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Eldorado

Les dauphins sont à nouveau au rendez-vous.

Y a-t-il au monde quelque chose de plus libre?

Ils donnent l’impression de faire partie de la mer, d’être la mer.

Ils nagent devant l’étrave du navire, comme s’ils lui montraient le chemin.

Les premières images sont toujours aussi prenantes. Un parfum d’aventure, une invitation au voyage. On se sent revivre. Après les dauphins, la caméra suit les goélands. Ils planent, portés par le vent. On devine leurs cris. Depuis peu, le logo de l’émission est la silhouette d’un goéland sur un ciel d’azur. Le nom du jeu, lui, n’a pas changé. Eldorado. Le nom que j’avais choisi. Je lève mon verre en direction de l’écran. J’ignore à la santé de qui je bois. Les miens m’ont abandonné. “Tu te tapes la honte, Papa!”, m’a lancé mon fils ce soir en partant. Non, je ne me tape pas la honte, mais oui, je peux comprendre la colère de mes enfants envers le jeu et ce qu’il est devenu en moins d’un an. Ma fille est encore plus sévère que mon fils, la voix souvent effrayante de la vérité. Et pourtant, même transformé, mon jeu continue à atteindre son objectif initial. Mettre des histoires de vie sur ce qui, sinon, n’est que chiffres et statistiques. Mon jeu change, comme par magie, des chiffres en êtres humains. Il leur donne une voix et un visage, tout en faisant frémir et parfois rire l’audience. La plupart des concurrents sont attachants, surtout quand ils ont des enfants. L’idéal, c’est la jeune maman avec deux enfants en bas âge, mais c’est peu fréquent. En général, il s’agit d’hommes qui voyagent seuls, comme le premier concurrent de ce jour, un jeune Éthiopien au port de tête altier. Les enfants amènent de l’émotion de manière certaine, quelle que soit la couleur de leur peau. Tout le monde a été enfant. L’innocence, la vulnérabilité et tout ça. Les spectateurs feraient, eux aussi, tout pour que leurs enfants aient un avenir.

Je donnerais ma vie pour Naomi et Joachim sans hésiter un seul instant.

Pourquoi ne suis-je pas avec eux et Lena au restaurant?

“La Méditerranée n’a jamais été aussi bleue. Comment peut-on y mourir?”  C’est une des phrases d’introduction préférées d’Omar, le présentateur polyglotte et provocateur d’Eldorado. Parfois il l’appelle “Mare Nostrum”, comme les Romains, en questionnant le “Nostrum” d’aujourd’hui. “Et si, malgré tout, cette mer nous appartient plutôt qu’à eux, que faisons-nous pour les accueillir? Depuis quand laissons-nous quelqu’un mourir vingt mille fois sur le pas de notre porte? Qu’avons-nous fait de nos traditions millénaires d’hospitalité?” Et là, on montre des images insoutenables, comme le corps d’un enfant avec un pull rouge échoué sur une plage. Omar est très fort, incontrôlable aussi. Plusieurs fois, j’ai cru qu’il allait se faire virer, mais il contribue à l’énorme succès de l’émission, les producteurs l’ont bien compris. Je ne l’ai jamais rencontré, il a rejoint le jeu après mon départ. J’avais vendu mes droits à la chaîne et j’étais retourné à la conception de jeux passe-partout où on gagne des montres intelligentes et des téléphones portables. Jeux que je n’aurais jamais dû quitter selon ma petite Naomi. Mais alors nous n’habiterions pas un penthouse de deux cents mètres carrés avec vue sur le canal, ma chérie. Le jeune Éthiopien se débrouille plutôt bien. Il a pu répondre à toutes les questions jusqu’à présent, y compris citer les capitales des différents pays scandinaves et reconnaître leurs drapeaux. Toutefois, sa chance va tourner. C’est écrit dans le scénario, le tout premier concurrent ne peut pas gagner, même s’il le mérite. Dans moins de dix minutes, il aura quitté le navire du jeu et rejoint l’embarcation de fortune où l’attendent ses compagnons de voyage.

