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G Plus de Taf

J’allais perdre mon travail!

Ce n’était pas Madame Irma qui me l’avait prédit, mais l’appel de Patrick Doucin reçu la veille.

Je vous en retranscris les grandes rides, plus marquantes que les grandes lignes.

— Salut Marie, c’est Pat’ de Publikiss. Dis-moi, tu es dispo aujourd’hui pour un projet de naming*?


* J’ouvre une parenthèse pour vous expliquer ce qu’est un projet de naming: il s’agit d’une recherche étymologique, créative, méthodique ou carrément dérivée de la branlette, qui répond à cette nouvelle mode, nouvelle norme, de donner des noms à tout et n’importe quoi, comme pour nous faire aimer ou acheter davantage les biens “nommés”.


— Ta mission, si tu l’acceptes, consiste à trouver un nom aspirationnel, premium, évocateur, mais surtout pas anxiogène, à une résidence que Veni Vedi Vinci construit sur l’ancienne décharge qui avait été réhabilitée en abattoirs. Hahaha. 


Réponse de l’intéressée: 

— Hahaha (toujours s’adapter à son public, ses clients). Ça a l’air génial, Pat”, envoie-moi ton brief, je te fais passer un devis. Mais dis-moi, vous n’avez pas demandé à ChatGPT de vous aider?


Gêne. 


Pat’ reprend de la consistance. “Hahaha”. Ça passe par le même rire, en pire.


— On l’a fait, Marie. Cependant, les résultats n’ont pas été probants. ChatGPT nous a proposé des formes trop complexes, en inadéquation totale avec le public visé de locaux smicards primo accédants…. Ou trop longues! La contrainte du client étant de trouver un nom court, de quatre lettres, mais porteur de sens. Kaki, cool, club… tu vois? Tu vas nous faire ça facile, toi qui n’es pas une conceptrice rédactrice factice? Hein Marie? Si on te presse, il y a du vrai jus de cerveau à l’intérieur! Et si on secoue pas…

— La pulpe, elle reste en bas. Je sais.


Voilà comment je sus que je finirai par perdre mon travail, substituée par une intelligence générative que je considérais jusqu’alors comme dégénérée.

Je gonflai mon devis pour inclure la séance d’hypnose, d’acupuncture ou de psy qui accueillerait mes craintes à la fin de cette mission.

Pour l’heure, il fallait assurer.

Dans ma tête, quatre lettres, une déchet”, sans dec!

Dans les faits, quarante degrés annoncés pour les prochaines quarante-huit heures et un vieux MacBook qui chauffait déjà beaucoup.

Je redoutais qu’il me fasse un RBC, Refus de Bosser pour ce Client. Or, j’avais besoin de consolider mes liens avec Publikiss. Après tout, ils étaient l’agence numéro 1 au monde, notamment sur des thèmes comme l’automobile, l’alcool, l’immobilier, etc.


Je savais mon Mac réfractaire à ces sujets. Est-ce que je lui prêtais trop de qualités anthropomorphes? Je ne pense pas. Je l’avais depuis dix ans — un exploit. Au bout d’une décennie, on trouve de la personnalité à ses objets, on s’exprime à travers eux. C’était un compagnon et un outil de travail, je voyais son esthétique, sa facilité d’emploi, mais je n’étais vraiment pas férue de technologie. D’ailleurs, je n’avais même pas eu la curiosité de m’intéresser à toutes ces IA qui entraient subitement en concurrence avec moi.

Ma matrice interne était à présent submergée par cette idée de relève. Je m’agitais sur le clavier, entrais mes recherches, validais mes requêtes. Le grand remplacement évoquait d’abord les noirs, puis les frelons asiatiques et enfin les robots. Le grand écœurement.


Le lendemain, l’énergie dépensée à taper frénétiquement sur mon clavier et à donner vie aux angoisses de la société eut raison de mon ordinateur.


Merde, il fallait que je file chez I-Concept. 

Avec un peu de chance, ils pourraient me le réparer.

Il était onze heures trente: j’avais le temps d’y aller avant le déjeuner.


À cette heure-ci, je croyais la rue Port-Neuf à l’ombre.

C’était tout l’inverse.

