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France, ma petite princesse

Je m’arrête un instant sur le palier. La surprise m’attend un étage plus haut.

— Now the very special surprise. Just for you.

Voilà ce que Tran m’a dit en me déposant devant l’immeuble. Le chauffeur serait de nouveau là dans une heure, il me reconduirait à mon hôtel, mais je devais prendre mon temps, le chauffeur attendrait dans la voiture tant qu’il le faudrait.

— The surprise speaks French, a ajouté Tran avec un large sourire.

Il avait évoqué la surprise hier soir pour la première fois. Nous dînions au bord de la rivière qui traverse Saïgon. Nous fêtions la fin des négociations commerciales, chacun avait obtenu ce qu’il souhaitait — pour moi, ce succès était presque inespéré après tous les problèmes des derniers mois — et nous portions des toasts les uns après les autres. Je pensais que la surprise serait un spectacle de danse comme le premier soir, mais d’un autre genre sans doute puisqu’il s’agissait cette fois de célébrer et non plus de chercher à m’impressionner.


Les bruits du trafic, il y a tellement de motos dans cette ville et tout le monde klaxonne, se sont estompés. Je regarde vers le haut. Encore deux volées de marches. Je devine ce que sera la surprise… Je pourrais repartir, redescendre les escaliers, il est encore temps. Non. Je dois au moins aller voir, ne serait-ce que par politesse. C’est un cadeau. Tran pourrait prendre mon refus comme une offense.


La porte est peinte en bleu turquoise. La porte bleue, m’a-t-il dit. La peinture s’écaille par endroits. J’attends avant de frapper. Il y a un autocollant au milieu, une tête de Bouddha. Nous avions une statuette de Bouddha à la maison, un souvenir ramené d’Asie par des amis. Nous l’aimions beaucoup ce Bouddha, Marie et moi. Elle l’aimait un peu plus que moi et je le lui avais donc laissé lors de notre séparation. Je n’avais rien demandé en échange. J’aurais dû. J’aurais dû emporter quelque chose de précieux. Mais quoi? Qu’est-ce qui pouvait symboliser quinze ans de vie commune et notre promesse mutuelle d’un amour éternel?


Alors que je m’apprête à frapper, la porte s’ouvre. Elle devait guetter mon arrivée. Tran l’aura avertie que j’étais là et que je montais. Elle me sourit et elle me souhaite la bienvenue, en français. Elle est toute menue mais très belle avec ses grands yeux et ses lèvres brillantes. Elle ne doit pas avoir plus de quinze ans. Je crains de comprendre. Elle m’invite à entrer. Elle porte une petite robe rouge en satin, échancrée dans le dos. De très longs cheveux noirs, aux reflets cuivrés. Les yeux maquillés, les paupières dorées, les ongles vernis. La musique des bracelets autour de ses poignets. Elle marche avec élégance, pieds nus, telle une danseuse, une princesse. Elle n’a pas quinze ans.

Elle m’indique un fauteuil et me demande ce que je veux boire, toujours dans son français chantant.

— Où est la… où est la dame?

Son sourire disparaît un instant, mais il revient, plus calme, indulgent. Elle penche la tête vers moi et fait un gracieux geste de la main, comme pour me bénir.

— Je suis la dame.

Je ne la toucherai pas, non je ne la toucherai pas. Pas même un cheveu. Mais elle m’a béni, je ne veux pas l’offenser. Je m’assieds, je lui dis que je voudrais du thé. Elle me demande, en anglais cette fois, si je suis sûr de ne pas vouloir d’alcool. Non, du thé, c’est très bien. Son sourire s’élargit.

— Je reviens vite.

J’ai la gorge sèche, je fais oui de la tête. Elle sort de la pièce en écartant un rideau de perles en plastique.


J’ai gagné un peu de temps… Je me lève. Je longe le lit. Il est recouvert d’un drap pourpre brodé d’or. Deux fleurs blanches sont posées sur les coussins. Il y a un grand miroir. Une paire de baskets dépasse de sous le lit. Un jeans plié sur une chaise, un T-shirt sur le dos de la chaise. Au mur, un poster avec la mer, une plage et des palmiers, juste à côté une image pieuse avec la Vierge Marie. Dans un coin, une cage est suspendue au plafond par une chaîne dorée. Dans la cage, un petit oiseau rouge, blanc et noir. Je n’ai jamais vu un oiseau pareil. Il ne bouge pas, il se tient tranquille. Il ouvre le bec, mais aucun son ne sort. Je passe un doigt à travers les barreaux. Il ne réagit pas.

