Droit de cuissage
Pour s’octroyer le droit de cuissage, il n’est pas nécessaire d’en connaître le nom ni de croire en son existence (selon les historiens, il s’agirait en fait d’une fabulation de l’époque des Lumières, destinée à discréditer les détenteurs du pouvoir dans l’Ancien Régime). Parions d’ailleurs qu’aux yeux de Luc Ness cette prérogative relève de l’ordre naturel, tout au plus de la privauté (intrusion, incursion, agression : mais non, voyons), si bien qu’il ne s’est jamais dit « Tel est mon droit » en entrant dans un soutien-gorge, une petite culotte ou plus loin encore, ni n’a pensé commettre quelque acte illicite que ce soit en le faisant. En matière de rapports sexuels, la nuance est parfois ténue entre ce qui est admissible et ce qui est répréhensible. Selon lui, il s’agit tout bonnement d’une équation réciproque : il apprécie les femmes et les femmes l’apprécient. Il n’y a pas à chercher plus loin.
Il est probable que sa « sensibilité envers la beauté féminine » (sic) date de toujours, mais qu’il a trouvé à l’exprimer en toute quiétude, à la réaliser de manière systémique (il est de son temps, qui est aussi le nôtre) quand il a été promu à la direction du personnel chez Lacroix & Laganière. Il avait été jusque-là affecté à une unité de « production responsable », exécutant fiable d’un programme de « développement durable », cadre intermédiaire peu visible, comme on les aime en haut lieu, à ceci près qu’il obtenait de son équipe une application et une constance qu’on a souhaité étendre à l’ensemble de l’entreprise. Si surpris qu’il se soit montré par la mutation qu’on lui proposait, lui un « homme de terrain », il a consenti à l’accepter, par « goût de relever un nouveau défi ». Dès le début il a fait preuve d’aisance à manier le vocabulaire associé à un patron (mot toutefois banni dudit vocabulaire).
Avec la promotion venait un grand bureau qu’il a voulu aménager à son image, « humaine ». (Quand il le dit, et il le répète, on a l’impression d’un dieu consentant à descendre de l’Olympe pour se rapprocher de la roture, ce pour quoi il a eu besoin d’un peu d’aide. « Je ne travaille pas pour moi, mais pour les autres. J’ai donc besoin de leur avis. Il faut qu’ils m’aident à les aider. ») Il a ainsi mis à contribution les talents de l’une de ses « adjointes », qui n’en a pas le titre (dans une conversation, le mot passe mieux que « ma subalterne »). Sa mission : organiser l’espace de manière à ce que chacun. e qui entre dans son bureau se sente à l’aise, prêt. e à s’ouvrir de ses préoccupations, ouvert. e à la confidence.
Il semble globalement satisfait (par contre, le nouveau fauteuil, il ne sait pas bien : il a presque l’air trop confortable), mais pas autant que le jour où l’on a vissé sur la porte de son bureau une plaque toute simple, « Directeur des Ressources humaines ». S’il n’en avait tenu qu’à lui, on aurait écrit « Directeur des Relations humaines », ce qu’il a tout de même rapidement obtenu. On n’arrive pas à ce genre de résultat si l’on est dépourvu de charme.
Une fois les lieux prêts, il a offert l’apéro à ses proches collaborateurs. trices (peut-être collaboratrices. teurs, on ne sait plus bien) et fait un discours où, « homme de peu de paroles », il s’est présenté comme « inclusif et résilient », sans qu’on comprenne bien le mariage de ces qualités, ce qui n’a pas grand-importance : les mots sont faits pour être dits plus que pour avoir une signification précise. Connaître ceux qui sont dans l’air du temps suggère qu’on est rompu aux principes les plus à jour des relations humaines.
L’adjointe est retournée à ses occupations courantes. Agir comme consultante en déco lui a bien plu, surtout qu’elle n’est pas insatisfaite du résultat. Que sa contribution ait été passée sous silence ne l’a pas blessée, vu sa propension à faire profil bas. Son premier souci a toujours été d’accomplir son travail sans que ses supérieurs trouvent à y redire. À la différence de l’image, qui est une construction de soi dans l’esprit des autres, le contentement est un sentiment intérieur, personnel. L’invisibilité n’érode pas la gratification venue de soi-même.