À mesure que j’avançais sur ses pavés gris, je sentais la chaleur ceinturer mes chevilles déjà prises par les liens de cuir de mes spartiates.

Et cela n’était rien comparé au marquage à vif que le soleil imprimait à mes épaules.

À ce moment-là, je croyais la rue Port-Neuf et plus largement la ville désertes.

C’était une fois encore tout l’inverse.

Dans la rue, les touristes déambulaient, poids du corps à gauche, poids du corps à droite, laborieusement. Dans cette même rue, des travailleurs prenaient leur pause, avalaient un sandwich, fumaient une cigarette, comme pour faire gagner en incandescence l’air déjà étouffant.

Le peu d’espace restant, le vide entre les corps rapides ou nonchalants était gorgé d’UVA, d’UVB, apporteurs d’affaires pour cancers de la peau.


Les deux vitrines de la boutique I-Concept reflétaient d’un côté ces ultra-violets, de l’autre la lumière bleue d’un tout nouveau désir.

Désiré car numéroté, iPhone 23, MacBook 42 pouces, etc.

Désiré car hors de prix, crédité sur dix-huit mois avec frais et intérêts.

Désiré par tous les immobiles agglutinés devant la vitre, tandis que l’astre jaune courait dans la rue piétonne.

Après être parvenue à entrer, je vis que j’avais mal choisi mon jour: les grands lancements chez Apple créaient toujours des mouvements de foule.

D’autant que là, il s’agissait d’un processeur inédit, sécable, comme ces pendentifs en forme de coeur que l’on partage entre amis ou entre amours.

Avec le Macheart, une moitié restait dans la machine et l’autre vous était directement implantée sous la peau. Enfin je vous donne là des indications approximatives, je n’en savais pas beaucoup plus sur le sujet. C’est en regardant les clients de la boutique, largement défroqués, que j’appris où se situait la zone d’injection. Là où si vous étiez un chien, vous frétilleriez d’excitation ou de fidélité.

Grâce à cette nanotechnologie hybride, vous et votre Mac étiez reliés, une communication symbiotique que l’on qualifiait d’intuitive sur les pubs accrochées en rayon. Vous développiez une connexion privilégiée à une source d’intelligence artificielle censée vous vacciner contre la connerie.

Pour faire simple, à la moindre interrogation, l’IA inoculée vous soufflait la réponse directement dans vos AirPods ou vous l’écrivait avec une sauvegarde dans le cloud sur votre montre connectée ou votre smartphone.

On en était là.


Alors que je venais faire réparer un ordinateur qui ne se branchait que sur secteur, je me retrouvais au milieu d’une foule électrisée par cette innovation savamment marquetée, dont Elon Musk était devenu l’égérie après son rachat de la pomme compagnie.

C’est lui qui avait ainsi établi la première connexion Terre/Mars par la lune.

Enfin le coccyx, ne tombons ni dans la vulgarité ni dans la gravité.

J’apercevais d’ailleurs son portrait placardé au mur, en majesté, de dos, fesses nues avec un scaphandre à compter de la taille et sa bulle de spationaute sur la tête.

Je fendis la foule pour voir quelle agence s’était occupée de cette communication… Publikiss! What else? 

Le malaise me gagnait, me donnant envie à moi aussi de rester dans ma bulle, tout en me laissant éprouver de la jalousie à ne pas être impliquée sur des sujets aussi populaires et novateurs. 

Mathématiquement, je ne savais plus où je me trouvais.

En bossant pour Publikiss, je participais indirectement ou tout du moins, je cautionnais, ses choix stratégiques. Fallait-il faire une soustraction de tout cela pour ne pas avoir la conscience en dessous de zéro?

Ou fallait-il multiplier les ronds de jambe, les opportunités?

Depuis quand une équation avait-elle une morale?


Soudain, un gars très agité et fesses nues à la Elon fit irruption avec un bocal à poisson rouge sur la tête. Lorsqu’il se mit à rire frénétiquement, je le reconnus.


— Hahahaha!!!

— Patrick?

— VIVE ELON! VIVE ELON! 

Ah bon? Première nouvelle. 

— MUSK DIEU! MUSK DIEU!

