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Du domaine du possible

— Salut! Ça va?

Mon cœur se serre. J’étouffe. La pièce tourne autour de moi et l’écran devient flou pendant quelques secondes; ce n’était pas une bonne idée. Il insiste:

— T’es là?

Sa voix est chaude, relevée d’un sourire. C’est la voix que j’ai aimée et qui m’a tant manquée. J’inspire, ferme les yeux pour dissiper le malaise et je me lance:

— Je vais bien, merci. Et toi?

La stupidité de ma question ne me frappe pas immédiatement, la conversation est trop irréelle. Je me sens bête.

— Oh! Tu sais, moi je vais toujours bien. Et puis, je suis tellement heureux de te parler.

— Moi aussi, je suis heureuse de pouvoir te parler, Luc. Je ne pensais pas en avoir à nouveau l’occasion un jour.

Ça, pour le coup, c’est vrai.

— Pourquoi tu dis ça? Parce qu’on s’est engueulé? Ça arrive tout le temps. C’est normal pour un couple de se disputer, tu sais.

Sa voix est teintée d’une pointe de surprise, son visage exprime une confusion candide. De l’inquiétude aussi? C’est difficile à décrire, la représentation n’est pas parfaite et glitche de temps en temps.

— Cette fois-ci, c’était plus qu’une dispute. Tu en es conscient, Luc?

— Pour moi, c’était une broutille. Je t’aime, Clara.

Un nouveau sanglot me tord la gorge, la douleur me tire les larmes, c’est comme vomir des couteaux. Lui ne semble pas ressentir plus qu’une vague tristesse, un peu de frustration peut-être. C’est bien le Luc que j’ai connu, impossible à lire, incapable d’exprimer ses émotions; c’est pénible. Dans un instant, il va sûrement essayer d’esquiver la conversation.

— Et si on parlait d’autre chose? Pourquoi s’attarder sur le négatif, Clara?

Et voilà. Cette phrase à elle seule incarne l’homme que j’ai aimé. J’ai envie de chialer tellement je me sens vide, mais je dois rester forte, je ne dois pas oublier pourquoi je suis là. Ma voix peine à sortir de ma poitrine quand je rétorque.

— S’il te plaît, Luc. J’ai besoin que l’on reparle de notre dispute. Plutôt de nos disputes. Ça n’allait plus très bien entre nous, avoue-le.

— C’est vrai. Ce n’était plus comme avant.

— Tu te rappelles ce que l’on s’était promis au début de notre relation?

— On s’était promis de toujours tout se dire, de ne jamais laisser de non-dits entre nous et de toujours résoudre les conflits comme des adultes.

Incroyable! Il se souvient. Mot pour mot. Il devait en avoir une trace écrite quelque part.

— Alors que nous est-il arrivé? Pourquoi on ne se parlait plus? Pourquoi vivions-nous côte à côte sans nous toucher, sans rien partager? On était exactement le couple que l’on s’était juré de ne jamais devenir. En seulement quoi, cinq ans de relation?

— Je sais, Clara. Être honnête, c’est plus dur que je le pensais.

La représentation baisse les yeux et garde le silence. J’insiste. J’ai besoin de comprendre, mon cœur desséché perçoit la proximité des réponses comme une rose de Jéricho perçoit celle de l’eau.

— Tu penses pouvoir être honnête avec moi aujourd’hui, Luc?

Le silence s’étire. Longtemps. Très longtemps. Est-ce un bug? Je me tourne vers l’opérateur qui surveille la salle depuis son poste surélevé. Il me remarque et me fait un signe du pouce: tout va bien.

Finalement, Luc s’anime:

— Avant tout, Clara, je dois t’avouer que je ne sais pas bien ce qu’il se passait en moi, je n’ai jamais essayé de rationaliser mes émotions, d’en chercher la cause et de comprendre leurs effets sur moi; et sur toi. Alors si mes réponses sont un peu confuses, pardonne-moi.

C’est tout Luc, ça, s’excuser avant même de prendre la parole, noyer le poisson et se poser en victime. Cette fois, je ne lâche pas. Crache le morceau, putain!

— Je crois que… Je crois que je craignais l’avenir. Les choses entre nous étaient devenues si sérieuses: on parlait de se marier, d’enfant, d’investir, et moi, j’étais terrifié. Avant, quand j’étais célibataire, je n’avais à m’occuper de rien, je me sentais libre. Et puisque je n’avais pas de contraintes, tout semblait possible. Déménager dans un autre pays? Facile. Tout plaquer et partir en voyage. En deux clics, un billet d’avion. Évidemment, c’était une illusion, jamais je n’aurais eu le courage de faire ces choses — c’est pour ça d’ailleurs que je n’ai rien fait de tout ça avant que l’on se rencontre — mais j’aurais pu. Et quand c’est devenu sérieux entre nous, ce j’aurais pu, il s’est éloigné, encore et encore, jusqu’à disparaître. Je ne le savais pas, mais ce j’aurais pu m’était crucial, c’était le fondement sur lequel j’avais bâti ma personne, une béquille sur laquelle je m’appuyais pour excuser ma médiocrité. Alors j’ai paniqué.