Depuis le début, ce transbordement des concurrents sur le navire du jeu et le retour des perdants sur leur bateau à eux, souvent une simple barque, est un des aspects les plus délicats. Différents modes opératoires ont été utilisés, mais aucun ne s’est avéré satisfaisant. Comme le jeu ne peut pas exister sans le navire et sans le transbordement, on fait avec. En contrepartie, tous reçoivent de l’eau et des vivres ainsi que les soins médicaux urgents, l’aide à un accouchement par exemple. Les frais importants liés à l’affrètement du navire sont, quant à eux, en grande partie répercutés sur les différentes chaînes qui ont acheté les droits du jeu. Il y a aujourd’hui des versions d’Eldorado dans huit langues européennes. Parfois, le jeu est diffusé sur plusieurs chaînes en même temps et c’est alors notre équipe qui est aux commandes de la réalisation et de l’animation. Toute l’Europe connaît Omar.

Les concurrents suivants s’avancent. Ils sont quatre, un couple et leurs deux fillettes. C’est rare d’avoir une famille complète. Ça crée davantage de possibilités au niveau des épreuves. Ils ont le type afghan. Ou alors ils viennent du Pakistan. J’ai appris à reconnaître l’origine des migrants, je ne me trompe presque jamais. La femme n’a pas trente ans, l’homme paraît un peu plus âgé. Ils ont une attitude très digne. Omar leur explique les règles du jeu. Il font oui de la tête, sans doute les connaissent-ils déjà, comme beaucoup de migrants. Certains s’y préparent, ils vont sur internet et s’informent sur la géographie, l’histoire et la culture européennes. Pour un jour être capables de reconnaître des contours de pays, des silhouettes de monuments ou rattacher un peintre à une époque, un footballeur à un club. Omar interroge la femme et non l’homme. Elle s’appelle Nour. Elle est institutrice. Son mari est musicien. Ils viennent du nord du Pakistan. Elle écrit des poèmes. Son mari les met parfois en musique et quand elle en a le courage, elle les chante. “Dommage, on n’est pas à The Voice”, dit Omar en souriant. Il propose de faire défiler en bas de l’écran un de ses derniers poèmes. Ils utilisent souvent le bandeau d’information, par exemple pour donner des informations plus détaillées sur les participants, leur curriculum vitae, résumer leur périple jusqu’ici, tous les pays traversés, les dangers auxquels ils ont échappé. Ou alors pour donner des nouvelles d’un ancien gagnant du jeu. Comme Youssou, le prof de maths fan de Star Wars devenu livreur Deliveroo à Dublin. Et Rüya, cette jeune femme turque jetée en prison pour avoir critiqué son Président sur un plateau télé. Lors de sa participation au jeu, elle a reçu et le prix du courage et celui du public, plusieurs États se sont aussitôt offerts pour l’accueillir. Son beau visage aux yeux verts fatigués a fait le tour du monde. Elle écrit maintenant des chroniques dans plusieurs journaux européens.

Le poème de Nour passe en anglais et en français.


J’ai grandi dans un pays de rivières.

Les rivières ont bercé mon enfance et bousculé ma jeunesse.

Elles m’ont tant appris.

Elles m’ont tout appris,

Mais ce ne sera pas assez pour survivre,

C’est vous qui me le dites.

Bientôt je verrai la mer. À ce jour, je ne l’ai jamais vue.

J’ai des questions pour elle.

Comment se sent-elle lorsque le soleil la réveille et que moi je veux vivre?

Et comment se sent-elle si vient la nuit alors que moi j’ai peur de mourir?


Omar reste sans voix. Nous devons penser la même chose. Est-ce vraiment elle qui l’a écrit? Le réalisateur est capable de s’être servi dans une anthologie de poésie persane, sans rien dire à personne. Non, c’est elle, j’en suis sûr. Il faut qu’ils gagnent. Pas de refoulement pour eux. Pas d’attente stérile de plusieurs mois. Et encore moins un naufrage.