— Patrick! répétai-je un peu plus fort.

Il se retourna enfin vers moi et s’arrêta net. Tout le monde fit de même. Il était flippant, l’œil vitreux, jaunâtre et la foule blêmissait malgré la chaleur. 

— Ça va? Tu as l’air un peu… intense, je dirais, très intense…

— NOUS AMIS! hurla-t-il, commissures des lèvres au ras des yeux. VOUS CONS! asséna-t-il à la foule autour de lui, qui tendait à s’écarter, voire à sortir du magasin.

— CUBI ROSÉ! 

— Ah ben, faut que t’ailles au Monop’ à côté pour ça, Pat… Je t’aurai bien accompagné, mais je…

— COCA COLA!

— Ah, tu as soif!

J’avais toujours une gourde dans mon sac que je réservais à mes lèvres exclusivement. Mais l’hygiéniste que je suis eut finalement pitié de Pat et la lui tendis.

— GLOU GLOU!

Le vigile arriva pile sur lui pour le contraindre à avancer jusqu’à la réserve du magasin, transformant sa logorrhée en grandes eaux musicales. Quémandant un peu de patience pour cet homme que je connaissais, je dis que j’allais me renseigner. Le vigile acquiesça presque sans mot dire. Patrick, comprenant que je voulais l’aider (même mécanisme de supposition d’intention qu’avec mon Mac), sembla se risquer à une explication:

— IDÉE CHOC! MEGA CATA! CLAC DANS ANUS… 

Hébété par ses propos, le service de sécurité à lui tout seul relâcha son étreinte, laissant Pat’ s’échapper. Surprise: au lieu de sortir, il courut se jeter tête la première dans le mur, sur l’affiche mettant en scène Elon Musk. Ses derniers mots avant qu’il ne s’assomme furent:

— COOL! DODO COMAAAAAAAAA…


Je sortis contacter Publikiss. Et pas n’importe qui: quelqu’un à qui Pat rendait des comptes: Françoise De. Elle avait un nom à particule et se prenait pour une cheffe de guerre avide de pouvoir. Ce qui lui avait valu d’être promue Head of Strategy en moins de cinq ans au sein de l’agence. Cette grande asperge aux yeux glaçants le disait elle-même: dans le royaume, il y avait eu François 1er et à présent c’était le règne de Françoise De. 

Françoise, par le biais de son assistante, me fit savoir que le CE de Publikiss avait eu des prix imbattables sur l’implant MacHeart et que chaque employé pucé recevrait en outre des chèques vacances à hauteur de 430 €. Patrick avait été le premier. L’assistante de De m’expliqua ensuite qu’il y avait eu un petit souci d’installation: tout devait être vierge sur le bureau de l’ordinateur, pas de recherche en cours ou d’onglets ouverts qui puisse créer des d’interférences, lesquelles avaient des conséquences directes.

— Mais passez, me dit-elle, on vous expliquera tout sur place.

J’attendis que Patrick soit pris en charge par les pompiers pour me mettre en route. 

Vingt minutes plus tard, déshydratée, sans gourde, mais toujours vaillante, j’arrivais devant le P très frime de la firme publicitaire. 

L’assistante de De m’attendait au bureau de Patrick, un espace que je connaissais pour y avoir travaillé plusieurs fois. C’était un bureau ouvert sur deux de ses côtés, ce qui permettait de laisser entrer une lumière assez douce, même en cette journée de canicule, tout en étant intimiste grâce aux cloisons opposées. Je fis un petit inventaire d’objets familiers: jeu de fléchettes, portrait de petit chien type teckel à poil dur, fauteuil gris aux accoudoirs énormes… et qui entouraient le rutilant MacHeart. 

Elle me raconta la version longue de la métamorphose du publicitaire, qui incluait beaucoup de cris, de sidération, d’attentats à la pudeur dans l’open space et de course-poursuite dignes d’un Dirty Pat’ Harry.


