’État.
Arnold s’était mis à scruter autour de nous, il lorgnait du regard sur tout ce qui bougeait ou non dans ce maudit PMU. Le pauvre paraissait apeuré, et bon pote, je m’apprêtais à lui choper son godet pour le faire remplir à la tireuse à bière automatique, mais j’avais pas eu le temps de l’ouvrir, qu’il avait repris à voix basse et grave.
— Écoute Billy, ce n’est pas simple à raconter. Vraiment pas. Je crois qu’il me faut un verre mon vieux.
Il m’avait tendu son verre pour que j’aille le lui remplir. Il mimait le tranchage de gorge avec sa main sans dire un mot de plus pour me faire comprendre que sa glotte était sèche comme la mort. Pauvre vieux, on aurait dit un fou apeuré! Il continuait à guetter derrière nous par-dessus son épaule voutée, et le clic-clic de ses jambes carbone tapotait nerveusement le long de son tabouret de bar. Je m’étais dépêché, sans perdre de temps et j’avais ramené un verre plein à Arnold, en prenant soin de remplir le mien avec. Il m’avait fait signe de trinquer. J’avais fait de même, et après une bonne descente, il s’était penché de nouveau au plus près du comptoir, sa main entourant sa bouche afin de ne pas ébruiter ses mots.
— Gepetto, Dieu le père, Gepetto! Billy, je ne sais même pas par où commençait cette histoire! C’était y a quoi? Trois semaines à peine, et pour pas changer, j’étais encore fait et fauché ce jour-là et je ne saurais pas te dire d’où il est arrivé, mais il s’est pointé, là, devant moi, comme j’te parle et que tu m’parles. Un putain de chat Billy! Sur ses quatre petites papattes! Il faisait le dos rond et il trémoussait ses moustaches. Puis ce con, voilà t’y pas qu’il s’est avancé vers moi pour venir frotter son poil de chat de gouttière contre mon pantalon déjà assez crade comme ça, et tu me connais Billy, j’ai voulu le shooter comme il faut avec un bon coup de pied dans le cul.
— Arnold! Bordel! Je ne comprends pas où tu veux en venir! Et tu sais combien elle m’a couté cette tournée que je te paye, hein ?
— Attends, bon sang! C’est là que ça devient dingue! qu’il m'avait dit Arnold en finissant cul sec son verre à peine servi. Gepetto, le chat, alors que j’enclenche du droit, il s’est mis à parler. Je te jure, Billy, ne me regarde pas comme ça!
— Putain Arnold, tu fais chier!
— Écoute-moi, Billy! Sans déconner, tu me connais et tu le sais que des fois, j’abuse un peu sur la bouteille, mais Billy, ce chat, il m’a parlé! Bon sang de Dieu! Et tu sais pas ce qu’il m’a dit? Il s’est mis à jacqueter “Miaou mon petit Arnold, avant de me mettre ta jambe de carbone dans le cul, tu ferais mieux d’aller jouer le 13 de la réunion 2, course 4 à Vincennes.”
— Parbleu! Vincennes?! Un quinté?
— Tu m’as bien entendu, Billy. Un quinté mon vieux, la plus grosse course du jour, avec des bourriches à pas moins d’un million de gain chacun. Mais tu me connais mon vieux, pas moyen que j’mette une pièce sur un tuyau qui est pas sorti de là-dedans! qu’il me mimait une fois encore avec son doigt direction sa grosse tête sale.
— Et? je lui avais demandé, pressé d’apprendre la suite.
— Ben figure-toi qu’au lieu de lui mettre une dérouillée au matou, j’ai enfilé les mains dans mes poches et j’y ai trouvé une dernière pièce d’un euro qui s’était foutue entre les coutures de mon pantalon et j’suis revenu fissa ici pour mettre la totalité de mon fond de poche sur le numéro 13 de la réunion 2, course 4. Puis j’ai attendu bien une heure avant le début de la course. Foutre Zeus! J’avais une soif, je te raconte pas! Mais pas moyen de m’en mettre une, j’avais tout mis sur le tuyau de Gepetto, alors qu’bon Dieu, c’était le tuyau d’un chat!
— Merde Arnold! Fichtre vin’ Diou! T’as tenu le coup?
— Un peu que j’ai tenu! qu’il m’avait dit, toujours penché comme une autruche vers le comptoir et son doigt pointant une nouvelle fois son crâne. Tu sais bien le mental que j’ai, Billy! Alors, en attendant le départ, j’ai retourné tout ce foutu bordel à ivrognes et j’ai fini par y trouver un turf du jour, plein de poussière et souillé comme pas possible. Le pauvre journal avait dû servir de torchon de table à un de ces connards qui préfère tapoter avec son doigt sur un écran. Bref, figure-toi que j’y ai vu ma pouliche, le Numéro 13, y avait tout un article sur lui, ou elle, bon sang, personne pouvait dire si c’était une jument ou un hongre, une pouliche trans que c’était! Ferré des postérieurs, avec des œillères australiennes et une teub en carbone monstrueuse!