— Comment ça va, toi? Es-tu content dans ta cage? Je suis sûr que la petite princesse s’occupe bien de toi. Tu parles parfois avec elle? Dis-moi, où a-t-elle appris le français?

Il ne répond pas. Il regarde dans la direction où la princesse est partie.

Je l’entends s’affairer dans ce qui doit être une cuisine.


Je me rassieds. Elle en met du temps pour préparer du thé. Je devrais en profiter pour partir. Me retrouver là où je ne devrais pas être, c’est l’histoire de ma vie. Comment en suis-je arrivé là? Je ne parviens toujours pas à comprendre. Tout s’est enchaîné, un désastre après l’autre. L’oiseau fait maintenant du bruit. Il lance de brefs sifflements, un vrai petit agent de police. C’est peut-être ça qui m’a manqué, quelqu’un pour me surveiller et me rappeler à l’ordre, me rappeler à l’ordre à temps, avant que je me mette à détruire une chose après l’autre. Si elle n’est pas revenue dans une minute, je m’en vais.

J’entends l’eau qui bout.


Elle porte un plateau sur lequel sont posés une théière et deux tasses. Elle a enlevé sa robe. Elle est en culotte et soutien-gorge, tous deux noirs, simples. Sa peau claire ressort. Elle a ôté ses bracelets. Elle marche avec la même grâce que tout à l’heure. Elle dépose le plateau par terre et elle se met à genoux face à moi. Elle sert le thé. Elle me tend une tasse en souriant. À nouveau elle penche la tête vers moi. Je penche la tête aussi, ça la fait rire. Ses yeux brillent avec un éclat étrange, ils paraissent encore plus grands.

Elle pointe un doigt vers elle.

— Je m’appelle France.

Je ne dis rien.

— Mon vrai prénom, insiste-t-elle.

Le thé est brûlant, je repose ma tasse.

— Comment toi tu t’appelles?

Je ne dis toujours rien. Elle se tourne vers le coin où se trouve l’oiseau, de temps en temps il siffle ou lance le début d’un chant.

— Et voilà Loulou.

Ses grands yeux noirs sont de retour sur moi.

Je lui dis mon nom. Elle le répète plusieurs fois, avec soin, en caressant le s.

Comme si elle anticipait ma question, elle explique que c’est sa grand-mère qui lui a appris le français. Dans sa jeunesse, elle avait beaucoup aimé un homme d’affaires français.

— Comme toi, ajoute-t-elle en se levant.

Elle vient s’asseoir sur mes genoux. Elle sent un peu la transpiration. Elle prend ma main et la pose sur le haut de sa cuisse. Je fais non de la tête, je reprends ma main. Elle fronce les sourcils, mais ça ne dure pas. Elle laisse sa tête aller doucement contre la mienne. Elle me mordille l’oreille.

— I do what you want, murmure-t-elle. Tout ce que tu veux.

Je bouge la tête pour m’écarter d’elle mais sa tête suit la mienne. Sa main est maintenant posée sur mon sexe. Aucune réaction, mon corps m’obéit.

Elle retire sa main.

— Are you sad?

— No. I am not sad. C’est juste que… France, tu as quel âge?

— Moi? Dix-huit.

— Dix-huit? Tu as l’air plus jeune. Beaucoup plus jeune.

— I know. Asian girls look younger.

