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 Adi, durant son enfance, fut un garçon indiscipliné et sauvage qui parcourait une vallée herbeuse se transformant, dès la fin de l’hiver, en un tapis de fleurs.

Il courait derrière les troupeaux de chèvres et les bergers, furieux, le rattrapaient parfois, le rouaient de coups et lui pinçaient jusqu’au sang les oreilles. Il s’assagit en grandissant, observait la nature, et un soir il aperçut, chose rare, un guépard persan s’abreuvant à une source. Plus tard, apprenti chez le ferronnier du village, il devint maître soudeur. Très vite, il travailla sur d’importants chantiers dans le sud du pays, un pays du proche orient à proximité de la péninsule arabique. Il y rencontra sa future épouse, Zainab, et ils eurent deux enfants. Son employeur fit faillite, abandonnant ses ouvriers. Mais était-ce vraiment de sa faute? Le pays sortait d’une guerre et manquait de la plus élémentaire stabilité. Adi ne parvint pas à retrouver du travail, l’argent ne rentrait plus, sa femme lui en fit le reproche, le couple se sépara. L’épouse partit vivre chez sa mère et lui, avec ses enfants, chez ses parents dans le village de N.; mais on ne trouvait pas non plus de travail à N., la région était pauvre, plus pauvre encore, et un matin il quitta les siens pour se rendre en Europe, y trouver un emploi et une maison.

Durant plus de deux années, on n’eut plus de nouvelles de lui, jusqu’à ce qu’il revienne au pays en disant qu’il avait trouvé un endroit où s’installer. Peu de temps après, il prit à part ses deux enfants et il leur expliqua la situation. Ils partiraient tous les trois jusqu’à la frontière turque et puis ils marcheraient jusqu’à destination en traversant le continent européen. Il avait perdu tous les papiers dont il avait besoin, on les lui avait volés, mais ce n’était pas grave, Dieu les protégerait. Il prévint la maman des deux enfants qu’il partait avec ses fils pour leur assurer un avenir. La mère des deux petits, qui vivait à présent avec un autre homme, leur rendit visite. Elle pleurait, elle n’avait pas vu ses enfants depuis deux longues années et cela avait été un déchirement. Une heure plus tard, les parents d’Adi lui signifièrent de partir. Elle n’avait pas le choix.

Adi et ses fils s’en allèrent comme prévu avec sur leur dos leurs bagages. Durant le trajet, il fit comprendre à ses enfants qui avaient à présent cinq et six ans qu’il n’avait pas obtenu le droit d’asile. Il avait tenté de s’établir en Belgique, un petit royaume près de l’Allemagne, mais là, après quelque temps, le Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides lui avait signifié qu’il venait d’un pays où le taux de reconnaissance est très bas et que le dossier qu’il s’était constitué n’avait pas été jugé recevable. Ses petits garçons ne comprirent pas tout, sauf que cela allait être très compliqué parce qu’en réalité il n’y avait pas de maison au bout du chemin. Mais Adi les rassurait, il croyait en lui et à sa bonne étoile, il les protégerait, il priait pour eux, ils ne devaient rien craindre, ne pas avoir peur. Pour avancer, la seule solution consistait à voyager clandestinement, ce qu’ils firent.

Ils marchèrent beaucoup, par tous les temps, de nuit principalement, passant des frontières, traversant des forêts. Comme Adi n’avait de toit nulle part, il tenta sa chance dans différentes contrées, avec ses enfants cette fois, comme le lui avait conseillé un homme originaire de sa région qu’il avait rencontré lors de son passage à Bruxelles. Il avait trouvé cet homme juste et avisé et ils étaient devenus amis. L’idée qu’avec ses enfants des portes s’ouvriraient lui avait semblé une planche de salut, pour eux et pour lui. Mais les calculs d’Adi ne furent pas les bons. Enfants ou pas, il ne remplissait pas les conditions à cause de son pays qui avait un taux de reconnaissance très bas et même si celui-ci se relevait lentement d’une guerre, les combats, jugeait-on, n’inquiétaient plus. Et puis surtout, sa demande de régularisation avait été refusée en Belgique, ce qui ne l’autorisait plus à la recevoir ailleurs.