— En carbone?
— T’as bien entendu! Comme moi, bordel! Cette pouliche transexuelle était équipée d’un alliage carbone des plus parfaits! Et le clou du spectacle, c’est que cette bourriche était à plus de 80 contre 1.
— Merde! 80 contre 1! Et t’as joué un tocard pareil?
— Penses-tu ! Plus la course approchait, plus le doute trottait dans ma bourolle. Et plus ce bourrin ou cette bourrine montait en rapport, plus le mystère du genre était amplifié. Personne n’osait trancher sur la question. Avec ou sans queue, y avait pas un clampin pour mettre une bille sur ce canasson. À part moi, Billy!
— Et cette course alors?
— J’allais y venir! Je tenais plus en place sur le tabouret. La côte du 13 était rendue à des sommets astronomiques et quand le départ a été donné, une victoire placée de mon tréteau transexuel pouvait me rapporter cent fois ma mise!
— Putain, abrège! Il a gagné ton tire-fiacre?
— Un peu qu’il a gagné! Et avec les honneurs! Une bonne grosse longueur de bite en carbone d’avance sur le deuxième, photo finish à l’appui. Je suis reparti d’ici les poches tellement pleines à craquer que ça me bouchait les trous de mes coutures déchirées! Bon sang, c’est le meilleur coup qu’j’ai jamais fait!
Il commençait sérieusement à me taper sur les nerfs. Cet enfoiré était vraiment prêt à te raconter les saloperies les plus inimaginables pour se faire payer un coup. L’histoire du chat? Passe. Le carne transexuel? Passe. Arnold plein aux as? Passe pas. Ce mec était une fenêtre ouverte à travers laquelle l’argent passait en trombe sans qu’il puisse en attraper au passage. Le peu d’argent qu’il utilisait n’était pas le sien et de le voir coucher comme un chien apeuré sur le comptoir en train d’essayer de chopper mon verre en lousdé, ça m’avait fait sortir de mes gonds! J’avais armé du droit, prêt à lui asséner un coup de poing massue sur son coude pour qu’il lâche ma gnole, mais il avait ouvert son clapet avant que j’aie le temps d’enclencher quoi que ce soit.
— Moins fort Billy! Putain! On se connait bien toi et moi, et tu sais bien qu’un truc pareil m’a fait cogiter toute la nuit. Ce maudit chat m’avait rencardé comme personne et j’ai décidé d’y retourner le lendemain. Le matou était encore là, et il m’a pistonné sur toutes les courses de la journée, Billy! Toutes! Qu’importe ma question, Gepetto avait toutes les réponses! Au tact au tact! Je suis reparti jouer et devine quoi! J’avais plus assez de poches pour tout le pognon que ce chat de course me faisait gagner. J’ai joué tous ses tuyaux, tous les jours durant, Sainte Vierge!, j’en étais rendu à des tonnes de blé. J’ai dormi dans des palaces à plus de 5 000 euros la nuit, avec des bouteilles à plus 5 000 euros le litre et avec des femmes à plus de 5 000 euros la pipe! Bon Dieu, Billy! Tu m’aurais vu!
Voilà qu’il s’était mis à chialer comme une chiffe molle. Il mouchait dans son coude et sanglotait à s’en fendre l’âme. Si bien, que j’avais finalement dû lui filer le fond de mon verre pour qu’il finisse enfin par se calmer. Ma patience a ses limites, et le voir déglutir mes dernières lampées m’avait poussé dans mes derniers retranchements.
— Regarde-toi mon pote! je lui avais dit plein de dédain. T’es de nouveau sans un rond! Bordel! Tu peux me dire à quel moment ça a déconné !?
— CHHHHHHHUT! qu’il avait soufflé entre deux larmes de crocodile. Billy, putain, Billy! C’est bien ce que je me demande aussi!
— Et ton chat? Gepetto?
Il a ravalé son chagrin et j’ai bien cru qu’il allait encore me mimer sa gorge sèche, auquel cas il aurait pris mon poing dans la figure sans sommation, mais ce fut pas le cas. Il avait fait son signe de croix. Comme si la croyance avait été son fort. Et il avait repris, l’air grave.
