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Garden-party

La langue française est fichue. C’est ce que j’entendais partout et sans cesse depuis que l’écriture inclusive s’installait, et que les mots d’argot, les néologismes suspects et le langage informatique s’ajoutaient aux anglicismes, lesquels proliféraient dans toutes les classes sociales et dans nos dictionnaires. Propos qu’assénait Marielle qui m’avait chopé par hasard, m’apercevant dans sa smart rouge décapotée à la sortie du bus 366. Je marchais de son terminus vers la correspondance qui me conduirait en direction de la fête qu’organisait Jérôme, un raout justifié par le lancement de son nouveau livre. 

— Je m’y perds, dit Marielle, des fleurs dans ses cheveux blonds, des bracelets aux chevilles, et qui conduisait un peu distraitement sa petite auto à travers les routes de campagne agréables et sinueuses en ce beau jour d’un bel été. Je m’y perds. Son bouquin n’est pas mal, j’en ai lu une première mouture. Pas mal, mais pas fluide. Écoute, l’écriture inclusive c’est n’importe quoi. Quand je lis dès la première phrase “Se sentir agressé.e en l’absence de menaces ne va pas de soi. Les dominant.es ne sont pas les seul.es à s’estimer menacé.es” ce n’est pas possible. Qu’est-ce qui lui a pris? Qu’il défende l’égalité des genres, la communauté LGTBQI+, d’accord, et j’en suis, mais est-ce que la parité doit passer par l’écriture indigeste? Je me méfie de l’égalité parfaite, elle ne produit rien de bon, l’utopie communiste on sait ce qu’elle a donné. À travail égal, salaire égal, oui, c’est une évidence, mais saccager et alourdir une langue sous prétexte que le masculin l’emporte en trop de circonstances, il ne faut pas rigoler. Les noms de métier, d’accord, et quelques bricoles, mais pour le reste je me méfie des extrêmes, tu sais. La langue française est fichue! 

Je laissais dire. La prolixe Marielle je l’aimais bien, mais, pas de chance pour moi, elle préférait les personnes de son sexe, aucune ambigüité possible… Ceci dit, ses grands yeux bleus et ses tops moulants, ça m’allait. Je lui ai demandé si elle prenait bientôt des vacances, et tandis qu’elle s’engageait dans une réponse trop longue, plus bavarde que mon canari, et que je ne l’écoutais pas, je pensais que oui, l’écriture inclusive c’était un excès de zèle, une fantaisie en vogue solidaire du mouvement MeToo. Il en restera quelque chose et ce ne sera pas plus mal. Quant aux anglicismes, ils apparaissaient puis ils disparaissaient. Effet de mode. Les meilleurs perduraient. Mais pourquoi “flyers” à la place de “prospectus”? Et puis, les angliches nous empruntaient nos mots à nous, comme l’expression “déjà vu” qu’ils prononcent “déjà vou” ce qui lui donne tout son charme. Ou “joie de vivre” qu’ils utilisent souvent. “He has un je-ne-sais-quoi of joie de vivre”, oui, j’avais déjà prêté l’oreille à ce genre de propos quelque part, au Food store de W. H. Smith rue de Rivoli je crois. Je me planquais volontiers dans cette librairie à l’époque, pour passer le temps.

 — Et voilà, dit Marielle qui achevait son long monologue, comme ça tu sais tout! 

En réalité je ne savais rien du tout, elle avait dû m’éclairer sur une future destination exotique à bord d’un trawler boat (plus jamais d’avion depuis qu’elle avait viré écolo), mais je lui ai répondu que ce n’était pas mal comme projet et que je comptais sur elle pour m’envoyer une carte postale. Les photos sur WhatsApp, je ne pouvais plus les supporter. L’immédiateté j’en étais saturé, je ne voulais pas vivre accroché à un téléphone ni à qui que ce soit. 

— Comment va Chloé? 

— Oh, j’sais pas, je pense qu’elle va pas mal.

— Vous êtes toujours ensemble?

Je détestais les questions bateau et celle-ci en était une, mais je décidai de répondre.