Durant quatre années ils marchèrent et marchèrent encore, traversant toutes les nations d’Europe: la Grèce, l’Italie, l’Espagne, le Portugal, la France, l’Allemagne où ils trouvèrent refuge dans un camp de réfugiés. Ensuite, ce furent les pays du nord: le Danemark, la Suède, la Norvège. Dans chacun de ces États, Adi demandait le droit d’asile, et comme les réponses tardaient, il les quittait les uns après les autres, impatient. La chance allait venir, il ne se trouvait pas à la bonne place, c’est tout, et il fallait recommencer jusqu’à trouver le bon territoire, le bon endroit. Adi s’armait chaque jour de courage afin d’y croire. Il existait bien sur cette terre un peuple à visage humain? Il était croyant, impatient et têtu. De plus en plus têtu, comme durant son enfance. Adi et ses fils montaient en resquillant dans des trains et se cachaient dans les toilettes pour éviter les contrôleurs. Ceux-ci quelquefois l’apercevaient et comprenaient qu’il n’était pas en règle, mais ils voyaient aussi les enfants et ils ne voulaient pas les traumatiser en vérifiant le titre de transport de leur père. Ils auraient dû le faire sortir du wagon, appeler la police ferroviaire… grâce à ses enfants, Adi ne fut jamais appréhendé, les contrôleurs, examinateurs, vérificateurs, l’ignoraient à dessein, mais aucune solution à l’errance ne survenait. Ils se cachaient aussi dans des camions pour gagner du temps, pour raccourcir des trajets toujours plus épuisants. Éreinté, après toutes ces années perdues, Adi décida de revenir en Belgique parce que s’y trouvait son ami. Ses garçons avaient grandi, ils ne supportaient plus cette vie; alors, ayant retrouvé son compatriote, celui-ci les confia à une dame qu’il connaissait. Adi tenterait à nouveau sa chance pour éprouver la réussite, essayer le tout pour le tout.

Il s’était joint le long du canal à des dizaines de réfugiés qui vivaient là, regroupés, dans des tentes de fortune légères, sans nourriture, sans rien, des hommes, mais quelques femmes aussi, des mineurs d’âge, chassés du squat de la rue des Palais. Leur squat n’en était pas un. Un taudis, oui, pas un palais. Il pleuvait. Des habitants et des associations leur apportaient de quoi se nourrir un peu, des manteaux, des gros pulls, du papier toilette, du savon, des chaussures, du dentifrice, mais ce n’était pas assez, cela dépannait, sans plus. C’était l’hiver, il faisait froid. La nuit, les températures descendaient en dessous de zéro. Le 7 mars le campement fut démantelé. Les affaires personnelles et les tentes jetées dans un conteneur par les gardiens de la paix. Les personnes délogées trouvèrent refuge dans un bâtiment vide. Selon une association d’aide aux démunis, des ouvriers, sur l’ordre des autorités, auraient percé volontairement des trous dans le toit, laissant passer la pluie, afin de cataloguer le logement comme insalubre et évacuer les demandeurs d’asile rassemblés là. Un autre bruit courait qui était parvenu aux oreilles d’Adi: ils devaient quitter ce lieu, sans eau ni électricité — et Adi n’en croyait pas ses oreilles —, parce qu’on y avait trouvé de l’amiante. Il s’en fichait complètement de l’amiante, il avait jadis travaillé sur des chantiers qui en étaient remplis; il n’avait jamais été malade et il n’en était pas mort. Mais de froids oui, ils avaient failli mourir, en Norvège, lui et ses garçons, lorsqu’il les avait recouverts de presque tous ses vêtements pour qu’ils survivent au gel, et qu’un paysan les avait trouvés par hasard et les avait secourus.

