En noir et blanc
La chaleur ondulait le public étagé sur les cinq marches longeant le terrain et l’anneau de la piste. L’image des centaines de personnes s’effilochait en mirage visuel et sonore. J’épongeai la sueur qui cascadait sur mes paupières en meurtrières. En m’approchant, je reconnus enfin des visages familiers.
Les résidents des deux quartiers étaient approximativement regroupés comme au bon vieux temps où on ne séparait pas les supporters. L’invective fleurissait souvent. Une brève bagarre parfois. Rarement dommageable. L’hôpital à gauche. La basilique à droite.
Si les femmes étaient dispersées, des groupes de jeunes filles pétillaient en farandoles derrière les filets de chaque but.
J’aperçus Mathilde. Souriante et épatante. Dans une bousculade de coudes et d’épaules, un empilement de “pardon”, je la rejoignis.
Elle me regarda avec beaucoup de naturel et m’embrassa sur chaque joue, laissant en moi une trace de fer à repasser laissé trop longtemps sur un tissu mouillé. Je ne pouvais que lâcher une réflexion idiote en guise de pommade apaisante.
— Et vous soutenez quelle équipe?
— L’hôpital bien sûr.
— Bien sûr.
— Et si on se tutoyait?
— Comme vous voulez.
Elle rit et prit ma réponse pour de l’humour, seule pierre philosophale capable de changer l’embarras en fausse assurance.
Les deux équipes sortirent des vestiaires improvisés dans la petite école. L’hôpital portait un équipement funèbre, entièrement noir, sauf les chaussettes blanches remontant au genou. La basilique arborait shorts et maillots immaculés avec des bas rouges, comme le cœur de la vierge saignant ses larmes.
Le juge avait finalement été désigné arbitre. Tout en vert, il n’apparaissait qu’en passant sur les parties de la pelouse roussies par l’été.
Les joueurs s’alignèrent. Un trombone et un tuba expirèrent quelques notes boursouflées, tentant de donner au moment de la solennité.
Le Congolais avait finalement revêtu la vareuse de l’hôpital. Il incarnait une ombre menaçante. De sa musculature en négatif, ses bas blancs grésillaient d’une lumière résonnant avec la sclérotine de son regard débordant de hargne.
L’Échevin vint serrer la main de tous. Il échangea quelques mots avec l’un ou l’autre. Ce cérémonial semblait flatter ces jeunes gaillards. Le temps des congratulations finit par électriser les jambes qui se trémoussaient. Les mollets, en se contractant, faisaient saillir les plis des muscles sous celui du tissu. Les traits se crispaient, en sous-entendus de l’énergie surstockée qui ne demandait qu’à se libérer.
Je remarquai que, parfois, un coup d’œil furtif se perdait vers les buts où les filles étaient prises dans la nasse des filets.
On joua le “toss”. Le destin autorisa l’hôpital à choisir son camp. Face à l’école, dos au hall omnisports et au soleil aveuglant.
Le coup de sifflet arracha un grand cri de joie barbare aux spectateurs.
La partie démarra sur un festival de maladresses. Leur source était-elle dans le stress, l’absence d’entraînement, le strict régime alimentaire, la canicule ou tout simplement dans la piètre qualité des joueurs?
Mathilde semblait indifférente aux passes ratées, aux dégagements au petit bonheur la chance. Elle souriait tout le temps en me regardant sans rien dire.
Une agressivité peu soucieuse des tibias d’autrui compensait la balourdise de certains. La convoitise du ballon éteignait les réticences. Le jeu dur engendrait fautes et césures ce qui rendait le match peu attractif.
Dans cet à-peu-près, deux tendances émergeaient avec plus ou moins de netteté. Les “porteurs” et les “altruistes”. Le porteur aimait autant la balle que lui-même. Il ne pouvait s’en défaire, la cajolait, tentait de l’emmener avec lui dans une étrange mystique vers l’avant, faite de pas de danse, de retour, d’attouchements légers ou de pudeurs en circonvolutions. Cela finissait tôt ou tard par un coup de botte rugueux d’un opposant jaloux de cette brève amourette.
L’altruiste cherchait au contraire à tout prix à se donner bonne conscience en cédant au plus vite le privilège dont il était à peine investi. Seuls les autres avaient droit au ballon. Ses intentions louables n’offraient qu’occasionnellement la jouissance que la géométrie du football peut procurer. La beauté de l’angle d’une transversale, la triangulation magique qui délivre le jeu et ouvre des univers de possibilités inconnues. Cet idéal physique et mathématique de l’équilibre des forces, de la fluidité des liquides, de l’évaporation des gaz, confère au monde toute sa splendeur et le football, lorsqu’il libère sa créativité, participe à ces révolutions planétaires.