— Ensemble, qu’est-ce que ça veut dire? Ensemble ça signifie quoi? Oui, nous sommes “ensemble” lorsqu’il nous plait de nous retrouver et non, nous ne vivons pas ensemble, sous le même toit comme tu sais, et cela nous convient.  

Combien de fois avais-je déjà répété cela! Le ton employé était un peu rude et Marielle me dit:

— Oh! je ne voulais pas te vexer. 

— C’est trop tard lui ai-je répondu, mais je ne t’en veux pas et je n’ai surtout pas envie que tu me débarques au milieu des champs.

— Achète-toi une voiture électrique, comme moi, et tu seras libre, toi qui y tiens tant.

— Qu’est-ce que tu en sais? La liberté, ça existe? J’pense pas. 

— Oh, Gilles, tu ne changeras jamais, t’es barbant à la fin.

— J’y compte bien. J’suis barbant parce que tout autour de moi l’est. Ce n’est pas de ma faute. Tu t’rends pas compte, mon nouveau chef est un nase. Le moindre mot que tu lui balances, il l’interprète. La modestie, la gentillesse, il les traduit comme étant de la prétention. Jamais rencontré quelqu’un qui fait déborder à ce point l’interprétation sur les signes. Un esprit jaloux ou paranoïaque, j’sais pas. Les fonctionnaires je m’en méfie, et c’en est un. Celui-là ne comprend rien à rien, tout ce qui lui importe c’est écraser l’autre et garantir sa propre sécurité. Sécurité d’emploi, les bons calculs pour le plus d’avantages possible. Je déteste ce genre d’énergumène, et cependant c’est à lui que je dois rendre des comptes. Le genre de type qui pousse au suicide convaincu qu’il a raison.

— De pousser au suicide?

— Non, d’avoir raison, de connaître les intentions de l’autre. Une plaie. Jamais vu ça!

— Change de boulot!

— Pas moyen.

J’ai poursuivi l’échange avec davantage de délicatesse en aiguillant la conversation sur le bon vieux temps, pas si ancien du reste, celui de notre jeunesse étudiante à Marielle et à moi, et les concerts de Charlie Winston et de Bertrand Belin que nous allions voir à La Madeleine.

— Chouette salle La Madeleine, comme c’était bien! a dit Marielle, et elle a posé sa main droite sur ma cuisse, délibérément ou pas. Elle l’a retirée aussitôt.