Pendant ce temps, la secrétaire d’État à l’asile et à la migration accordait une interview à la presse. — “C’est toujours un échec d’avoir des personnes en rue. Tout le monde doit être accueilli le plus vite possible.” Cependant, précisait-elle, les arrivées de migrants sont telles qu’il n’y aura jamais assez de places pour les loger. Elle relevait que des personnes restaient dix, voire quinze années dans des centres en multipliant les procédures de séjour, alors qu’elles avaient reçu une décision négative dès leur arrivée ou presque. Pour elle et le gouvernement, ils prenaient la place des nouveaux demandeurs, dont un bon tiers au moins avaient des chances d’être reconnus. Pour cette raison, entre autres, elle et le gouvernement avaient décidé de changer la loi accueil afin de s’assurer que, pour les demandeurs d’asile, se lancer dans de nouvelles procédures n’ait plus de sens. En cas de décision négative, il fallait quitter le pays illico. Elle comptait sur leur coopération.

Dans ce groupe d’une centaine de réfugiés, qu’Adi fréquentait, — où se cachaient les autres? — il voyait un espoir et il s’y accrochait. Dans ce rassemblement, majoritairement des hommes, certains savaient lire le français, ou le néerlandais, et traduisaient ce qu’ils lisaient dans des journaux qu’on leur avait apportés pour se protéger du froid. Ils lisaient les chances amoindries de reconnaissance, le durcissement des positions du gouvernement, et cela leur parvenait comme des portes qui se refermaient à nouveau, comme un coup du sort pour d’autres, celui dont il faudrait encore se relever. Adi avait été fort, volontaire, il s’était révélé capable d’aller au-delà du courage durant toutes ces années; mais cette fois, il n’en pouvait plus. Il se retrouvait là, au cœur de l’Europe, dans sa capitale, et le même mur administratif, les mêmes barrières, le même rejet que partout ailleurs s’érigeaient.

Le 12 mars, un collectif citoyen dirigea Adi et la petite soixantaine de réfugiés vers le centre de crise national en cours d’achèvement, dont l’ouverture était prévue l’année suivante. Dans la soirée, la police encercla le bâtiment. Cette occupation n’était pas légale, mais l’aide d’urgence aux personnes primait sur la légalité. Cette “saisie solidaire”, cette solution d’extrême urgence, visait à forcer le gouvernement à respecter son obligation d’offrir un toit et des conditions de vie décentes à quiconque vit dans la précarité. Une centaine de citoyens — auxquels s’étaient intégrées quelques personnes comme Adi — se rassemblèrent aux abords de ce centre afin de dissuader la police, par leur seule présence, de refouler une fois encore les réfugiés en attente de reconnaissance. Grâce à une mobilisation citoyenne, des matelas, des couvertures, des sacs de couchage réapparaissaient ainsi que de la nourriture et des médicaments, mais les forces de l’ordre empêchaient les malheureux de s’en emparer. Ceux qui avaient besoin de soins ne pouvaient pas en bénéficier. On ne respectait plus rien, ni les droits de l’homme ni aucune convention. “Les hommes et les femmes naissent libres et égaux en droits”; cela ne valait plus pour les migrants tentant de s’établir dans des états européens soumis, disait-on, à une forte pression migratoire.

La police obéissait aux ordres qu’elle ne pouvait trahir. Ni eau, ni nourriture, ni sacs de couchage, ni soins. À tous ces naufragés, la rue leur était interdite, les squats aussi, et l’aide des citoyens et des ONG étouffée. Des patrouilles d’agents veillaient et agissaient.

La dignité humaine, qu’est-ce que cela pouvait encore signifier? Adi se disait qu’aujourd’hui, l’humanité d’aujourd’hui, c’était laisser mourir les gens dans des camions, dans la rue, sur des plages, et plus personne ou presque ne s’arrêtait pour même s’en apercevoir. Il en avait vu des drames, plein, durant son périple, et ses enfants aussi, des choses qu’on ne doit pas voir à leur âge. Jamais. Aujourd’hui on enjambait les corps, pensait Adi, comme des privilégiés nient ou écrasent les plus faibles partout dans le monde; certains de leur bon droit, protégé par leur situation, par de beaux diplômes parfois, mais se retranchant surtout derrière leur égoïsme, leur lâcheté. Leurs vies s’affichaient comme étant sans reproche, mais n’étaient faites, en réalité, que d’affreuses compromissions, d’intrigues et d’insolents mensonges. Que voulait dire encore le mot solidarité?