Des larmes coulent sur mes joues en continu. Jamais Luc n’avait été si franc. Jamais je n’aurais pu imaginer que notre relation le torturait à ce point. Je voudrais mourir de chagrin.

— Ne pleure pas, Clara. Ce n’était pas ta faute. Tu es la meilleure chose qui me soit arrivée. Je n’étais simplement pas assez mature pour m’en rendre compte. Je m’accrochais à des illusions, je me drapais dans la fumée de mes rêves impossibles pour ne pas avoir à faire face au présent. J’avais tout pour être heureux, je n’arrivais juste pas à abandonner cette liberté que je fantasmais, la laisser couler dans le passé, là où elle serait à sa place, parmi les souvenirs de mon adolescence. J’espère que tu pourras me pardonner.

C’en est trop. Je ne peux plus retenir le flot d’émotions qui se déverse maintenant sur l’ordinateur en face de moi.

— Oh Luc! Si seulement j’avais su que tu étais si malheureux! Tout n’est pas de ta faute! Je n’ai pas su t’écouter. J’étais tellement pressée de construire quelque chose à deux que je ne me suis pas arrêtée pour te demander ce que tu en pensais, ce que tu ressentais. Je n’étais pas là quand tu avais besoin de quelqu’un pour t’aider à grandir, alors que tu as tant fait pour moi. Je t’ai brusqué, blâmant ta paresse si je n’obtenais pas de réaction. Je n’ai pas su te comprendre. Je suis profondément désolée.

— Je te pardonne, Clara, parce que je t’aime. Nous pouvons tout reprendre à zéro.

— Mais c’est impossible!

Cette fois, je n’ai pas pu me retenir, j’ai hurlé.

— Parce que tu es…

Pourtant, le mot refuse toujours de franchir mes lèvres. La cabine privée est bien trop fine pour avoir étouffé ce débordement intolérable en société. Les autres clients me fusillent du regard et j’avise l’opérateur qui fait mine d’approcher. Je sens que la session va bientôt se terminer. Je dois me presser. Rester concentrée; j’ai une dernière chose qu’il me faut savoir.

J’essuie la morve qui me coule sur le menton du revers de la main et je rassemble mes esprits.

— Luc, est-ce que tu voyais d’autres filles?

Un flottement. Son visage se fige dans une expression grotesque; le calcul doit être intense.

— Il y avait autre chose, Clara. Tu sais, je n’ai jamais connu que deux personnes avant toi, sexuellement, et c’est quelque chose qui m’a toujours pesé. J’avais peur de mourir sans avoir couché avec assez de filles, j’étais fragilisé dans ma masculinité et je me comparais constamment aux autres; et puis je me comparais à toi. Toi, tu as eu tellement de partenaires. Ça me bouffait.

Je suis glacée par ses mots. Avec sa disparition, j’avais presque oublié ses comportements toxiques que je refusais de voir. C’est une gifle. Je brûle de colère; je me noie de chagrin. J’explose:

— Luc! Qu’est-ce que tu foutais dehors à conduire bourré le soir de l’accident?

— Quel accident?

Évidemment, je suis conne, le modèle ne peut pas savoir à propos de l’accident. Cette fois-ci l’opérateur approche pour de bon, alors je change d’angle d’attaque.

— Luc, est-ce que tu m’as trompée?

— Oui.

Je m’effondre totalement. J’écrase ma face sur le clavier et laisse échapper les sanglots tranchants qui me déchirent les entrailles. Je le savais! Maintenant, j’en suis certaine. Les années passées ensemble, tous les souvenirs de bonheur; il ne reste que des ruines.

Je veux disparaître, m’enfoncer dans le sol et étouffer, mais une main se pose sur mon épaule. C’est l’opérateur.

— Mademoiselle, votre session d’essai est terminée. Et puis, je comprends que l’expérience puisse s’avérer intense, mais je vous demanderais de respecter l’intimité de nos autres clients.

Je renifle et essuie mes yeux. Il me reste une lueur d’espoir.

— Votre modèle de Luc, est-ce qu’il dit toujours la vérité? Est-ce que c’est vrai cette histoire?

L’opérateur ne semble pas le moins du monde sensible à ma détresse. Il prend un ton docte:

— Mademoiselle, nos reconstitutions sont incapables de mentir; au pire, elles hallucinent. Nos algorithmes sont des Large Language Models, nous les avons entraînés sur toutes les données que votre défunt compagnon a produites au cours de sa vie, la moindre conversation, la moindre story Instagram, nous avons tout collecté. Le comportement du chatbot est virtuellement identique à celui de votre proche disparu. Quant à la véracité de ce qu’il dit, quand l’algorithme ignore quelque chose, il sélectionne la réponse la plus plausible basée sur la quantité gigantesque de données qu’il connaît. Tout ce qu’il vous raconte est du domaine du possible.

Je ne saurai donc jamais. Je me lève, un trou à la place du cœur.

— Alors, vous l’achetez?

Du domaine du possible

?
France
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