* * *
Une fin d’après-midi Ness la convoque à son bureau, l’accueille avec un commentaire à propos d’une pile de dossiers qu’elle a placée à gauche sur le bureau plutôt qu’à droite, « une peccadille », une erreur de trois fois rien sur laquelle il n’entend pas s’éterniser, car elle aura confondu sa droite à elle avec sa droite à lui, celle-ci étant dévolue aux éléments nouveaux (qu’une fois annotés, il renvoie sur la pile de gauche, mouvement ordonné comme celui des aiguilles d’une montre, ce qui relève de la logique la plus élémentaire, mais peut-être les hommes sont-ils mieux pourvus que les femmes à ce chapitre, etc., etc.). Gauche-droite, droite-gauche, en temps normal, il ne lui en aurait même pas parlé, mais le minime accroc lui permet de faire d’une pierre deux coups : préciser que la tâche en apparence la plus simple mérite qu’on l’exécute avec précision, et faire plus à fond sa connaissance, le temps lui ayant jusque-là manqué et pareille omission ne correspond pas à ses « valeurs », cela dit sur un ton qui pourrait laisser croire qu’il lui en fait le reproche. Il est vrai que pendant l’aménagement du bureau il a beaucoup parlé de lui, de ses goûts, de son intérêt pour la « diversité » (dans un sens général et passe-partout) et de sa « capacité à déléguer » (ne cherchons pas d’objet, il n’y en a pas), mais ne l’a guère écoutée parler.
Elle n’aurait pas dû s’alarmer, mais elle est ainsi faite que les larmes lui montent aux yeux dès lors qu’on ne la considère pas comme parfaite. « Y a pas moyen de te dire quoi que ce soit », se plaignait souvent sa mère, qui n’avait jamais connu fille plus susceptible (elle disait parfois « suspecte ») qu’elle. Perrette et le pot aux larmes.
Elle a rougi, puis reniflé, et il s’est levé de derrière son bureau, le kleenex à la main. Ness était devenu Luc. « Vous voir de même, ça me met dans tous mes états », il veut à tout prix se faire pardonner, après tout ce n’était qu’un détail, mais c’est sur le respect du moindre détail que se construisent le travail bien fait (bis) et la « réputation d’une société comme la nôtre ». Elle est horrifiée à l’idée d’avoir laissé soupçonner qu’elle n’adhérait pas à ce principe. Le travail joue un rôle prépondérant dans sa vie – excessif, mais c’est comme ça.
L’invitation à souper a suivi, complément indispensable à la démarche d’absolution. Si bref fût-il, le désarroi de la femme l’avait laissée sans force, prête à se laisser conduire, pourvu qu’on lui prenne la main (comme on dit), ce qu’il a fait avec élégance et encore mieux. Ils ont mangé dans un restaurant sympathique où le personnel les a cajolés comme s’ils étaient deux amoureux dans leur lune de miel. Ça valait infiniment mieux que de se fricoter à la maison de quoi se remonter le moral après une journée calamiteuse.
La maison, elle n’y était pas seule en revenant. Alcool, gentillesse, humour, elle se sentait même bien, au point de noter qu’il avait enlevé sa chaussette gauche en premier et que cela, l’évocation du sens des aiguilles d’une montre, l’a amusée. Gauche-droite droite-gauche, ce n’était plus qu’un mauvais souvenir. C’est dire à quel point elle avait surmonté l’incident de l’après-midi. Ce qui a suivi valait mieux que de regarder la télé, comme elle employait le plus clair de ses soirées. Il était à la fois doux et fort, elle s’est endormie repue. Au matin, en s’éveillant, elle s’est dit que c’était un peu fou de se vouvoyer encore, même si en réalité, après être descendus du taxi ils ne s’étaient pas vraiment parlé.
Elle allait lui en glisser un mot, mais déjà il se rhabillait. Il a posé un doigt sur ses lèvres, a fait « chuttt ». Il devait partir. Elle n’avait jamais vu un tel sourire ni pareille aisance, pas loin de la désinvolture : il avait tout de même passé la nuit chez elle alors que les dernières fois, assez lointaines il faut dire, les amants de hasard s’étaient empressés de partir sitôt la mutuelle ardeur apaisée. Fallait-il y voir l’annonce d’une tendresse à long terme ? Simple question – on n’est pas ici dans l’ordre du souhait, sinon que de bons moments qui se prolongent et se répètent, ce n’est pas si mal.
C’est à cet instant précis, l’index, « chuttt », qu’elle est devenue, comment dire ? En fait elle ne savait pas comment dire. Il faisait encore noir, elle est restée lovée dans un immense bien-être. Les couvertures, l’oreiller, tout était doux à son corps comme s’il s’était agi de lui, de sentiments dont sa chambre se serait fait l’écho. De grandes formules lui ont tout de même traversé l’esprit. Il en va ainsi lorsqu’on se dit que certaines circonstances méritent un peu de solennité. L’impression d’être au théâtre et d’écrire soi-même le texte. Petit plaisir de s’entendre dire le bon mot, une belle réplique, et de faire mouche.