Nous sommes arrivés sentier des Pleurotes et tout de suite après devant la maison de Jérôme, une belle maison blanche avec alentour un grand jardin étagé qui surplombe le village. Le soleil scintillait entre les branches des bouleaux et d’un chêne vieux de mille ans. Des arbres fruitiers, des parterres de fleurs, deux salons de jardin couleur pastel et d’épais et énormes coussins sur des palettes peintes en bleu, disséminées un peu partout sur les pelouses, comme à Miami dans les années 80, voilà pour le décor. Un buffet d’une interminable longueur trônait près du garage plus vaste que ma propre maison, lequel abritait un ancêtre, un cabriolet Jaguar XK150 de 1961. Le principe de la fête chez Jérôme c’était cette bonne vieille auberge espagnole, et j’avais rapidement concocté une salade de riz, tomates, poivrons et thon, mélangés à une sauce vinaigrette dont j’avais le secret. C’est ce que je disais autour de moi, mais en réalité il n’y avait pas de secret. Je saupoudrais le tout de brins de ciboulette. Beaucoup de ciboulette qui poussait sur mon balcon en ville dans les échappements d’automobiles. Je suis arrivé avec cette préparation contenue dans un Tupperware, et Marielle avec sa quiche sur une assiette à pizza. Personne ne venait à notre rencontre et j’ai déposé mon plat sur le buffet déjà très encombré. J’ai remarqué un pain de veau qui m’a semblé très réussi et sans doute excellent. Rien que sa vue m’a ouvert l’appétit. L’ex-épouse du maître de maison s’est approchée, elle secondait Jérôme. Depuis leur rupture ils ne s’étaient jamais aussi bien entendus. Je l’ai saluée et juste après j’ai sorti de mon petit sac à dos un livre que je lui ai offert, car la veille cela avait été son anniversaire et je m’en souvenais. Ce livre c’était Le dernier été en ville de Giancarlo Calligarich, le genre de bouquin que j’adore partager, l’ayant lu à quatre reprises pour me délecter à chaque fois de l’ambiance romaine, de la dolce vita, et des personnages, Léo, Graziano, le Comte Sant’Ellia et Arianna naturellement. Mes goûts semblaient rarement partagés, mais je m’obstinais. Sur la page de garde j’avais dessiné la silhouette stylisée de l’ex en question, et en filigrane un homme, un prétendant tout occupé à exécuter un baise-main et qui symbolisait ses nombreux admirateurs. Ensuite je lui ai demandé un plat en céramique pour transvaser la salade de riz. Elle a répondu oui, mais elle ne l’a pas fait. Autrefois elle aurait pris en considération cette demande, mais ces derniers temps elle s’était endurcie tout en restant très belle, avec cette fierté, cette prestance propre aux aristocrates. La vie l’avait rendue inclémente et plus sèche, avec moi du moins. Je comprenais, mais je la préférais, comment dire? comme avant. Jérôme arriverait en cours de soirée, un imprévu, s’excusait Louise, sa fille, avec cette précision: son avion en provenance de Malte avait du retard. Pour l’événement qui ce soir-là nous rassemblait, la tenue souhaitée devait correspondre à celle des années soixante en lien avec le sujet du bouquin qui nous réunissait. Je ne m’en étais pas soucié, mais quelques-unes et quelques-uns oui: chemises à fleurs, pantalons pattes d’éléphant en peau de pêche, longues robes colorées à motifs psychédéliques, turbans, ponchos, foulards, bracelets, etc. Quelques perruques aussi, portées par les plus jeunes, de longs cheveux comme ceux de Bill Ward et Ozzy Osbourne du groupe Black Sabbath, et au cou un collier avec le pendentif Peace and love de chez Smiffys acheté 4 euros 99 chez Amazon. Ça leur allait bien aux deux fils de Jérôme, cette farce qu’ils assumaient pleinement. Le cadet, Xavier, dix-huit ans, portait son postiche à l’envers et l’on voyait l’étiquette qui indiquait à côté du logo d’un fer à repasser une croix rouge, et 30° en face du dessin d’un thermomètre qui signalait la température de lavage. Son frère c’était Juan, un prénom prédestiné pour ce tombeur malgré lui. Les conquêtes semblaient si faciles, mais toujours éphémères. Il les trouvait tantôt trop, tantôt pas assez, ou trop et pas assez en même temps, et elles pensaient à peu près pareil à son sujet, ses jolies conquêtes. Il se cherchait et dans l’intervalle, à force d’indécision, il se retrouvait parfois seul et rempli de doutes. Marielle s’est fondue dans la foule et je me suis rapproché d’un mange-debout. J’ai salué Claude, Blaise et Barak, de vieilles connaissances du genre de celles qu’on aime retrouver parce que ces gars n’étaient pas compliqués, égaux à eux-mêmes. Xavier me suivait. Louise, une beauté longiligne, mince comme un roseau, affichait un sourire sincère et pour tout dire, éclatant, plus beau que celui de Scarlett Johansson dans Lost of translation. Elle remplissait volontiers les coupes de champagne des soiffards qu’étaient Claude, Blaise, Barak et moi. Xavier tendait son verre, lui aussi. Ces coupes nous engagèrent à converser plus hardiment et la discussion dériva, non pas sur le bouquin de Jérôme, excellent certainement malgré l’écriture inclusive, comme toutes les autres de ses intrigues familiales habiles et sans fin, mais sur l’état de santé de la langue française. Pour changer. Blaise nous invita à le suivre jusqu’au fond du jardin, sous un grand pommier, face au soleil déclinant, qui de jaune pâle devenait rose et orangé. J’ai pensé, à nous entendre ainsi palabrer comme des sages, au jardin d’Épicure, et au bonheur des discussions profondes ou légères, peu importe, qui n’avaient pour but que celui d’échanger, d’être à l’aise, serein.

— Jérôme vend bien, dit Claude, et dans toute la francophonie.