La première épreuve est pour les enfants. Omar leur présente les photos de dix animaux. Elles doivent reconnaître ceux qui vivent en Europe. Trois points pour toute réponse exacte. Moins cinq points en cas d’erreur. La plus jeune commence, avec le sourire. Écureuil. Cerf. Sanglier. L’aînée continue, concentrée. Loutre. Blaireau. Martin-pêcheur. Elle s’arrête là. Omar demande si elles ne veulent rien ajouter, il reste quatre animaux. Elles font non de la tête. Elles ont laissé de côté le tigre, le gorille, le kangourou et la mangouste. Omar les félicite. Le maximum de points. Ils s’embrassent tous les quatre. Omar tend à chacune des fillettes un T-shirt orné du goéland. Un spot publicitaire interrompt l’émission. Une compagnie aérienne du Moyen-Orient, un des sponsors commerciaux du jeu. Je me lève et je me ressers un verre de vin.

C’est maintenant au tour de l’homme. Une question ouverte. Omar lui demande pourquoi ils veulent venir en Europe. L’homme a l’air surpris par une question aussi basique. Il ouvre la bouche, mais aucun son ne sort. Sa femme le regarde avec inquiétude. Elle n’a pas le droit d’intervenir. Omar attend un moment, puis il enchaîne avec une seconde question. Gros plan sur l’homme. Ses yeux se remplissent de larmes, il détourne le regard. Vas-y, réponds, dis quelque chose, n’importe quoi! Vous allez perdre des points sinon! Nour semble m’entendre car elle s’avance vers la caméra. Elle explique que son mari a laissé derrière lui une mère mourante, mais celle-ci a insisté pour qu’ils partent, pour leurs deux filles, tant qu’il était encore temps. Omar fronce les sourcils. En principe, la réponse ne peut pas être acceptée, ce n’était pas l’épreuve de Nour. Tous les cas de figure sont prévus. Ils ne gagnent aucun point, ils n’en perdent pas non plus. Mais en guise de sanction, les questions suivantes seront du plus haut niveau de difficulté. Omar leur explique cela. Le regard de Nour se fait de plus en plus déterminé. À nouveau un spot publicitaire. Je me relève. Un dernier verre. Mon téléphone. Un message de Lena. Bien malgré eux, ils doivent se farcir Eldorado. Une télé trône dans le coin de la pizzeria, le patron a changé de chaîne, fini le foot, son équipe est occupée à perdre, il s’est arrêté sur le jeu. Émoticônes furieux pour clôturer.

Les paroles très dures de Naomi ce midi me reviennent à l’esprit.

― Et pourquoi on n’a jamais accueilli de réfugiés chez nous? On a plein de place. Maman et toi, vous en aviez un jour parlé avec nous et on était à fond pour. Elles valent quoi tes belles paroles sur l’accueil et la tolérance?

― Naomi, je comprends ta colère, mais…

― Non, tu ne comprends pas! Arrête de dire tout le temps que tu comprends, tu ne comprends jamais rien! Ils jouent leur vie. Sous vos caméras, entre deux pubs, pour des gens vautrés sur leur canapé. Leur vie, tu entends? Et toi, tu te trouves toujours des excuses, mais tu n’as jamais sauvé personne. C’est tout le contraire, tu as du sang sur les mains. Eldorado de merde!

Elle a quitté la table sans me laisser le temps de réagir.

Après coup, je me suis dit que j’aurais pu répliquer que nous avons tous du sang sur les mains, mais elle m’aurait alors fusillé du regard et lancé qu’elle en tout cas, non. Et elle aurait eu raison.