Le premier tournant du match se produisit à la demi-heure. Un attaquant de l’hôpital réussit à enchaîner deux arabesques et à pénétrer le rectangle adverse avant de tester l’attraction terrestre délicatement accordée par le coup d’épaule d’un défenseur immédiatement convaincu par lui-même de son innocence.
Le juge, à son âge, n’arrivait pas à suivre le rythme. Il marchait. Cet éloignement des phases de jeu combiné à sa myopie ne favorisait pas son objectivité. Le silence de son sifflet soulagea les partisans de la basilique et fit gronder ceux de l’hôpital qui hurlaient le mot terrible. “Penalty”.
Les joueurs de l’hôpital firent cercle autour de l’arbitre qui disparut. Seule une main perdue s’agitait comme celle d’un noyé qui voudrait remonter à la surface.
Les filles trépignaient. Hystériques.
L’Échevin, qui avait tout fait pour ne pas laisser apparaître sa préférence pour l’hôpital, laissa échapper son inclination. “Penalty”.
Les gestes de soumission succédaient aux palabres et après les derniers hoquets de colère, le ballon circula de nouveau, décongestionnant peu à peu les tensions.
En seconde période, la détermination se renforça au fil des minutes. La volonté de s’imposer suintait des corps en nage. Les yeux brûlaient d’une envie de victoire, non pour ce qu’elle apportait de vanité mais de destruction. Étaler ses gènes de combattant féroce comme des rivières de cartouches coulant vers l’aval de la vie et les générations à venir. Aucun ne lâcherait l’opportunité de donner au fleuve la direction qu’il souhaitait lui impulser et de se jeter dans les bras de mer d’une fille aux perles de nacre.
La lourdeur mutait en énergie désespérée. Les âmes charbonnaient tout en mouvements et soudaient les co-équipiers en même temps qu’un désir de mise à mort de l’adversaire dévastait l’herbe brunie, écrasée par des hordes de cavaliers mongols montant à cru.
Ensemble et contre. Les deux forces tournoyaient en hélices et élevaient un nuage de poussières et de cendres dans le ciel bleu.
Jusque-là, le Congolais avait traîné son dilettantisme, ne dévoilant ses talents que par éclairs. Il tendit un pied de géant dans le rond central au point que celui-ci parût s’élargir de peur. Il caressa le ballon en trois touches, le releva à quelques centimètres du sol où il resta en suspension, dans la terreur de l’attente du contact. La pointe fut magistrale. Le cuir flotta littéralement, sans tourner sur lui-même, dans un alliage insondable de lenteur et de fulgurance, d’éternité et d’instantanéité. En pleine lucarne et en pleine gloire. Dans le trou noir où s’engloutirent toutes les émotions. La joie et l’abattement ne se déchirèrent qu’après une fraction d’incrédulité. Les visages défaits s’écoulèrent en torrents. Les faces déformées par le rictus de l’extase se cassèrent avec les voix au bord du râle.
Le Congolais avait réussi à échapper à l’étreinte de ses partenaires éreintés. Il courait. Seul. D’une foulée sans amarres. Vers le hall et les fusils mitrailleurs. Index tendu montrant dans l’azur, les volutes de sa revanche et de sa rage se diluer. A ses chaussettes et au blanc de ses yeux écarquillés, s’ajoutait le retroussement de ses lèvres, ne laissant aucune place à un sourire. Son expression était muette. Seul parlait le dessin de ses pectoraux (il avait enlevé son maillot alors que la balle avait à peine roulé sur le cordage des filets). Ils riaient de bon cœur. Luisants et ténébreux.
Les dernières minutes étaient mortes avant d’avoir vécu. Les organismes et les esprits étaient à plat. Un voile tomba sur la petite enceinte et atténua tout. Les filles avaient cessé de trépigner. Le public de chanter. Les joueurs d’aller au ballon. Le vide qui entourait le “quartier” avait pompé d’un coup le tréfonds de nos tripes.
C’est alors que Mathilde, sauvagement décoiffée, se dressa sur ses orteils et m’embrassa avec une violence qui m’arracha à moi-même. Elle avait déjà disparu dans la forêt humaine redevenue le mirage inconsistant qu’elle était à mon arrivée.
L’Échevin et le médecin portaient le Congolais en triomphe. Juché sur leurs épaules, il était un roi sans trône.