— Y a deux jours, je suis allé voir Gepetto comme d’habitude, et comme d’habitude il était là, et comme d’habitude il trémoussait ses moustaches, et comme d’habitude il m’a refilé un tuyau. Mais juste un, bon Dieu, un seul!
— Et qu’est-ce qu’il t’a dit?
— Il m’a dit: “Arnorld, aujourd’hui, tu vas redevenir fauché”.
— Et c’est tout?
— Putain oui Billy! Rien d’autre! J’avais beau lui poser mille questions, du pourquoi ou du comment, sa seule réponse c’était qu’j’allais finir la journée à la rue et que c’était fini pour moi tout le saint-frusquin, les saints Hôtels, les saints Banquets et tout le tralala.
Je l’avais reluqué de haut en bas, de son exosquelette magnifique à ses piteux vêtements aux fils qui pendent avec des trous clairsemés ici et là.
— À te voir mon vieux, le chat a pas eu l’air de s’être trompé!
— Un peu qu’il a eu raison! Le jour même, je perdais à toutes les courses, à toutes les réunions, toutes les pouliches, trans ou non, bite en carbone ou pas. Tout ce qui était vrai la veille ne l’était plus, Billy! À la fin, j’ai choppé une piècette d’un euro qui me restait au fond d’une poche pas encore trouée! Et figure-toi qu’avant de la jouer, j’suis retourné voir Gepetto.
— Bon Dieu! Et il était encore là?
— Pardi! Un peu qu’il était là! Il fanfaronnait. Il se léchait le poil. Ce connard faisait sa toilette pendant que j’étais en train de perdre toute ma fortune! Alors je me suis approché doucement faisant mine de le caresser. “Minou, minou, minou! Viens voir papa! Pour te féliciter de tous tes bons pronostiques! Minou!”. J’étais si près que je l’entendais ronronner. Il aimait ça, ce chat de merde! Qu’on lui brosse le poil! Qu’on lui pose des questions et qu’il réponde à tout! Il m’a fait ses yeux ronds, tout mignon, prêts à prédire l’avenir et c’est là que je l’ai chopé par la peau du cou et que je lui ai tordu la nuque! PAF! Comme ça!
— Putain de merde, Arnold! T’as tué un chat! Enfoiré d’assassin au sang froid!
— CHHHHHHHHUT!! Billy, fait pas chier, tu veux! boucle-la! Il y a des végans partout de nos jours et j’ai pas envie de prendre vingt ans à cause d’un maudit chat! Moins fort, tu veux! Enfin bref, quand j’ai jeté Gepetto dans une poubelle deux rues plus loin et que je l’ai vu s’enfoncer de tout son poids au fond de la boîte, j’lui ai dit: “Et celui-là, tu l’as vu venir, saloperie?” Et j’ai attendu quelques secondes que ce satané matou trouve quelque chose à en redire, mais que dalle!, il était mort le con! Monsieur je sais tout ne savait plus rien! Rien! Bordel, Billy, j’étais pas peu fier et tu sais quoi mon vieux?
Ce n’était pas vraiment une question. Il s’était relevé du tabouret de bar et il branlait encore de gauche à droite en fouillant ses poches à trous. Il avait les bras enfoncés jusqu’au coude pour chercher dans les entrailles de son pantalon. Après s’être enfoui dedans jusqu’à ses épaules, il en ressortit d’une traite, le sourire aux lèvres, heureux d’avoir trouvé quelque chose dans toute cette misère.
— Guette donc ce qui me reste! La pièce d’un euro! Fauché qu’il avait dit le Greffier! Fauché! HAHA! Laisse-moi rire! Tiens, c’est ma tournée Billy! Va donc nous chercher deux bières!
À ce prix-là, l’enfoiré savait très bien qu’il ne payerait même pas la moitié de la note avec une seule pièce d’un euro, mais j’étais tout de même allé à la tireuse automatique pour remplir un énième verre. Et pour chacun de nous. Bon Dieu! Quelle histoire!
Dans la machine, j’y avais mis la dernière pièce du chat Gepetto et tout un autre tas de pièces qui était les miennes. Vite fait, j’étais revenu à plein au comptoir. On était assoiffés.
— Quelle époque, Billy! Bon sang!
— Tu l’as dit Arnold!
— Mais tu vois, mon vieux, grâce à ce putain de chat, si y a bien une chose que je retiens de tout ce cirque, c’est qu’aussi malin qu’il était, il ne l’a pas vu venir c’qui se tramait là-haut! qu’il m’avait dit, fier comme un bar-tabac en tapotant de son index le long de sa tempe.
Sans dire un mot de plus, on s’était regardé comme pour trinquer. Puis dans la foulée, on avait descendu nos verres.