— Ouais, dit Xavier. Au fait, c’est quoi la francophonie, exactement? Mon père y m’a jamais dit.

— Je vais te répondre, dit Claude qui appréciait ce rôle de pédagogue. C’est, comment dirais-je, promouvoir la langue française et appliquer une coopération politique, économique, éducative et culturelle au sein de pays ou la langue française est véhiculée, peu ou prou. Un peu ou beaucoup si tu préfères.

— J’avais compris, tiqua Xavier.

C’est une organisation internationale francophone. Les pays d’Europe ont perdu leurs colonies et cette organisation c’est une manière pour eux d’y être toujours attachés. Inutile de se cacher que l’économique prime dans cette affaire. Ne pas tout perdre des territoires conquis autrefois ou simplement convoités, comme l’île de Sainte-Lucie que les Français se sont disputée avec les Britanniques.

— C’est un organisme important, précisa Blaise, il faut bien structurer, construire, se défendre, préserver un groupe social, se souvenir des événements du passé qui l’ont forgé. 

— Et ainsi s’érige l’histoire, dis-je, au nom des intérêts des uns et des autres. Inutile de tergiverser. Vous savez, la francophonie comme tout le reste, les historiens se pencheront sur elle, et ils y mettront toute la subjectivité dont ils sont capables, et leur rôle sera, comme toujours, de fournir une description exacte de ce qui, en définitive, n’est jamais arrivé. 

— C’est fou ça, s’exclama Xavier qui semblait se remémorer quelque chose. 

Xavier, parlons-en, c’était un as du storytelling sous le pseudo “FXav”. Sur les réseaux il s’affirmait de plus en plus comme une valeur sûre grâce à ses story précises et émouvantes à propos de jeux vidéo. Son frère, assistant-réalisateur, l’aidait à insérer des séquences amusantes aux images extraites de ces jeux. Ça rendait le résultat vivant, attachant, pop. Pour raconter des histoires, Xavier tenait de son père, et ses montages accrochaient des centaines de milliers de followers. Parmi la manne de commentaires, on pouvait lire celui de “saucisson 523” qui indiquait qu’il n’avait jamais entendu de story aussi bien narrée. Un régal qui lui donnait l’envie de s’approprier nouveaux jeux, nouvelles consoles, etc. “Leilatraffic@kops” s’emballait en écrivant “FXav, t’es trop bien, je t’aime!”. Le reste était à l’avenant, du même tonneau, du même acabit. TatianaM 18: “Magistral, vraiment!”. Superchaussettes 22 en remettait une couche: “Une dinguerie ta vidéo, story parfaite. Je m’abonne!”. “IL EST OÙ

 MON SHORT!!” avait glissé le frère de Xavier qui craignait de ne plus le revoir (son short). Soit. Du coup, des annonceurs se sont penchés sur cette pépite de FXav; ils lui proposèrent 20 000 balles pour faire la pute (la pub), et Xavier, depuis, sur le ton cool, nonchalant, qui séduisait ses fans, introduisait furtivement dans ses performances des messages: “grâce à H. le sponso, je peux me permettre de porter une montre sobre et élégante avec une belle finition. Et si vous utilisez le code FXav vous pourrez profiter de 10 % de réduction. Jetez un coup d’œil aussi sur la gamme de lunettes de soleil avec monture en bois, de quoi parfaire votre look avec style et originalité. Si comme moi vous aimez les objets de marque…” et ainsi de suite. Mais ce n’était pas vrai, Xavier, un peu pataud, limite Droopy, le chien flegmo-lymphatique créé par Tex Avery, il s’en fichait des marques et de tout, sauf de s’immerger dans des univers parallèles, des games complètement déjantés. Ses récits, ses posts, les internautes en gardaient un souvenir durable, car aptes à émouvoir leur cible, à susciter l’empathie, grâce aux codes narratifs qu’il maîtrisait.

Je poursuivis mon intervention — eh bien oui, l’histoire s’invente, est rectifiée plus tard par ceux qui se font appeler le plus souvent les nouveaux historiens, qui creusent, consultent les archives et exhument en quelque sorte davantage d’objectivité.