Elle a bien appris sa leçon et elle ment avec candeur. Peut-être y croit-elle vraiment. J’ai son épaule sous les yeux. Elle est couverte de toutes petites cicatrices, comme des brûlures. Je passe un doigt dessus. Cette fois, c’est elle qui se dégage, elle s’écarte de moi avec un léger soupir. J’essaie de reprendre ma tasse. Elle finit par se relever. Ma main l’accompagne, j’effleure son dos, elle l’a senti, elle tourne la tête et me sourit. Elle va jusqu’à la fenêtre, elle l’ouvre, elle regarde le ciel. Elle dit qu’il va pleuvoir cette nuit, très fort. Elle adore la pluie. Est-ce que j’aime la pluie aussi? Je réponds que oui, pour lui faire plaisir. Je lui demande si elle habite ici. Elle fait non de la tête en revenant vers moi, les yeux de plus en plus brillants. Ding. Mon téléphone. Un message. Je m’excuse, j’attends un message important de mon fils. Elle sourit et hoche la tête. Nous ne sommes pas pressés, semble-t-elle dire.

C’est bien Natan. Ils ont gagné et il a marqué deux goals.

Ce matin lorsque nous nous sommes parlé, je lui ai demandé de me tenir au courant après son match.

Nous avons parlé assez longtemps. Il était seul à la maison, depuis peu Marie travaillait aussi le samedi et Judith était au judo. Contrairement à son habitude, Natan était bavard. Il m’a raconté sa semaine. Je l’écoutais, le cœur serré. Il a profité qu’il m’avait au téléphone pour me demander si je me rappelais où les lacets étaient rangés, il venait de casser un lacet et il ne voulait pas déranger sa mère au boulot. Oui, je me rappelais, bien sûr. Je lui ai expliqué où trouver des lacets. Et puis il m’a parlé de son match de foot, c’était très important pour lui. Le petit conflit avec le capitaine de l’équipe. Son espoir que l’entraîneur le ferait quand même jouer. J’aurais voulu le rassurer mais je ne savais pas quoi lui dire. J’aimais l’écouter.

— Papa, tu es toujours là?

— Oui oui.

— Tu as vu des éléphants et des tigres?

J’ai ri.

— Non, Natan, il n’y a pas d’éléphants ou de tigres ici.

— Papa?

— Oui?

— Judith prétend que Maman et toi vous allez vous remettre ensemble. Ce n’est pas possible, tu rêves, je lui ai dit. Elle m’a crié dessus. Mais c’est moi qui ai raison, non?

Je n’ai rien dit.

— Papa? Papa?

— Oui, je suis toujours là. Ma voix tremblait, je ne voulais pas qu’il le remarque. J’ai entendu, Natan. Je crois que tu as raison, mais tu n’es pas obligé de le dire à ta sœur, d’accord? Bon match tout à l’heure, mon grand. Tiens-moi au courant.

— Promis Papa.

Je lui envoie un message pour le féliciter, avec plein d’émoticônes, des cœurs de toutes les couleurs. Avant la séparation, je n’en utilisais jamais.

France s’est rapprochée, elle me regarde d’un air grave. Elle me dit qu’elle a quatre frères, quatre petits frères. Très petits, précise-t-elle. Pourquoi me dit-elle ça? Parce que je lui ai parlé de mon fils? Je lui souris, je lui dis que la famille, c’est important. Elle fait oui de la tête. Elle me demande de me pousser un peu.

Elle s’installe tout contre moi. Elle prend ma main.

— You are nice, dit-elle à voix basse. Et gentil. I like you.

Elle garde ma main dans la sienne et elle la caresse avec son autre main.

— I like you too, ma petite princesse.

Je n’aurais pas dû dire ça, mais c’est venu tout seul. Depuis quand quelqu’un ne m’a-t-il plus caressé la main comme ça? Quelqu’un m’a-t-il jamais caressé la main avec autant de douceur?

Elle se presse contre moi. Elle passe maintenant l’index sur les lignes de ma main, elle est penchée, elle chantonne des mots que je ne comprends pas.

Elle relève la tête et elle me sourit.

— Tu as des lignes bonnes.

J’aimerais la croire. Peut-être dois-je la croire. Peut-être est-ce ici que ma vie repart. Grâce à la tendresse d’une princesse qui s’appelle France et me parle en français. Elle ajoute que ma ligne de vie est belle et forte. Oui, c’est ici que tout va changer. Doucement, je pose les lèvres sur son épaule. Cette fois, elle ne s’écarte pas.

Tout à coup, l’oiseau s’agite dans sa cage, il se met à pousser des petits cris stridents. Elle se lève d’un bond.