Voici ce que l’on pouvait dire de l’affaire: après s’être entretenu avec moi, Patrick avait laissé plusieurs fenêtres de navigation dans un coin du MacHeart. Le brief du prometteur immobilier, un dictionnaire des synonymes et chatGPT. Lors de la séparation de l’implant, la partie insérée dans la machine s’était automatiquement configurée sur la requête formulée par Patrick. Les synapses de ce dernier avaient reçu l’information de manière radicale, brutale. Patrick ne pouvait désormais plus s’exprimer qu’avec des mots de quatre lettres. Il jouait contre son gré à un ni-oui-ni -non d’un genre nouveau, impulsé par une intelligence artificielle qui avait pris le contrôle.

Son dernier mot prononcé en quittant l’agence en courant aurait été la réponse succincte à la question de la réceptionniste: “ça a été ta journée Pat”?”: 

— DURE. 


Voici ce qu’on pouvait lire sur l’intranet de l’agence: “Notre collègue et ami Patrick Doucin, toujours dans l’air du temps, sera le premier à profiter de notre congé spécial ‘espace intérieur’. Celui-ci consiste en une prise en charge globale du cerveau du créatif publicitaire, par une équipe de chercheurs à la pointe sur une île privée italienne appartenant au groupe. Patrick sera en quelque sorte le défricheur de ce grand mouvement de retour à la pleine santé mentale. Toutefois, nous n’excluons pas que d’autres collaborateurs rejoignent l’aventure. Patrick ayant démarré le programme plus tôt que prévu, il vous fait ses amitiés à travers nos lignes: ‘CIAO!’”


GONG! 


Françoise De me sortit de ma lecture. Son assistante s’éclipsa, tandis que la boss s’asseyait face à moi. 

— Marie, tu te sens capable de reprendre les projets de Pat’ pendant son absence? D’après l’hôpital américain, il lui faudra près de neuf mois de réapprentissage de la syntaxe et peut-être des soins de locution motrice fine. Il restera dans un état de langage végétatif sinon… Je te propose un CDD renouvelable avec un intéressement sur les ventes immobilières de nos promoteurs. Bien entendu, le contrat n’est valable que si tu renonces à te faire implanter le nouveau système MacHeart et si tu signes la clause de confidentialité.

CHUT.


J’acceptai. 

Pire que ça, je dis AMEN.

Cela devenait réellement difficile de ne pas se faire voler son âme par des humaines ou des robots.


Après quelques semaines de prise de poste, j’envoyai un petit message à Pat”, que je voyais “en ligne” sur un réseau social. Prendre de ses nouvelles et lui en donner du bureau était bien la moindre des choses, non? 

Il me répondit: 

— RAGE.

Puis il tapa:

— SALE.

Visiblement, il ne se remettait pas encore.

P…

Je frémis.

PIQUEUSE DE TAF.


Oulalala. Je me déconnectai. Finalement il allait mieux. À l’écrit en tout cas. Je griffonnai une petite moustache sur Elon Musk qui faisait la couv du Monde DE, le nouveau magazine interne de Publikiss voulu par Françoise. Le buzz: Elon créait sa colonie sur Mars. Une grande résidence avec Veni Vidi Vinci Espace. Je connaissais d’avance mon prochain brief. Un nom pas trop anxiogène, et qui prenne de la hauteur, vu qu’on n’était plus sur Terre. HAHAHAHAHA. J’entendais résonner le rire de Pat”. 


Je rouvris mon vieil ordinateur pour jeter un œil au fichier de mon précédent boulot pour eux. La déchetterie-dortoir avait été baptisée AUBE. Un nom parfaitement en adéquation avec la demande du client. Quatre lettres, une promesse d’optimisme, de jolis débuts dans la vie pour des primo-accédants, une lumière après les nuits blanches. 

Alors voyons, qu’a-t-il à nous raconter, ce bon vieux Mac?


— Je te dirai: que ta volonté soit faite. Je ne suis rempli que de ton imagination, de tes assemblages, de l’effleurement de tes doigts sur le clavier ou de leur pesante agressivité. Je suis ta mémoire externe, tes trouvailles rétro-éclairées. Fais-moi durer, écris du tout, du rien. En vingt-six lettres comme en quatre: RÊVE. L’IA n’a pas réponse à tout, elle n’est pas ton amie, mais elle veut que tu aies réponse à tous. Alors dis-leur, brise la règle, ajoute une lettre, crie-leur: MERDE!


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