— À ce propos j’ai en tête une charade, intervint Claude, qui tombe à pic, comme on dit: mon premier est une couleur, mon second un primate proche de l’homme, mon troisième un outil qui serre entre deux mâchoires, et mon quatrième est une bagarre. Mon tout est un chef gaulois qui n’a sans doute jamais existé. Qui suis-je?

— Je sais, dit Xavier, comme par mégarde. La couleur c’est vert, le primate c’est singe, l’outil c’est étau, et la bagarre c’est rixe. Vercingétorix. Cool, fastoche, amusant.

— Mince alors, dit Claude, moi qui comptais vous tenir en haleine…

Je précisai ceci:

— Vercingétorix, excellente transition. Qu’il ait ou non existé, les Romains se sont bien emparés de la Gaule, c’est un fait. Ce que ne relevaient pas nos instituteurs, c’est que César a qualifié ses adversaires de barbares déloyaux et traîtres qui, de plus, se défendaient bêtement, sans stratégie. Les belges n’ont retenus que, horum omnium fortissimi sunt belgae (de tous les peuples de la Gaule, les Belges sont les plus braves), et les Français louent et retiennent ce qui les arrange, de même que les Italiens, les Espagnols, tous. On ne forge pas une identité nationale à partir de maximes dépourvues d’éléments positifs. Si je dis à Xavier, ne t’inquiète pas, mais de tous les peuples de la Gaule les belges se jetaient sur l’ennemi comme des bêtes ignares sans aucune organisation, ça ne va pas le faire, il me semble. Toujours est-il que, les Romains, avides de domination et de profits, disciplinés, ne tolérant pas les barbares, c’est-à-dire les étrangers, s’imposent, et installent la langue latine, du moins dans les élites. Ça parait lointain, mais on utilisait ce système de communication, le latin, dans l’administration, jusqu’à ce que François 1er ne change la donne à la Renaissance. Cependant, la langue latine s’est incrustée dans les églises jusqu’au concile Vatican II, en 1965! Erreur. On lui retirait ce qui lui restait de mystère à l’Église, qui n’eut pas plus d’adeptes qu’auparavant, au contraire.

Barak, qui avait publié un recueil de poésie qui replaçait le rondeau à l’honneur, sauta sur l’occasion; l’opportunité était tentante, à l’évocation de François 1er, pour évoquer les poètes qu’il chérissait:

— Il faut la défendre la francophonie, se souvenir à jamais des poètes qui au XVIe siècle ont révolutionné, perfectionné la langue française. Vous n’avez pas idée de ce qu’impliquait la poésie durant le beau siècle. Les versificateurs de l’époque, c’étaient d’habiles artisans, des rhétoriqueurs recrutés par des maîtres de cour dont ils faisaient valoir les mérites et les hauts faits. Des agents publicitaires en quelque sorte. Mais à côté de cela, leurs protecteurs leur accordaient beaucoup de liberté, pour autant qu’ils revendiquent le sens esthétique le plus abouti, ce sens esthétique qui se confond avec le sens de la vie à cette période dans les milieux favorisés. “De tous les ouvriers, le poète est le plus amoureux de son ouvrage”, a écrit Montaigne. On n’imagine pas le travail et l’exigence inouïe des rhétoriciens de l’époque, capables d’une virtuosité à jamais perdue, je le crains. Ronsard, du Bellay, Jodelle, Tahureau. Ils savaient y faire ces poètes. “Mignonne allons voir si la rose”, écrit Ronsard. Or la rose a perdu ses couleurs, CQFD: profitez du temps présent. Tahureau, lui, ne se baignait qu’aux frayeurs de la mort, et jean de Sponde écrit ce vers splendide: “j’ai vu fondre la neige et ses torrents tarir”. Elle n’est pas belle la langue française? Un miracle! comment l’abandonner?


Décidément, un peu éméchés, la conversation partait dans tous les sens. Xavier dit:

— J’ai faim, je vais voir auprès de maman si on attend mon père pour ouvrir le buffet.

— Bonne idée, dis-je, préviens-nous. Louise qui s’était aventurée jusqu’au bout du jardin d’agrément vint une nouvelle fois à notre rencontre et déposa une bouteille de Taittinger sur une table basse à proximité. — Servez-vous! dit-elle, ce que nous nous empressâmes de faire.