Le jeu reprend. Nour parvient à répondre à des questions sur les fleuves et rivières européens. “Les rives de l’Europe se rapprochent”, dit Omar en posant la main sur l’épaule de Nour. La dernière épreuve. La question est très difficile, à ce point difficile que le public pourra leur venir en aide. Omar s’adresse au public, il donne les instructions pour participer. Seuls les trois premiers textos seront pris en compte. Donc dans le doute, mieux vaut s’abstenir. Il ajoute qu’en cas de bonne réponse venant du public, il y aura encore une toute dernière épreuve, inédite. Je devine qu’il y a une astuce, voire un piège, je connais ce genre de phrases, ils sont capables de tout pour captiver l’audience jusqu’à la dernière minute.

— Combien de migrants ont obtenu le statut de réfugié politique grâce à Eldorado, depuis ses débuts?

Ce n’est pas une question à choix multiple.

C’est impossible pour eux de trouver la réponse. C’est impossible pour n’importe qui. Sauf pour moi. Je connais le nombre exact. Je l’ai encore dit ce midi à table lorsque je prenais la défense de mon jeu. Mais je ne peux pas. Déontologiquement, je ne peux pas.

Mon téléphone. Un texto. Naomi. “Papa, sauve-les!”

J’envoie la réponse, en donnant un faux nom.

Les secondes passent.

La réponse et mon nom s’affichent sur l’écran. Omar éclate de rire. Il n’y croyait pas, mais le miracle a eu lieu, quelqu’un dans le public connaît l’émission sur le bout des doigts, car même lui n’aurait pas pu répondre à cette question. Il me rebaptise Monsieur Eldorado. Il m’appelle. Il me félicite.

― Bravo, Monsieur Eldorado! Vous êtes l’ange gardien de notre petite famille d’artistes.

Il me demande si j’ai des enfants. Oui, deux. Il demande leurs prénoms. Il répète leurs prénoms à l’attention des deux fillettes, comme pour sceller une alliance entre nos deux familles. Naomi et Joachim seront fiers de moi cette fois.

― Mais il y a donc encore cette toute dernière épreuve. Et elle est pour Monsieur Eldorado.

Tirage au sort par une main innocente. Omar invite la cadette à prendre un des petits papiers dans le chapeau de magicien qu’il lui tend. Il déplie le papier et le lit en silence. Ses traits se crispent. Cette fois, il lit tout haut.

― Un seul des membres de la famille peut être accueilli en Europe. Il fait une pause. Et Monsieur Eldorado doit choisir qui ce sera.

Je ferme les yeux. Ce n’est pas possible. Je réponds à Omar, ma voix tremble, que c’est inhumain, ce sont des méthodes de nazis, je ne peux pas choisir, le but de ce jeu n’a jamais été de détruire des familles.

Omar se veut rassurant, il dit comprendre ma réaction, mais il s’agit au contraire de construire, de poser la première brique, il ne faut pas avoir peur.

Non, tu ne comprends rien, enculé.

Les parents serrent les enfants contre eux.

― Nour.

Je prononce le nom de Nour.

Je tenterai de la retrouver là où elle arrivera.

Peut-être même pourrons nous l’accueillir quelque temps chez nous.

Omar regarde Nour. Son mari et ses enfants regardent Nour.

Toute l’Europe regarde Nour.

Et Nour regarde la caméra avec un air de défi dans les yeux.

C’est moi qu’elle regarde ainsi.

Nour fait non de la tête.

Elle refuse. Elle ne se séparera pas de sa famille.

Omar et son mari essaient de la faire changer d’avis.

Ses enfants s’accrochent à elle.

Elle se penche vers eux, elle les prend dans ses bras.

Tout est dit.

Je dois à tout prix faire quelque chose de bien, de beau.

Sinon je vais me tirer une balle dans la tête.

Remplir l’arrosoir. Arroser les fleurs sur le balcon.

Je les vois tous les jours. Des fleurs rouges.

Je ne connais pas leur nom.

Ce ne sont pas des géraniums, non ce ne sont pas des géraniums.

L’eau déborde. Elle tombe jusqu’en bas sur le trottoir.

Il n’y a personne dans la rue. Personne ne sera mouillé.

Un message. Naomi.

“Nous avons tous du sang sur les mains.”

Eldorado

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Belgique
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