Est-ce que l’Europe trouverait un consensus autour d’une réduction des flux migratoires? — “Non, affirmait la secrétaire d’État. Ce qu’on veut c’est avoir des frontières mieux contrôlées, où on enregistre toutes les personnes pour savoir qui est sur le territoire. Orienter les personnes vers les bonnes procédures et organiser les retours dans les pays d’origine plus rapidement. L’argent européen doit être utilisé pour mieux contrôler les frontières, via des patrouilles, des caméras, des barrières.” Avec des murs? avait demandé la journaliste. — “Si c’est avec des portes, oui.”

Ce n’était pas la secrétaire d’État qui décidait de qui avait besoin de protection, elle le disait, c’était le Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides.

Les migrants furent délogés du centre de crise national, et chassés dans la rue où ils ne pouvaient pas non plus se trouver. Pour la première fois, Adi se découragea, complètement; à son aventure il ne voyait plus de sens, il lui échappait. Il se dit qu’il n’était peut-être plus désormais qu’un animal, mais il avait cependant une conscience et il pensait que les Hommes l’avaient perdue, qu’ils n’étaient plus dès lors, comme lui, que des bêtes. Suivant des compagnons d’infortune, il se dirigea vers le canal pour espérer y retrouver des tentes. Sur place, il attendit la nuit noire et il se blottit, accroupi sur le pont, au pied d’une poutre métallique qui s’enfonçait dans l’eau. Sur le trottoir en réparation, il s’aperçut que quelques pavés n’avaient pas encore été posés sur leur lit de mortier et qu’il serait aisé de les déplacer. Il les fixa longtemps. À un moment il se leva et il en porta quatre au pied de la poutre. Ensuite, il s’accroupit de nouveau et dans chacune des poches du long manteau qu’il portait sur lui, une pelisse qu’une femme avec des yeux bleus et un nœud jaune dans les cheveux, il s’en souvenait, avait réussi à lui procurer, il glissa les deux pierres. Le visage de ses enfants accaparait son esprit, il ne pouvait plus s’en détacher, mais en même temps la honte l’envahissait, trop grande pour envisager de retourner au pays des deux fleuves, avec ses troupeaux de chèvres, ses vallées remplies de fleurs et ses guépards persans. Démuni, indigne, dégradé, la certitude du déshonneur et de l’humiliation prit le dessus. Un paria, voilà ce qu’il serait s’il retournait chez lui. Un paria et rien d’autre. Sur la vie, il s’était trompé et aussi sur les Hommes et sur lui-même. Et Dieu, que faisait-il? Pourquoi une telle souffrance? Jusqu’ici, il avait porté son exil comme la tortue sa carapace, refusant d’abandonner. Il se pencha, fermant les yeux, s’accrocha au pilier en le serrant très fort pour ne pas glisser d’un coup à cause du poids des pierres, et s’enfonça dans l’eau sans presque faire de bruit. Quelques-uns, dans les tentes que de bonnes âmes leur avaient apportées une fois encore, perçurent une sorte de clapotement, mais, ensommeillés, épuisés, ils se retournèrent sans comprendre.

À l’aube, on signala un corps qui flottait, inerte, à une centaine de mètres du pont. Le médecin légiste conclut à un suicide et l’homme repêché étant inconnu, sans identité, l’enquête s’arrêta là. Le lendemain, dans un journal, était écrit: “un homme se noie dans le canal” et ce fut tout.

Pas de commentaire, geen commentaar, no comment, relayèrent les porte-parole du gouvernement qu’on avait interrogés.

Telle fut la vie d’Adi. Ces enfants, placés par le Service d’Aide à la Jeunesse, tenteraient, mais comment? De se reconstruire.

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