Claude prolongea les échanges. Je cherchais du regard Marielle, au loin, mais sans succès; cependant, je m’estimais heureux de me trouver en si bonne compagnie, celle de Barak, de Blaise et de Claude, qui m’aidèrent à m’intégrer à ce petit monde bourgeois qui m’accueillait, lequel en vérité ne m’appartenait plus vraiment. Autrefois, au temps de la maternelle, un chauffeur en habit, le képi vissé sur la tête, nous conduisait à l’école, ma sœur et moi, sur ordre de mon grand-père, dans une Mercedes dont l’odeur de cuir imprégnait l’habitacle. L’inconséquence de son fils, ses actes inconsidérés, ses absences, ses frasques, son comportement mu uniquement par la conduite des passions, aboutirent bientôt à une incommunicabilité définitive avec ses enfants et sa femme, et c’est dans une sorte de no mans land identitaire qu’il nous avait plongé. Personne ne savait plus à quelle classe nous appartenions. Cela étant, ne relevant plus d’aucunes, je m’intégrais dans toutes, me sentant dans chacune un peu mis à l’écart. Ce n’était pas confortable, déstabilisant souvent, mais la variété des rencontres dans ces milieux si différents, je la jugeais intéressante, une aubaine parfois. On peut toujours faire quelque chose de ce qu’on a fait de nous, dit Sartre. Décidément, je me pensais vraiment dans le jardin d’Épicure!


Blaise, que le mousseux égayait, m’asséna un coup de coude involontaire dans les côtes, ce qui eut raison de ma rêverie.

— … Voilà pourquoi, disait-il, très animé, la francophonie est ce qu’elle est, une organisation louable, logique au regard des circonstances et de ses intérêts. La langue française ne se porte pas si mal, en partie grâce à la francophonie et ses plus de 300 millions de locuteurs. Dont nous, ici présent. Appliquons-nous à lui faire honneur.

Une cloche tinta qui invitait à rejoindre la table garnie de plats froids. Marielle, réapparue, m’intercepta pour me demander où j’étais passé et elle en profita pour me présenter à des personnes perdues de vue, comme Sophia et Estéban, analystes financiers, très centrés sur eux-mêmes. Ils imitaient sans discernement, eux qui n’étaient rien que ce qu’ils pensaient être, accrochés comme des moules à leur pieu, les manières et les goûts de leur caste, inconscients de l’indescriptible ennui qu’ils généraient. Les yeux de Sophia s’envolaient vers le ciel lorsque j’intervenais, afin de faire croire à mon insignifiance. Cela m’amusait, certes, mais, à cause du temps perdu en sa compagnie, je me présentai tardivement devant le buffet, où le pain de veau, “divin, mais un peu trop salé” déclamait Estéban à la cantonade, n’existait plus. L’espagnol s’était devant moi très généreusement servi. Moins de banquiers, plus de banquise, avais-je lu quelque part, c’est ce qui me passait par l’esprit en l’entendant pérorer. 


Jérôme n’apparut pas. Son avion restait bloqué à Malte à cause d’une avarie de moteur. C’était la version officielle. Ou alors les 9 % de francophones sur l’archipel Maltais se ruaient sur son roman et il devait y prolonger son séjour.

Xavier, malin, se proposa de dédicacer le livre de son père à sa place, et beaucoup s’en réjouirent, car FXav, des deux, était de loin le plus connu, avec ses centaines de milliers de vues (on approchait du million) sur YouTube, et la masse d’abonnés à sa chaîne. Un autographe d’FXav valait de l’or. Sur mon exemplaire il écrivit: “pour Gilles, d’FXav de la part de Jérôme”, et à la suite il ajoutait: “Le rôle des historiens est de fournir une description exacte de ce qui n’est jamais arrivé. Et en grand: OSCAR WILDE. Amitiés, FXav.”. Et toc! Je m’suis dit que le succès n’arrivait pas par hasard, qu’un apathique pouvait se distinguer par des exploits surprenants, et cela grâce à quoi? Grâce à la langue française, pardi! et la culture générale qu’elle stimulait.


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