Elle était déjà moins sereine en quittant la maison et une coche plus bas en entrant au bureau. L’aube avait ramené le cours régulier des jours et des semaines, c’est-à-dire une vie réglée par le travail. Son cœur battait la chamade, devait-elle le remercier pour la magnifique soirée ? le remercier de ce sourire qui l’avait nourrie ? le remercier de lui avoir fait l’amour (l’élan était venu de lui, elle n’aurait jamais osé prendre l’initiative) ? Une certaine propension au remerciement, on n’en sera pas étonné.
Le bonheur né de lui (disons-le comme ça, comme dans le petit théâtre qu’elle s’était créé) était-il déjà brisé, fini ? Voilà qu’elle se reprochait sa conduite, sans savoir quoi au juste. Oui, elle avait répondu à l’élan ; par contre, si elle n’avait rien fait pour le provoquer, elle n’avait rien fait pour l’arrêter. Une histoire s’était créée, qui avait une teneur d’espace, de bulle palpable (le repas, le vin, l’intelligence de sa conversation, l’amabilité du personnel du restaurant, la galanterie d’un homme à l’aisance contagieuse, sa préoccupation vu leur légère ivresse). « Hors de question de ne pas vous raccompagner. Comme je ne conduis jamais après trois verres, j’appelle un taxi, sinon il me restera un reproche sur la conscience – les pires viennent de soi-même – et cela terminerait mal une soirée parfaite. » Après tout, la résilience repose sur quelques précautions préalables. Savoir qu’on a fait ce qu’il fallait, ça n’a pas de prix.
La porte du bureau du directeur des Ressources humaines, bientôt Relations humaines, était fermée. Elle souhaitait qu’il la fasse demander, mais doutait qu’il le fît. Mine de rien, elle s’est enquise de sa présence (même si c’est elle qui aurait dû répondre à cette question). Il était absent pour la journée. Et le lendemain aussi. Il n’en fallait pas davantage pour se persuader qu’il la rejetait. Elle a tout repassé en boucle, qu’avait-il voulu dire par « Je dois partir » ?
Le lundi suivant, il était distant, s’arrangeant toujours pour n’être pas seul en présence de son adjointe-collaboratrice-subalterne, présumant qu’elle ne prendrait pas l’initiative d’entrer dans son bureau, ce qu’elle a pourtant fait, après avoir frappé, bien sûr, et patienté le temps qu’« Un instant… » dure une éternité. Ça tombait mal, « vu que le dossier Camirand n’est pas précisément de nature à vous valoir des félicitations ». Elle, tout de suite les grandes eaux, et lui, qui désigne la boîte de kleenex, « Vous savez où les trouver ». Une fois calmée, elle a bien vu qu’il n’y avait plus qu’à sortir, qu’il n’y avait rien à dire sur quoi que ce soit. Elle avait le choix de l’interprétation : il ne convient pas que deux employés de statut différent aient une relation (l’épithète est au choix : amoureuse, sexuelle) ; ils s’étaient trouvés dans une situation malencontreuse et non renouvelable qu’elle avait eu la sottise de confondre avec le prélude d’une histoire ; il avait bu et il s’était laissé emporter par ses sens ; elle était une petite conne – ce qui était sans doute la bonne réponse.
Le droit de cuissage, l’expression lui est venue quelques mois plus tard, après une soirée au théâtre (Le mariage de Figaro, dont la version apocryphe raconta ce soir-là que Suzanne était passée à la casserole et que le comte Almaviva ne regardait pas à la dépense sous ce rapport). Elle a commencé par refuser de croire qu’il remettait cela avec les petites nouvelles de la boîte. La disparition de l’une et de l’autre qui ont successivement affiché le bonheur puis le désenchantement s’explique facilement : en cas de protestation, on est priée de se chercher un nouvel emploi. Si elle s’était confiée de sa mésaventure (mais à qui ?), on lui aurait probablement suggéré la dénonciation (mais auprès de qui ? que vaut la parole d’une subalterne et de quoi se plaint-elle ?). Aller devant les tribunaux ? Il n’y avait eu aucune agression, mais dans le prétoire l’avocat de la défense ne s’en priverait pas au nom du droit à cuisiner la plaignante. Pour ce qui est des reproches de soi à soi, pas besoin d’aller devant un juge : on est capable de s’en charger soi-même.
Aucune agression, nul préjudice. À son tour de dire « Je dois partir ». Affaire classée.
Elle a beau essayer de s’en débarrasser, mais la honte est plus difficile à classer.