— Oh Loulou, s’il vous plaît! Elle s’approche de lui, elle lui parle, dans un mélange de français et de vietnamien, avec des mots gentils. Il se calme.

— Il est jaloux, dit-elle en riant. Elle revient vers moi, mais elle ne se rassied pas. Attends. Je reviens.

Elle disparaît derrière le rideau de perles avant que j’aie pu ouvrir la bouche. Je l’entends ouvrir un tiroir et puis encore un autre. Allons-nous faire l’amour? J’ai envie d’elle. Je serai doux et tendre. Non, je ne peux pas… Je sais que je ne peux pas, mais je vais céder. Je vais céder, je ne suis pas capable de tenir une résolution, de respecter une promesse, Marie avait raison. Mais France, elle, ne veut-elle pas de la douceur et de la tendresse? Peut-être que je lui plais vraiment. Les autres hommes, touristes sans peur et sans reproche à la recherche de chair fraîche, doivent la traiter autrement. Et si jamais j’étais sa première fois… Ce serait ça la surprise très spéciale. Une jeune beauté vierge. Je dois lui demander. Mais non, elle serait alors beaucoup plus timide. Elle est à l’aise avec moi, elle a l’habitude, ça se voit. Je lui demanderai quand même, elle éclatera de rire et je rirai avec elle. Nous allons faire l’amour. Mais qu’est-ce qu’elle fabrique? Loulou commence à nouveau à s’agiter dans sa cage. Un bruit de verre brisé et presque aussitôt quelque chose de mat, comme un corps qui tombe. En deux secondes, je suis de l’autre côté du rideau. France est couchée par terre au milieu d’éclats de verre. Je me mets à genoux. Elle respire avec difficulté. Je lui parle, elle a les yeux ouverts, mais elle ne répond pas. Près de l’évier, des comprimés et des pastilles. Ses yeux qui brillaient de plus en plus, je comprends.

Je lui demande ce qu’elle a pris.

— France, s’il te plaît! Parle-moi! Please!

Ses lèvres deviennent bleues. Je ne peux pas attendre. Je parviens à lui passer son T-shirt. Le jeans, non, c’est impossible. Pourvu que le chauffeur soit déjà en bas. Je la prends dans mes bras. Un poids plume.


Le chauffeur est là. J’ouvre la portière arrière. Il voit France, il fronce les sourcils. Je lui dis qu’on doit aller de toute urgence à l’hôpital. Il fait une grimace. Il dit qu’il doit appeler son patron. Non, on n’a pas le temps, il faut tout de suite l’emmener à l’hôpital.

— I call the police then.

Je crie, non pas la police! Je lui tends une liasse de billets. Il prend les billets. Il regarde France encore une fois et, tout en démarrant, il fait non de la tête.


France a la tête sur mes genoux. Je lui caresse les cheveux, encore et encore.

La voiture n’avance pas, il y a trop de trafic. Je demande au chauffeur d’aller plus vite. Il hausse les épaules et me montre le trafic d’un mouvement du menton.

Elle serre ma main. Je la regarde, elle essaie de me parler. Je me penche vers elle. J’essuie la bave qui coule de sa bouche.

— If I die…

— You will not die.

— If I die, you take care of Loulou?

Je prends sa tête entre mes mains.

— Tu ne vas pas mourir, tu m’entends?

— Pour Loulou. Tu promets?

— Je ne te laisserai pas mourir, ma petite princesse. Jamais.

Elle s’efforce de me sourire.

— Promets à ta petite princesse. Promets. Please.

Elle ferme les yeux.

— Pourquoi? murmure-t-elle. Pourquoi?

Sa main lâche la mienne.

Elle ne respire plus que très faiblement. Je tente de sentir son pouls. La voiture est à l’arrêt. J’ouvre la portière. Je tends une nouvelle liasse de billets au chauffeur et je lui dis de conduire France à l’hôpital, de la déposer aux urgences. Son regard va de France à moi et de moi à France.

— She is dead. You give me more money.


Je regarde la voiture qui s’en va.

Je ne bouge pas.

Longtemps après que la voiture a disparu, je suis encore là.

Je reste là jusqu’à ce que la pluie se mette à tomber, de plus en plus fort.

Et encore après.

France, ma petite princesse

?
Belgique
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